Pénalités fiscales et principe d’individualisation des peines

Publié le 23/11/2018

Le Conseil constitutionnel est appelé à se prononcer sur la légalité des majorations fiscales au regard des principes de nécessité, de proportionnalité et d’individualisation des peines.

Le Conseil d’État vient de poser au Conseil constitutionnel une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité relative à la possibilité pour le juge de moduler une sanction fiscale dans la cadre de l’article 8 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui prévoit que la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et que nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée (CE, 11 juil. 2018, n° 419874). La question prioritaire de constitutionnalité concerne l’article 1740 A du Code général des impôts (CGI) qui dispose que : « la délivrance irrégulière de documents, tels que certificats, reçus, états, factures ou attestations, permettant à un contribuable d’obtenir une déduction du revenu ou du bénéfice imposables, un crédit d’impôt ou une réduction d’impôt, entraîne l’application d’une amende égale à 25 % des sommes indûment mentionnées sur ces documents ou, à défaut d’une telle mention, d’une amende égale au montant de la déduction, du crédit ou de la réduction d’impôt indûment obtenu. L’amende prévue au premier alinéa s’applique également en cas de délivrance irrégulière de l’attestation mentionnée à la seconde phrase du 2° du g du 1 de l’article 200 et à la seconde phrase du 2° du g du 1 de l’article 238 bis ».

Pour la société requérante, ces dispositions sont contraires à l’article 8 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Selon elle, elles portent atteinte aux principes de nécessité, de proportionnalité et d’individualisation des peines en ce qu’elle sanctionne toute irrégularité commise par un contribuable dans la délivrance à un tiers de documents permettant à ce dernier d’obtenir un avantage fiscal, par une amende dont le taux n’est pas susceptible d’être modulé et qui est égale à 25 % des sommes indûment mentionnées sur ces documents ou, à défaut, au montant de l’avantage indûment obtenu par le tiers, sans que cette sanction ne nécessite l’établissement du caractère intentionnel des faits reprochés. L’article 1740 A du Code général des impôts est applicable au litige et n’a pas déjà été déclaré conforme à la constitution par le Conseil constitutionnel. Le moyen tiré de ce qu’il porte atteinte aux droits et libertés garantis par la constitution, notamment aux principes de nécessité, de proportionnalité et d’individualisation des peines, soulève une question présentant un caractère sérieux, souligne le Conseil d’État en décidant qu’il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel cette QPC. La prise de position du Conseil constitutionnel sur la possibilité de moduler les sanctions fiscales est très attendue même si jusqu’ici sa jurisprudence sur le sujet s’est révélée relativement peu favorable aux intérêts du contribuable.

Une divergence entre les jurisprudences administrative et judiciaire

Cette décision a d’autant plus d’importance que le Conseil d’État et la Cour de cassation s’opposent sur la question du pouvoir de modulation des pénalités fiscales dont doit disposer le juge de l’impôt. En effet, la Cour de cassation reconnaît au juge judiciaire un pouvoir effectif de modulation. Elle a précisé que lorsqu’un système de sanctions ne respectait pas le principe de proportionnalité, il appartenait au juge de l’impôt de moduler lui-même les sanctions au cas par cas (Cass. com., 29 avr. 1997, n° 95-20001, Ferreira). La jurisprudence administrative, plus favorable à l’automaticité de la sanction fiscale, refuse de contrôler la personnalisation de la sanction. Dans un avis Fatell (CE, avis, 8 juil. 1998, n° 195664), le Conseil d’État a ainsi estimé que le juge de l’impôt ne pouvait se voir reconnaître un pouvoir de modulation des sanctions fiscales. Cet avis a été rendu quant à l’application de l’article 1729-1 du CGI qui prévoit des pénalités à des taux différents suivant que le contribuable s’est rendu coupable de manœuvres frauduleuses, a agit de bonne ou de mauvaise foi. Le Conseil d’État estime que le dispositif législatif de sanctions fiscales met en place une certaine modulation puisqu’il établit une échelle des peines. Le principe de proportionnalité étant ainsi satisfait, il n’y a pas lieu d’y ajouter un pouvoir modérateur du juge. Le Conseil d’État valide également les hypothèses dans lesquelles la pénalité n’est pas modulée expressément par le législateur mais où elle est rattachée à une autre pénalité comportant une échelle de taux.

La position de la CEDH

En 1998, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), dans un arrêt rendu au sujet du permis à points français, a précisé que le principe de proportionnalité était respecté lorsque le législateur avait prévu une échelle de peines assurant une modulation de la gravité de la sanction en fonction du comportement fautif (CEDH, 23 sept. 1998, n° 68/1997/852/1059, Malige c/ France). En 2012, la CEDH a pris position sur la question de la modulation des pénalités fiscales au regard de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Convention EDH), qui prévoit le droit à un procès équitable (CEDH, 7 juin 2012, n° 4837/06, Segame). L’affaire soumise à la CEDH concernait une pénalité calculée en pourcentage de droits éludés sans échelle de taux, en l’espèce une pénalité de 25 % des droits éludés accompagnant des rappels de taxe sur les métaux précieux, les bijoux, les objets d’art, de collection et d’antiquité auxquels la société Segame s’était vue assujettie dans le cadre d’un redressement fiscal. Dans la mesure où l’amende est fixée en pourcentage des droits éludés, la loi elle-même proportionne dans une certaine mesure l’amende à la gravité du comportement du contribuable, relève la CEDH. Elle considère en outre que le taux de l’amende, fixé à 25 %, n’apparaît pas disproportionné et conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention EDH, se limitant à rappeler la nécessité d’un contrôle de pleine juridiction. La Cour admet par ailleurs le caractère particulier du contentieux fiscal impliquant une exigence d’efficacité nécessaire pour préserver les intérêts de l’État et observe, en outre, que ce contentieux ne fait pas partie du noyau dur du droit pénal au sens de la Convention EDH.

La position du Conseil constitutionnel

En 2012, le Conseil constitutionnel a été saisi de quatre questions prioritaires de constitutionnalité portant sur la conformité des majorations fiscales aux principes de nécessité, de proportionnalité et d’individualisation des peines. Le Conseil constitutionnel a jugé ces pénalités conformes à la constitution. Il a été saisi le 17 décembre 2010 par le Conseil d’État, d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés que la constitution garantit, de l’article 1728 du Code général des impôts (CGI), dans sa rédaction alors applicable et prévoyant une majoration de 40 % (Cons. Const., 17 déc. 2010, n° 2010-103 QPC, Société SERAS II). Aux termes de l’article 1729-1 du CGI dans sa rédaction en vigueur avant le 1er janvier 2006, lorsque la déclaration ou l’acte mentionnés à l’article 1728 font apparaître une base d’imposition ou des éléments servant à la liquidation de l’impôt insuffisants, inexacts ou incomplets, le montant des droits mis à la charge du contribuable est assorti de l’intérêt de retard visé à l’article 1727 et d’une majoration de 40 % si la mauvaise foi de l’intéressé est établie ou 80 % s’il s’est rendu coupable de manœuvres frauduleuses ou d’abus de droit au sens de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF). Il a également été saisi par le Conseil d’État, le même jour, d’une question prioritaire de constitutionnalité, relative à la même disposition dans sa rédaction issue de la loi n° 87-502 du 8 juillet 1987 modifiant les procédures fiscales et douanières (Cons. Const., 17 déc. 2010, n° 2010-105-106 QPC, M. César S. et a.). Le Conseil constitutionnel a également été saisi par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité, relative à la conformité aux droits et libertés que la constitution garantit du dernier alinéa de l’article 1728 du Code général des impôts en tant qu’il prévoit une majoration de 80 % en cas de découverte d’une activité occulte (Cons. Const., 17 mars 2011, n° 2010-104 QPC, Epoux B). Aux termes de l’article 1728 du CGI dans sa rédaction en vigueur avant le 1er janvier 2006, lorsqu’une personne physique ou morale ou une association tenue de souscrire une déclaration ou de présenter un acte comportant l’indication d’éléments à retenir pour l’assiette ou la liquidation de l’un des impôts, droits, taxes, redevances ou sommes établis ou recouvrés par la Direction générale des impôts, s’abstient de souscrire cette déclaration ou de présenter cet acte dans les délais, le montant des droits mis à la charge du contribuable ou résultant de la déclaration ou de l’acte déposé tardivement est assorti de l’intérêt de retard visé à l’article 1727 et d’une majoration de 10 %. Le décompte de l’intérêt de retard est arrêté soit au dernier jour du mois de la proposition de rectification, soit au dernier jour du mois au cours duquel la déclaration ou l’acte a été déposé. La majoration est portée à 40 % lorsque le document n’a pas été déposé dans les trente jours suivant la réception d’une mise en demeure notifiée par pli recommandé d’avoir à le produire dans ce délai. Elle passe à 80 % lorsque le document n’a pas été déposé dans les trente jours suivant la réception d’une deuxième mise en demeure notifiée dans les mêmes formes que la première ou en cas de découverte d’une activité occulte. Les requérants estimaient que ces pénalités portent atteinte aux principes de nécessité, de proportionnalité et d’individualisation des peines, qui découlent de l’article 8 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. « Le Conseil constitutionnel a considéré que le principe d’individualisation des peines est respecté dans la mesure où le législateur a lui-même prévu une individualisation des peines », commente Frédéric Subra. Le principe d’individualisation des peines qui découle de l’article 8 de la déclaration de 1789 implique que la majoration des droits, lorsqu’elle constitue une sanction ayant le caractère d’une punition, ne puisse être appliquée que si l’administration, sous le contrôle du juge, l’a expressément prononcée en tenant compte des circonstances propres à chaque espèce. Il ne saurait toutefois interdire au législateur de fixer des règles assurant une répression effective des infractions. En instituant, dans le recouvrement de l’impôt, une majoration fixe de 40 % du montant des droits en cas de mauvaise foi du contribuable, l’article 1729 du CGI vise, pour assurer l’égalité devant les charges publiques, à améliorer la prévention et à renforcer la répression des insuffisances volontaires de déclaration de base d’imposition ou des éléments servant à la liquidation de l’impôt. En outre, cet article prévoit une majoration de 80 % si le contribuable s’est rendu coupable de manœuvres frauduleuses ou d’abus de droit. Les dispositions contestées instituent des sanctions financières dont la nature est directement liée à celle de l’infraction, précise le Conseil constitutionnel. La loi a elle-même assuré la modulation des peines en fonction de la gravité des comportements réprimés. Le juge décide, dans chaque cas, après avoir exercé son plein contrôle sur les faits invoqués et la qualification retenue par l’administration, soit de maintenir la majoration effectivement encourue au taux prévu par la loi, soit de substituer un autre taux ou de ne laisser à la charge du contribuable que des intérêts de retard. Il peut ainsi proportionner les pénalités selon la gravité des agissements commis par le contribuable. Enfin, conclut le Conseil constitutionnel, les taux de 40 % ou de 80 % ne sont par ailleurs pas manifestement disproportionnés. Le Conseil constitutionnel adopte le même raisonnement pour l’article 1728 du CGI. En instituant, dans le recouvrement de l’impôt, une majoration fixe de 40 % du montant des droits attachée au comportement du contribuable, l’article 1728 du CGI vise, pour assurer l’égalité devant les charges publiques, à améliorer la prévention et à renforcer la répression des défauts ou retards volontaires de déclaration de base d’imposition ou des éléments retenus pour la liquidation de l’impôt. En outre, cet article prévoit une majoration de 80 % lorsque le document demandé n’a pas été déposé dans les trente jours suivant la réception d’une deuxième mise en demeure notifiée dans les mêmes formes que la première ou en cas de découverte d’une activité occulte. Le Conseil constitutionnel en conclut que le législateur a assuré la modulation des peines en fonction de la gravité des comportements réprimés et que le juge possède une liberté d’appréciation pour maintenir la majoration, lui substituer un autre taux s’il l’estime légalement justifié, ou encore ne laisser à la charge du contribuable que les intérêts de retard, s’il estime que ce dernier ne s’est pas abstenu de souscrire une déclaration ou de déposer un acte dans le délai légal.

 

 

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