Les marges de manœuvre offertes par l’arrêt de la Cour des comptes du 19 décembre 2019 en matière de contrôle hiérarchisé de la dépense publique
Dans sa décision du 19 décembre 2019, la Cour des comptes donne des précisions inédites sur l’appréciation que doit porter le juge sur le respect des règles du contrôle sélectif de la dépense publique. La haute juridiction financière y établit que le comptable dont la responsabilité a été engagée peut bénéficier d’une remise gracieuse si son manquement à ses obligations de contrôle porte sur une dépense qui ne figurait pas dans l’échantillon sélectionné dans le cadre du contrôle sélectif de la dépense ; position qui ne manque pas de soulever de nombreuses interrogations sur l’étendue du contrôle du juge des comptes.
C. comptes, 19 déc. 2019, no S 2019-3069
Parce qu’il traduit une nouvelle approche de la séparation de l’ordonnateur et du comptable, le contrôle hiérarchisé de la dépense incite « l’ordonnateur à développer ses bonnes pratiques, (…) permet au comptable de concentrer ses vérifications sur les opérations à enjeu et se traduit par une réduction des délais de paiement »1. Près de 10 ans après son introduction dans le système financier public, le contrôle hiérarchisé de la dépense n’apparaît plus simplement comme un dispositif évanescent, qui permet d’opérer un contrôle performant de la dépense publique. Il constitue un objet juridique quotidien, dont s’est emparé le juge financier pour en dessiner les contours.
Tel est manifestement le cas dans la décision rendue par la Cour des comptes le 19 décembre 2019, qui concerne un comptable qui était mis en cause, au titre des exercices 2010 à 2013, pour le versement d’une indemnité de déménagement à un ingénieur en chef des études et techniques de l’armement. En l’occurrence, le procureur près la Cour des comptes reprochait au comptable de l’avoir indemnisé au-delà de la limite autorisée par le décret du 20 janvier 1950. Le comptable arguait, quant à lui, de ce que ce décret avait été modifié par une lettre du ministre des Finances et des Affaires économiques ; étant entendu que l’ordonnateur avait estimé qu’eu égard à sa qualité d’officier supérieur, le militaire avait le droit à une indemnité pour un poids de 6 000 kg, auxquels s’ajoutent 500 kg par enfant. Pour le parquet financier, le comptable aurait dû relever l’inexactitude du calcul et ne pas verser la totalité de l’indemnité de déménagement ; celui-ci ne pouvant en effet appliquer les dispositions d’une lettre ministérielle ou d’une instruction ministérielle en tant qu’elle aurait modifié un décret. Selon la Cour des comptes, qui fait ici application de la jurisprudence élaborée par les juridictions administratives, les documents par lesquels les ministres communiquent avec leurs agents et les usagers expliquent les règles de fonctionnement des services et commentent l’application des lois et règlements mais ne sont en principe pas créateurs de droit2. Ceux qui ont un caractère impératif sont toutefois attaquables devant le juge administratif et seront annulés s’ils ajoutent des éléments par rapport à une loi ou un règlement3. Le ministre, auteur de la circulaire, était en l’espèce incompétent pour modifier le décret du 20 janvier 1950.
Au-delà de ces différents points, la décision commentée bouleverse l’approche retenue jusque-là par le juge de la responsabilité du comptable en cas de réalisation défectueuse d’un contrôle hiérarchisé de la dépense publique et, in fine, du bénéfice d’une remise gracieuse (I). Plus largement, cet arrêt conduira à concevoir autrement le contrôle opéré par la Cour des comptes sur la dépense publique (II).
I – Une nouvelle approche des conséquences de la réalisation défectueuse d’un contrôle hiérarchisé de la dépense
Parmi les dispositifs les plus stables de notre droit public financier figure le mécanisme de mise en cause des comptables publics pour le contrôle qu’ils opèrent sur les dépenses publiques. Depuis sa création en 1807, la Cour des comptes a pour mission de contrôler les comptes des comptables publics4, s’assurant ainsi du respect par les comptables publics des règles de la comptabilité publique, et engage, en cas d’irrégularités ou de manquements, leur responsabilité pécuniaire et personnelle5. La loi du 28 décembre 2011 est venue adapter ce cadre en distinguant selon que le manquement du comptable à ses obligations de contrôle n’a pas causé de préjudice financier à l’organisme public concerné ou selon que le manquement a, au contraire, causé un préjudice financier. Dans le premier cas, le juge des comptes peut obliger le comptable à s’acquitter d’une somme arrêtée, pour chaque exercice, en tenant compte des circonstances de l’espèce. Dans le second cas, le comptable a l’obligation de verser de ses deniers personnels la somme correspondante6.
En l’espèce, à première vue, la décision rendue par la Cour des comptes le 19 décembre 2019 présente peu d’intérêt en ce qu’elle fait application de l’article 60 de la loi du 23 février 1963, de finances pour 1963, modifié par la loi du 28 décembre 20117, et estime que le comptable engage sa responsabilité pour un manquement qui a causé un préjudice financier à l’État puisqu’il a payé à un tiers des sommes qui ne lui étaient pas dues8.
Il en va en réalité tout autrement. Une lecture attentive de cet arrêt montre que la Cour des comptes fait sensiblement évoluer le régime de la responsabilité des comptables publics et tire les conséquences de l’introduction du contrôle hiérarchisé de la dépense dans le système juridique français9.
On le sait, les comptables publics dont la responsabilité personnelle et pécuniaire a été mise en cause peuvent obtenir du ministre chargé du Budget la remise gracieuse des sommes mises à leur charge10. Hormis en cas de décès du comptable ou de respect par celui-ci, sous l’appréciation du juge des comptes, des règles de contrôle sélectif des dépenses, aucune remise gracieuse totale ne peut être accordée au comptable public dont la responsabilité personnelle et pécuniaire a été mise en jeu par le juge des comptes, le ministre chargé du Budget étant dans l’obligation de laisser à la charge du comptable une somme irrémissible. Par ailleurs, dans la droite ligne de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 et de la rationalisation des contrôles financiers publics dont elle est porteuse11, l’article 42 du décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique consacre une évolution des contrôles exercés par les comptables en matière en dépense. Le contrôle hiérarchisé de la dépense permet d’adapter le niveau de contrôle en termes d’intensité, de périodicité et de périmètre en tenant compte des caractéristiques des opérations et de l’appréciation des risques tels que le comptable les perçoit.
Dans son attendu de principe, la Cour des comptes prend en considération ces différents changements et affirme que « l’appréciation que doit porter le juge des comptes sur le respect des règles du contrôle sélectif ne peut être conditionnée à l’efficacité du contrôle, de sorte que les règles du contrôle sélectif doivent être considérées comme respectées dès lors que le comptable a bien sélectionné et visé le(s) mandat(s) que sa hiérarchie lui a demandé de contrôler ; que, par suite, il revient au ministre chargé du Budget de tirer seul les conséquences du fait que le comptable a payé une dépense irrégulière parce que le contrôle des mandats sélectionnés a été défectueux »12. L’arrêt rendu par la Cour des comptes le 19 décembre 2019 constitue ainsi un revirement de jurisprudence puisque, jusqu’à cette décision, le juge des comptes estimait que les règles de contrôle sélectif n’étaient pas respectées si le manquement n’avait pas été relevé à l’occasion du contrôle exercé sur l’échantillon prévu par le plan de contrôle hiérarchisé des dépenses13. Plus encore, en se positionnant ainsi, la Cour des comptes aligne son analyse sur la doctrine du ministère de l’Économie et des Finances qui explique, dans son Guide méthodologique du contrôle hiérarchisé des dépenses publiques dans les établissements publics nationaux, que « pour que l’exonération de la responsabilité de l’agent comptable soit possible il faudra non seulement que le paiement ne figure pas parmi les dépenses qui devaient être vérifiées mais aussi que le plan de contrôle soit cohérent avec les risques et qu’il ait été validé : l’objectif est d’éviter qu’un agent comptable contrôle par sondage une dépense qui aurait dû être contrôlée de manière exhaustive ou bien encore que le taux de sondage appliqué soit sans rapport avec les risques. La responsabilité de l’agent comptable continuera ainsi à être mise en œuvre dans le cadre d’une procédure personnelle fondée sur un examen au cas par cas, avec une approche multi-critères (les faits ayant motivé le débet, l’organisation et les moyens de l’agence comptable, la charge de travail) »14.
Partant, la Cour réaffirme, en lui donnant une nouvelle dimension, le principe d’un lien hiérarchique entre le comptable et ministre chargé du Budget, à qui il revient « de tirer seul les conséquences du fait que le comptable a payé une dépense irrégulière parce que le contrôle des mandats sélectionnés a été défectueux ». Le comptable public est ainsi placé dans une position hiérarchique particulière et est délié, y compris vis-à-vis du ministre chargé des Finances, du devoir d’obéissance habituel à la fonction publique15 et peut désormais bénéficier d’une remise gracieuse. Cette position est d’autant plus audacieuse que le Conseil d’État précisait encore récemment qu’un comptable public ne saurait être délié de ses obligations au motif qu’il aurait été placé sous le contrôle hiérarchique du ministre des Finances, ordonnateur des dépenses indûment versées au cas d’espèce16.
En définitive, l’arrêt rendu par la Cour des comptes le 19 décembre 2019 marque une nouvelle étape dans le contrôle opéré par le juge sur le régime de responsabilité du comptable public qui se livre à un contrôle hiérarchisé de la dépense publique. Cette décision est d’autant plus intéressante qu’elle conduira, à n’en pas douter, à une nouvelle conception du contrôle opéré par la Cour des comptes sur la dépense publique.
II – Une nouvelle conception du contrôle opéré par la Cour des comptes sur la dépense publique
Traditionnellement, il est admis que le comptable opère un contrôle de la légalité externe des pièces justificatives produites par l’ordonnateur17. Le contrôle des comptables sur les actes des ordonnateurs ne saurait porter que sur leur conformité aux règles de la comptabilité publique. Le juge des comptes ne peut engager leur responsabilité que dans cette limite18. Cette restriction s’entendait même quand une pièce justificative ne laissait subsister aucune ambiguïté sur la volonté de l’ordonnateur de ne pas se conformer à la réglementation19. Avec l’arrêt de la Cour des comptes du 19 décembre 2019, le contrôle opéré par le comptable risque de se restreindre à celui des règles statistiques et à dépendre de la qualité plus ou moins bonne du plan de contrôle signé.
Le juge des comptes devrait par ailleurs être amené à porter son contrôle sur la cohérence même du plan de contrôle, comme le laissait d’ailleurs entendre l’instruction du 3 avril 2018 relative au contrôle sélectif au sein des organismes publics nationaux visés aux 4° à 6° de l’article 1 du décret du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique, qui pose le principe selon lequel l’exonération de la responsabilité de l’agent comptable serait rendue possible, « non seulement [si] le paiement ne figure pas parmi les dépenses qui devaient être vérifiées mais aussi [si] le plan de contrôle [est] cohérent avec les risques et qu’il [a] été validé : l’objectif est d’éviter qu’un agent comptable contrôle par sondage une dépense qui aurait dû être contrôlée de manière exhaustive ou bien encore que le taux de sondage appliqué soit sans rapport avec les risques »20. La même instruction du 3 avril 2018 ajoute que « le plan de contrôle est nécessairement évolutif pour coller strictement à la réalité des risques et à l’évolution des processus ».
Il est probable que l’office du juge des comptes, dans cette situation, ne se limite qu’à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, faute de pouvoir porter un contrôle sur l’organisation même du poste comptable ou encore d’effectuer un audit des travaux préparatoires qui ont amené à la rédaction du plan de contrôle. La question sera alors de savoir si l’approbation du plan de contrôle par la hiérarchie administrative du comptable sera, là encore, de nature à l’exonérer. La même question pourra se poser dans le cas d’une dégradation de la qualité des processus comptables du côté de l’ordonnateur ou même dans le cas d’une erreur de diagnostic initiale. Un tel changement serait-il de nature à être observé rapidement et, dans l’affirmative, le comptable aurait-il intérêt à modifier un plan de contrôle sans doute devenu trop optimiste ?
Pour conclure, l’arrêt rendu par la Cour des comptes le 19 décembre 2019 marque une nouvelle étape dans la transformation du principe de responsabilité des comptables publics et du contrôle opéré sur la dépense publique. Se traduisant mécaniquement par une mutation de l’office du juge financier, cet arrêt est d’autant plus important qu’il appelle, dans les prochaines semaines, des changements non moins significatifs dans l’exercice du contrôle de la dépense publique ; changements qui coïncident avec une réduction des moyens accordés aux comptables.
Notes de bas de pages
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1.
Michaut C. et Sitbon P., « Le juge des comptes et le contrôle sélectif de la dépense », AJDA 2012, p. 1272.
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2.
Attendu n° 16 de la décision commentée.
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3.
CE, sect., 18 déc. 2002, n° 233618.
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4.
Code des juridictions financières, article L. 111-1.
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5.
Article 60, VI, alinéa 3, de la loi n° 63-156 du 23 février 1963, de finances pour 1963.
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6.
Pour des exemples de chacune, Michaut C. et Sitbon P., « La réforme des conditions de mise en jeu de la responsabilité des comptables publics », AJDA 2013, p. 681.
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7.
Article 90 de la loi n° 2011-1978 du 28 décembre 2011, de finances rectificative pour 2011 : JO n° 0301, du 29 décembre 2011, page 22510.
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8.
Attendu n° 17 de la décision commentée.
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9.
Michaut C. et Sitbon P., « Le juge des comptes et le contrôle sélectif de la dépense », AJDA 2012, p. 1272.
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10.
Girardi J.-L. et Renouard L., « Évolutions de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics », AJDA 2012, p. 536 ; Dufresnoy P., « La responsabilité des comptables publics : une assurance raisonnable de régularité des comptes », Gestion & finances publiques 2018, n° 2, p. 102-104.
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11.
V., par ex., Lascombe M. et Vandendriessche X., « Le droit dérivé de la LOLF », AJDA 2006, p. 538 ; Le Clainche M., « Responsabilité des comptables publics et management public », Gestion & finances publiques 2017, n° 5, p. 98-105.
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12.
Attendu n° 18 de la décision commentée.
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13.
V., par ex., C. comptes, 9 janv. 2013, n° 65752, École nationale des ponts et chaussées ; CRC Hauts-de-France, 2 nov. 2017, n° 2017-0025, CCAS de Valenciennes.
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14.
Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Guide méthodologique du contrôle hiérarchisé des dépenses publiques dans les établissements publics nationaux, p. 10.
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15.
CE, 6 avr. 1962, Sté technique des appareils centrifuges industriels : Lebon, p. 255-256.
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16.
CE, 6e-1re ss-sect. réunies, 27 mai 2015, n° 374708 : Lebon T.
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17.
V., par ex., CE, 8 déc. 2000, n° 212718 : Lebon, p. 597 – CE, sect., 8 févr. 2012, n° 340698, CCAS de Polaincourt : Lebon, p. 203.
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18.
CE, 6e-1re ss-sect. réunies, 13 juill. 2006, n° 276135, Cne de Dompierre-sur-Besbre.
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19.
C. comptes, 4e ch., 1re sect., 18 sept. 2014, n° 70795, Cne de Fécamp.
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20.
Instruction relative au contrôle sélectif au sein des organismes publics nationaux visés aux 4° à 6° de l’article 1 du décret du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique, 3 avr. 2018 : BOFiP-GCP-18-0012, 6 avr. 2018.