Trois définitions pour l’abus de droit

Publié le 27/03/2019

La loi de finances pour 2019 a renforcé les outils anti-fraude de l’administration fiscale et étendu la notion d’abus de droit. La nouvelle définition de l’abus de droit devrait être à l’origine de redressements plus nombreux.

L’administration fiscale dispose d’un arsenal anti-abus très complet « Ces outils sont nombreux. Très nombreux, souligne le rapport d’information parlementaire n° 1236, rédigé en conclusion des travaux de la mission d’information de l’Assemblée nationale relatifs à l’évasion fiscale internationale des entreprises. Contrairement à une idée parfois répandue, l’arsenal juridique français dédié à la lutte contre les abus et l’évasion fiscale est robuste et étoffé ». La mission a recensé pas moins de treize principaux dispositifs anti-abus. Parmi ceux-ci, l’abus de droit tient une place particulière et son rôle devrait s’accroître dans les années futures. En effet, la loi de finances pour 2019 du 28 décembre 2018 a institué deux nouvelles mesures anti-abus de droit. Et depuis le 1er janvier 2019, il existe désormais trois définitions de l’abus de droit.

L’abus de droit, une règle de répression ancienne, codifiée à l’article L. 64 du LPF

L’article L. 64 du LPF permet à l’administration d’écarter pour l’établissement de l’impôt, les actes ayant un caractère fictif ou ayant pour motif principal celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales. Outre le rétablissement de l’impôt dû et le paiement d’intérêts de retard, un tel abus est lourdement sanctionné, la majoration étant égale à 80 % des impôts dus.

Lors de l’introduction de cette règle répressive dans le Code fiscal en 1941, la notion d’abus de droit ne vise initialement que la notion de dissimulation, c’est-à-dire les actes purement fictifs ou ceux déguisant une réalisation, un transfert de bénéfices, de revenus, etc. En 1981, le Conseil d’État choisit d’ajouter à ces actes ceux qui n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou atténuer les charges fiscales que le contribuable, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles. L’habileté fiscale n’est cependant pas remise en cause en tant que telle. Le législateur, dans le cadre de la loi de finances rectificative pour 2008, inclut la notion de fraude à la loi dans la définition de l’abus de droit, c’est-à-dire les actes qui sont motivés par le seul but d’éluder ou d’atténuer la charge fiscale. La notion de fraude à la loi a été introduite deux ans plus tôt par le Conseil d’État, avec l’arrêt Janfin. En 2008, le législateur se contente de viser les opérations dont le motif est exclusivement fiscal. Le concept de fraude à la loi dégagé par la jurisprudence du Conseil d’État est directement inspiré de la jurisprudence communautaire sur la lutte contre les pratiques abusives qui exclut du bénéfice de dispositions fiscales favorables les montages purement artificiels dont le seul objet est de contourner la législation fiscale nationale, ainsi qu’aux conditions de leur mise en œuvre.

La nouvelle définition renvoie donc soit à l’abus de droit par simulation, incluant les actes fictifs et les actes déguisés, c’est-à-dire des actes, qui ont une étiquette juridique trompeuse, telle une donation déguisée en vente, ainsi que l’interposition de personnes (par recours à un prête-nom, par exemple). Ce type d’abus de droit s’apparente à la fraude puisqu’il y a dissimulation et manœuvres.

L’abus de droit recouvre également la fraude à la loi qui, contrairement à son nom, ne relève pas stricto sensu de la fraude fiscale. Cette seconde branche de l’abus de droit suppose la satisfaction de deux conditions, une condition subjective, reposant sur la motivation exclusivement fiscale de l’opération et une condition objective, tenant à ce que l’application littérale du texte par le contribuable est contraire à l’intention de ses auteurs. « L’abus de droit par fraude à la loi a donc non seulement l’apparence de la légalité mais est théoriquement légal puisque la lettre de la norme est parfaitement respectée. En revanche, l’esprit de cette norme est méconnu, et ce à des fins purement fiscales. C’est à ce titre qu’il est sanctionné », précise à cet égard le rapport d’information n° 1236, relatif à l’évasion fiscale internationale des entreprises.

Lors du vote du projet de loi de finances pour 2014, le législateur a souhaité modifier ce texte afin qu’il soit désormais applicable à toutes les opérations où l’objectif du contribuable apparaît essentiellement fiscal et non plus exclusivement fiscal, comme c’était le cas jusque alors. Une telle réécriture élargissait considérablement le champ d’application de cet article condamnant toute velléité d’optimisation fiscale. Le Conseil constitutionnel a refusé de valider cette réforme estimant que compte tenu des conséquences lourdes attachées à la procédure d’abus de droit fiscal, le législateur ne pouvait retenir une définition aussi large à moins de porter atteinte au principe de légalité des peines (Cons. const, 29 déc. 2013, n° 2013‑685 VII loi de finances pour 2014).

Un texte durci

Ce texte a récemment été renforcé. Les dossiers d’abus de droit sont automatiquement transmis au parquet depuis l’entrée en vigueur de l’article L. 228 du LPF issu de la loi du 23 octobre 2018. La transmission automatique au parquet s’applique aux contrôles pour lesquels une proposition de rectification a été adressée à compter de la publication de la présente loi, c’est-à-dire après le 24 octobre 2018. Par ailleurs, précisons que depuis le 23 octobre 2018, le délit de fraude fiscale peut faire l’objet d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC).

Autre nouveauté : la modification de la charge de la preuve actée dans le cadre de la loi de finances pour 2019. À compter des rectifications notifiées à partir 1er janvier 2109, l’avis du Comité de l’abus de droit fiscal n’a plus, en principe, d’effet sur la charge de la preuve. Le législateur a supprimé l’article 64 du LPF pour aligner le régime de la charge de la preuve applicable en cas de saisine du Comité de l’abus de droit fiscal sur celui prévu par l’article L. 192 du LPF en cas de saisine des commissions des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires. Une conséquence logique de la loi du 23 octobre 2018 qui oblige l’administration à « dénoncer au procureur de la république les infractions d’abus de droit visées par l’article L. 64 du LPF et dont le montant en droit est supérieur à 100 000 euros ». En effet, en droit pénal français c’est à la partie poursuivante de prouver la commission de l’infraction et notamment son caractère intentionnel. Le maintien du renversement de la charge de la preuve aurait été inconstitutionnel.

La clause anti-abus générale en matière d’impôt sur les sociétés codifiée à l’article 205 A du CGI

L’article 48 du projet de loi de finances pour 2019 transpose l’article 6 de la directive (UE) n° 2016/1164 du 12 juillet 2016 établissant des règles pour lutter contre les pratiques d’évasion fiscale qui ont une incidente directe sur le fonctionnement du marché intérieur dite « directive ATAD ». Conformément à l’article 6 de la directive du 12 juillet 2016 dite ATAD relatif à la clause anti-abus générale, « 1. Aux fins du calcul de la charge fiscale des sociétés, les États membres ne prennent pas en compte un montage ou une série de montages qui, ayant été mis en place pour obtenir, à titre d’objectif principal ou au titre d’un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances pertinents. Un montage peut comprendre plusieurs étapes ou parties.

2. Aux fins du paragraphe 1, un montage ou une série de montages est considéré comme non authentique dans la mesure où ce montage ou cette série de montages n’est pas mis en place pour des motifs commerciaux valables qui reflètent la réalité économique.

3. Lorsqu’un montage ou une série de montages n’est pas pris en compte conformément au paragraphe 1, la charge fiscale est calculée conformément au droit national ».

La nouvelle mesure anti-abus votée a pour objectif de renforcer les outils de lutte contre les montages artificiels dans les opérations au sein de l’État et entre États membres hors conventions fiscales. Elle est uniquement applicable à l’impôt sur les sociétés et codifiée à l’article 205 A du CGI. Cette nouvelle règle anti-abus prévoit en effet que pour l’établissement de l’impôt sur les sociétés, il n’est pas tenu compte d’un montage ou d’une série de montages qui, ayant été mis en place pour obtenir, à titre d’objectif principal ou au titre d’un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances pertinents. Cette mesure est applicable aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019. Aucun mécanisme de transmission automatique au parquet des dossiers concernés n’est prévu.

Un « deuxième étage » à l’abus de droit, l’article L. 64 A du CGI

Dans le cadre de la loi de finances pour 2019, une nouvelle règle anti abus a été créée, afin de compléter ce dispositif, codifiée à l’article L. 64 A du CGI. En prenant l’initiative d’instituer l’article L. 64 A du Livre des procédures fiscales dans le cadre de la dernière loi de finances, le législateur a souhaité donner à l’administration un nouvel outil de lutte contre la fraude permettant à cette dernière de remettre en cause une opération qui aurait pour objectif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales de l’intéressé. Le nouveau dispositif proposé a été présenté comme complémentaire à la mesure anti-abus de droit, présenté dans le cadre de l’article 48 du projet de loi de finances et codifiée à l’article 205 A du CGI. En effet, cette dernière mesure ne concerne que l’impôt sur les sociétés, là où l’article L. 64 A concerne toutes les impositions et a un champ beaucoup plus large. Ce dispositif peut ainsi être vu comme étendant à l’ensemble des impôts la clause anti-abus de l’article 48, et est donc complémentaire à cette dernière. C’est un amendement présenté par Bénédicte Peyrol qui est à l’origine de ce nouveau texte. La transposition de la directive ATAD a été vue comme une opportunité pour modifier l’abus de droit prévu à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales, conformément à la proposition n° 6 du rapport d’information n° 1236, relatif à l’évasion fiscale internationale des entreprises, présenté à la commission des finances en septembre 2018, dont Bénédicte Peyrol était la rapporteur. Cet amendement, qui traduit cette proposition, prévoyait un assouplissement de l’abus de droit, dans la branche de fraude à la loi, pour l’appliquer aux opérations à motivation fiscale principale et non plus exclusive. Afin d’éviter une éventuelle censure constitutionnelle comme lors de la décision n° 2013‑685 DC du 29 décembre 2013 sur la loi de finances pour 2014, cet amendement ne modifiait pas le champ de la majoration de 80 % prévue au b) de l’article 1729 du CGI, laquelle majoration restait applicable aux seuls abus de droit par fictivité et aux abus de droit à la motivation fiscale exclusive.

Le texte voté a pour objectif d’aboutir à un abus de droit « à deux étages » plus souple et adapté aux évolutions récentes de notre droit tout en se conformant au droit constitutionnel. Codifiée à l’article L. 64 A du CGI, cette disposition, s’applique aux rectifications notifiées à compter du 1er janvier 2021 portant sur des actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020. Ce délai de mise en œuvre doit permettre la mise à jour des bulletins d’information en coordination avec le Comité de l’abus de droit. Il s’agit d’un délai destiné à l’administration fiscale afin qu’elle puisse préciser les modalités d’application de ce nouveau texte, en concertation avec les professionnels du droit concernés, afin de garantir la sécurité juridique des contribuables. Désormais, afin d’en restituer le véritable caractère et sous réserve de l’application de l’article 205 A du Code général des impôts, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige peut être soumis, à la demande du contribuable ou de l’administration, à l’avis du comité mentionné au deuxième alinéa de l’article L. 64 du LPF. Ce nouveau texte a pour objectif d’étendre la procédure de l’abus de droit aux opérations qui ont un motif principalement fiscal, et non plus exclusivement fiscal, afin d’aligner son champ d’application sur celui des clauses anti-abus des conventions fiscales et du droit de l’Union européenne. En revanche, dans la mesure où l’article 1729 du CGI n’est pas modifié, la majoration de 80 % n’est pas applicable aux montages à but principalement fiscal. Le dispositif proposé constitue donc une règle d’assiette, qui n’entraîne pas en tant que telle l’application automatique de sanctions fiscales. Une nuance qui a permis à cette nouvelle mesure de ne pas être retoquée par le Conseil constitutionnel. Précisons enfin qu’aucun mécanisme de transmission au parquet n’est prévu pour les dossiers pour lesquels l’article L. 64 A du LPF serait applicable. Cette extension de la définition d’abus de droit inquiète passablement les spécialistes. Au point que Bercy a dû publier un communiqué de presse au mois de janvier 2019 pour expliquer que ce texte ne constituait pas une menace directe pour les donations. Se référant directement à la crainte exprimée d’une remise en cause des démembrements de propriété, l’administration fiscale précise que la nouvelle définition de l’abus de droit ne remet pas en cause les transmissions anticipées de patrimoine, notamment celles pour lesquelles le donateur se réserve l’usufruit du bien transmis, sous réserve bien entendu que les transmissions concernées ne soient pas fictives. « En effet, la loi fiscale elle-même encourage les transmissions anticipées de patrimoine entre générations parce qu’elles permettent de bien préparer les successions, notamment d’entreprises, et qu’elles sont un moyen de faciliter la solidarité intergénérationnelle », conclut Bercy.

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