Le verrou de Bercy, suite et fin

Publié le 14/01/2019

Le point sur la réforme du verrou de Bercy. Loin de disparaître complètement ce mécanisme qui réserve à l’administration fiscale le monopole des poursuites en cas de fraude fiscale, est cependant profondément réaménagé.

Le 10 octobre dernier, le projet de loi contre la fraude fiscale a été adopté définitivement par le Parlement. Avec 112 voix pour, la fin du verrou fiscal, une mesure qui ne figurait pas dans le texte initial mais qui a cristallisé l’attention, a été très largement entérinée. Dès le 26 septembre, date à laquelle la version définitive de ce texte avait été adoptée, le ministre du Budget s’est félicité d’une réforme « historique », mettant fin à un système vieux d’un siècle remplacé par des critères transparents. Il a précisé que le nombre de dossiers transmis à la justice pour fraude fiscal devrait doubler à l’issue de cette réforme, passant d’environ 1 000 par an à 2 000. Pour Christophe Castaner, alors porte-parole du gouvernement, « depuis des années, les gouvernements successifs parlent de mettre fin au verrou de Bercy. Aucun ne l’a jamais fait, nous l’avons fait ».

Un bilan en demi teinte

Désormais, un mécanisme de transmission automatique au parquet est mis en place, assorti de pénalités administratives (art. 228 nouveau du LPF). Il s’agit des affaires dans lesquelles les droits appliqués atteignent 100 000 euros. Ce seuil est réduit à 50 000 euros pour les affaires concernant les personnes soumises à une déclaration auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Ces dispositions ne s’appliquent pas aux contribuables ayant spontanément déposé une déclaration rectificative. Ce texte étend également la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) à la fraude fiscale. Cette mesure, instaurée dans le cadre de la loi Sapin 2 de décembre 2016 permet aux entreprises de négocier une amende afin d’éviter des poursuites, sans reconnaissance de culpabilité, pour les cas de corruption, traffic d’influence ou blanchiment de fraude fiscale. En novembre 2017, cette procédure a été utilisée pour la première fois par HSBC Private Bank afin d’éviter un procès pour blanchiment de fraude fiscale. Pourtant, cette réforme n’a pas satisfait l’ensemble des observateurs. Ainsi pour le Syndicat de la magistrature, il ne s’agit que d’une réforme en demi teinte. Le verrou de Bercy n’est pas supprimé, souligne-t-il. Il est simplement réaménagé. Le principe du verrou demeure. Le parquet n’aura pas la capacité de s’auto-saisir contrairement aux recommandations de la mission parlementaire. Aucun véritable examen conjoint des dossiers par Bercy et le parquet n’est mis en place. Ainsi, le parquet ne pourra ouvrir de poursuites sur un délit de fraude corrélatif à une autre infraction, de son propre chef.

Un mécanisme ancien et critiqué

Le  » verrou  » de Bercy, est un mécanisme quasi centenaire, puisque institué en 1920, permettant de réserver le monopole du dépôt des plaintes pour fraude fiscale au ministre du Budget, après avis obligatoire d’un organisme indépendant créé dans les années 1970, la Commission des infractions fiscales (CIF). En matière de fraude fiscale, le parquet ne peut donc mettre seul en mouvement l’action publique comme le droit commun le prévoit. L’affaire Cahuzac, qui a éclaté en 2013, a mis en lumière ce dispositif et ses paradoxes. En effet, il est alors apparu qu’en tant que ministre de Budget en place depuis 2012, Jérôme Cahuzac était le seul à pouvoir porter plainte contre lui-même. Depuis lors, l’ancien ministre a été reconnu coupable de fraude fiscale et de blanchiment de fraude fiscale. À partir de 2013, le verrou de Bercy a fait l’objet de critiques plus nombreuses et variées, qu’elles soient d’ordre politique, moral ou juridique. « Le verrou de Bercy est régulièrement présenté comme inefficace, comme un obstacle à la justice, comme une atteinte à l’égalité entre les citoyens et les justiciables, à la séparation des pouvoirs et à la liberté de poursuite des magistrats. Voilà les principales critiques formulées à l’encontre de ce monopole exceptionnel du droit commun », résume la mission d’information lancée au printemps dernier. Dernièrement, c’est au cours des débats sur les lois pour la confiance dans la vie publique de juillet 2017 que s’est posée la question de l’avenir du verrou de Bercy. Différents amendements ont en effet été déposés pour obtenir la suppression du verrou de Bercy. Ils ont reçu un écho dans chaque groupe de la majorité et des oppositions. Bien que n’ayant pas été adoptés, ces amendements ont attiré l’attention du gouvernement et, surtout, des commissions des lois et des finances. Ces deux dernières ont constitué une mission d’information commune afin d’étudier le verrou de Bercy et de déterminer s’il était nécessaire de le maintenir en l’état, de le réformer, ou encore de le supprimer.

Le mécanisme du verrou

La procédure du verrou a été instituée dès la création du délit général de fraude fiscale, créée par l’article 112 de la loi du 25 juin 1920 portant création de nouvelles ressources fiscales. Elle a été ensuite encadrée par la création de la Commission des infractions fiscales (CIF), une garantie pour les contribuables contre le risque de plaintes abusives mise en place par l’article 1er de la loi n° 77-1453 du 29 décembre 1977 accordant des garanties de procédure aux contribuables en matière fiscale et douanière. L’exposé des motifs du projet de loi mentionnait qu’une Commission des infractions fiscales devait être instituée « afin d’améliorer les garanties offertes aux contribuables et d’éliminer toute présomption de partialité dans le déroulement des procédures ». Ainsi, la recevabilité des plaintes de l’administration fiscale a été soumise à un avis conforme de la CIF. Le monopole initial a été assorti d’un deuxième verrou par crainte des pratiques abusives de l’administration fiscale. Seules les infractions fiscales définies par le Code général des impôts sont soumises à la procédure du « verrou de Bercy ». Il s’agit principalement du délit général de fraude fiscale défini à l’article 1741 du Code général des impôts. En revanche, les infractions fiscales de droit commun, relevant du Code pénal, n’y sont pas soumises, même si elles ont un objet fiscal. Tel est le cas principalement de l’escroquerie lorsqu’elle porte sur la TVA et du blanchiment de fraude fiscale. La plainte de l’administration fiscale intervient après trois étapes : une sélection administrative des dossiers, une saisine de la CIF et le dépôt formel de la plainte en cas d’avis favorable. Les critères de sélection permettent de transmettre soit des dossiers issus d’un contrôle fiscal achevé (environ un millier par an), soit des dossiers pour présomptions caractérisées de fraude fiscale (une dizaine à une centaine de cas par an). Il s’agit des cas « les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt », étant précisé que « cette gravité peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention ». En effet, les manquements fiscaux peuvent faire l’objet de sanctions administratives, parfois très importantes. Dans la plupart des cas, l’application des pénalités fiscales sanctionne suffisamment et de manière proportionnée le contribuable. Les sanctions pénales sont réservées aux cas pour lesquels les sanctions administratives n’apportent pas une réponse suffisamment proportionnée à la gravité du manquement.

Les avis de la CIF ne sont pas motivés. La proportion d’avis favorable a progressé au fil du temps pour atteindre 95 % en 2017, au lieu de 81,3 % pour la première année d’activité de la CIF. Ces avis ne peuvent pas faire l’objet d’un recours, s’agissant d’un acte préparatoire à la décision du parquet. En revanche, la régularité de la procédure suivie peut être contestée devant le juge pénal. Les avis de la CIF lient la décision du ministre. Autrement dit, l’administration fiscale ne peut pas renoncer à la voie pénale et doit déposer plainte en cas d’avis favorable. Inversement, elle ne peut pas déposer plainte en cas d’avis défavorable. Une fois la plainte déposée, le parquet demeure libre de mettre en mouvement ou non l’action publique. Il peut également procéder à une enquête complémentaire. Il est saisi in rem, c’est-à-dire « de l’ensemble des faits constatés ». En revanche, il ne peut pas étendre le champ de la plainte aux fraudes fiscales corrélatives, par exemple lorsqu’il découvre dans le cadre de son enquête des faits similaires portant sur d’autres années ou d’autres impôts que ceux pour lesquels il est saisi. À l’issue de son enquête, le parquet peut classer sans suite le dossier ou bien poursuivre soit par renvoi devant un tribunal correctionnel, soit par l’ouverture d’une information judiciaire avec saisine d’un juge d’instruction. Dans ce dernier cas, l’administration fiscale a la possibilité de se constituer partie civile par application de l’article L. 232 du LPF.

Mettre fin au verrou de Bercy

Une mission parlementaire a été lancée, avec à sa tête le député des Bouches-du-Rhône, Éric Diard, président de la mission et la députée de la Meuse, Émilie Cariou, rapporteure du groupe de travail. Elle a appelé à mettre en place un nouveau système de coopération au motif que seule l’interdisciplinarité pourrait permettre de gagner la lutte contre la fraude fiscale. La mission parlementaire a effectué un travail au long cours. Avec plus de 30 auditions, réunissant plus de 70 personnes, de toutes les parties prenantes, et plusieurs déplacements à l’étranger, elle s’est attachée à entendre tous les interlocuteurs nationaux et internationaux, afin d’obtenir un maximum d’éclairages et de perspectives. La mission a conclu qu’il ne paraissait pas souhaitable de conserver le système actuel dans lequel seule l’administration fiscale a la main sur les poursuites pénales « face aux critiques réitérées de ce système cloisonné du traitement de la fraude », et à « la demande sociale très forte émanant de nos concitoyens pour que les pouvoirs publics accentuent la lutte contre la fraude ». Elle a également souligné que la justice ne peut instruire seule les dossiers fiscaux qui nécessitent une grande technicité en matière de droit fiscal pour calculer l’impôt et ainsi matérialiser l’infraction pénale en toute sécurité. Dans ce contexte, la mission parlementaire a proposé un nouveau système de coopération continue entre la justice et Bercy afin de rendre plus transparent la sélection des dossiers émanant des contrôles fiscaux et à porter devant le juge et d’enrichir les sources du contrôle fiscal des dossiers émanant des enquêtes judiciaires portant sur des délit financiers ou du banditisme.

Privilégier la coopération

La mission parlementaire a estimé judicieux de rendre effectif un débat annuel devant les commissions parlementaires compétentes et de systématiser les transmissions de dossier pour éviter tout arbitraire administratif, en clarifiant les critères commandant au dépôt de plainte par la loi. Concernant les dossiers émanant du contrôle fiscal, l’enjeu consiste à rendre plus objective et transparente, la sélection réalisée sur les 50 000 contrôles fiscaux réalisés tous les ans, et parmi ceux-ci sur les 15 000 dossiers assortis de sanctions financières très lourdes et exclusives de bonne foi. Une première solution consistait à continuer d’organiser une centralisation des dossiers couverts par les critères redéfinis vers la CIF pour avis. La mission a privilégié une deuxième proposition, reposant sur un dialogue récurent et institutionnalisé local, sur le tout le territoire entre les pôles pénaux régionaux de l’administration fiscale et parquets compétents. Ce duo fiscal et pénal permettait d’aboutir à une décision commune de porter ou non le dossier frauduleux au pénal. Dans ce schéma, la Commission des infractions fiscale pouvait être conservée pour avis, comme garante de l’harmonisation des positions sur tout le territoire français. Concernant les dossiers émanant des enquêtes réalisées par les magistrats dans leur action de lutte contre les infractions financières et le grand banditisme, la mission recommandait un suivi systématisé des informations transmises par la justice au fisc, par la tenue de réunions communes. Il était également proposé que le procureur puisse ouvrir des plaintes pour fraude sur les infractions connexes à ses dossiers, en transmettant l’instruction à la BNRDF ou à la police fiscale, qui se chargerait de transmettre les éléments recueillis par les moyens d’enquête, à l’administration fiscale pour « fiscaliser le dossier », c’est-à-dire chiffrer l’impôt.

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