Une nouvelle définition de l’acte anormal de gestion ?

Publié le 05/04/2019

Le juge administratif conclut à l’acte anormal de gestion dans une affaire où l’entreprise s’est appauvrit à des fins étrangères à son intérêt : un élargissement de la notion d’acte anormal de gestion.

Le Conseil d’État vient de rendre un arrêt qualifiant d’acte anormal de gestion « l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt » (CE, 21 déc. 2018, n° 402006). Le Conseil d’État a élargi sa définition de l’abus de droit avec cette nouvelle jurisprudence.

Acte anormal de gestion et principe de liberté de gestion

Construction prétorienne, la théorie de l’acte anormal de gestion permet à l’administration de considérer qu’une décision de gestion de l’entreprise ne lui est pas opposable pour le calcul de l’impôt pour la simple raison qu’elle n’a pas été prise dans l’intérêt de la société. C’est le cas par exemple, lorsqu’une entreprise consent des libéralités injustifiées ou verse des rémunérations excessives. Considérées comme contraires à l’intérêt de l’entreprise, les dépenses correspondantes sont alors rejetées par le fisc des charges déductibles pour le calcul du bénéfice imposable. Le concept de l’acte anormal de gestion constitue donc une exception au principe de liberté de gestion de l’entreprise. Le dirigeant de l’entreprise est maître de sa gestion. Ainsi un contribuable n’est-il jamais tenu de tirer des affaires qu’il traite le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de réaliser, conformément au principe de non-immixtion de l’administration fiscale dans la gestion de l’entreprise. Ce principe est battu en brêche lorsque pour préserver les intérêts du Trésor, l’administration utilise l’arme de l’acte anormal de gestion pour revenir sur une écriture comptable, en établissant que l’acte que l’écriture retrace est étranger ou contraire aux intérêts de l’entreprise. Traditionnellement, depuis l’arrêt du Conseil d’État rendu en séance plénière du 27 juillet 1984, n° 34588 : « en droit fiscal, l’acte anormal de gestion est un acte ou une opération qui se traduit par une écriture comptable affectant le bénéfice imposable que l’administration entend écarter comme étrangère ou contraire aux intérêts de l’entreprise ». Mais c’est au regard du seul intérêt propre de l’entreprise que l’administration doit apprécier si les opérations litigieuses correspondent à des actes relevant d’une gestion commerciale, actes qui peuvent avoir été effectués avec une contrepartie (CE, 26 sept. 2001, n° 219825).

Une cession d’actifs

Dans l’affaire présentée devant le Conseil d’État, la formation plénière fiscale était invitée à se prononcer sur la question de savoir si le fait, pour une entreprise, de céder l’un de ses actifs à un prix manifestement inférieur à sa valeur vénale est de nature à faire présumer un acte anormal de gestion. En l’espèce, la société Croë Suisse, résidente fiscale suisse, a cédé le 1er janvier 2006 à M. A., résident fiscal russe, la totalité des actions de la société Croë France, dont le siège est en France et dont l’actif est principalement constitué du château de la Croë, situé à Antibes (Alpes-Maritimes). La plus-value réalisée à cette occasion a été soumise à l’impôt sur les sociétés, après déduction du prélèvement déjà acquitté en vertu des dispositions de l’article 244 bis A du Code général des impôts (CGI). Elle a ensuite été prise en compte dans la déclaration de résultats souscrite par la société Croë Suisse au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2006. À l’issue d’un contrôle sur pièces, l’administration fiscale a remis en cause, sur le fondement de l’acte anormal de gestion la valeur des actions cédées et réintégré dans le résultat imposable de la requérante l’écart entre le prix de cession des actions (6 000 000 €) et la valeur vénale qu’elle a déterminée à 46 410 669 euros. L’administration a, par ailleurs, mis à la charge de la société requérante des retenues à la source sur les sommes regardées par elle comme distribuées, d’une part, à l’associé unique de la société et, d’autre part, à M. A.. La société Croë Suisse a demandé au tribunal administratif de Montreuil de la décharger des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés, de contribution sociale sur cet impôt et de retenue à la source auxquelles elle a été assujettie au titre de l’année 2006, ainsi que des pénalités correspondantes. Le tribunal administratif de Montreuil a partiellement fait droit à sa demande en jugeant que l’administration n’était pas fondée à remettre en cause le prix au mètre carré retenu pour l’évaluation du château de la Croë et en ne déchargeant la société Croë Suisse que dans cette mesure (TA Montreuil, 20 sept. 2013, n° 1106010). La cour administrative d’appel de Versailles, sur appels formés par le ministre des Finances et des Comptes publics et par la société Croë Suisse, a réformé ce jugement, d’une part, en remettant à la charge de la société l’ensemble des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés, de contribution sociale sur cet impôt en litige, ainsi que des majorations correspondantes, et, d’autre part, en déchargeant la société de la retenue à la source à laquelle elle a été assujettie sur le fondement de l’article 115 quinquies du Code général des impôts, de la retenue à la source appliquée aux revenus distribués au sens du c) de l’article 111 du même code, ainsi que des pénalités correspondantes, et a rejeté le surplus des requêtes (CAA Versailles, 29 mars 2016, nos 14VE00248 et 14VE00347). Par un pourvoi en cassation, la société Croë Suisse demande au Conseil d’État d’annuler cet arrêt en tant qu’il n’a pas fait intégralement droit à son appel.

Sur la méthode de calcul utilisée par l’administration

La valeur vénale d’actions non admises à la négociation sur un marché réglementé est appréciée compte tenu de tous les éléments dont l’ensemble permet d’obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu’aurait entraîné le jeu normal de l’offre et de la demande à la date où la cession est intervenue. En l’absence de toute transaction ou de transaction équivalente, l’appréciation de la valeur vénale est faite en utilisant les méthodes d’évaluation destinées à déterminer la valeur de l’actif. Pour apprécier la valeur vénale des titres de la société Croë France, société dont l’actif est principalement constitué de biens immobiliers et qui ne dispose pas de revenus, l’administration fiscale s’est fondée sur la méthode dite de la valeur mathématique qui consiste à reconstituer l’actif réel et le passif réel. L’administration fiscale n’a pas corrigé le montant du passif. Elle a en revanche porté le montant de l’actif à 98 907 441 euros en fixant la valeur vénale des biens immobiliers détenus par la société à 91 194 131 euros. L’administration a fixé en conséquence la valeur des titres cédés à 46 410 669 euros. La société demandait que cette évaluation soit effectuée en comparaison avec la transaction équivalente que constituerait, selon elle, l’acquisition de sa propre société mère, la société Triangle Croë, réalisée le 8 novembre 2000 par la société Harbottle Properties pour un montant de 31 178 385 euros. La circonstance que cette transaction porte sur une autre société que la société Croë France ne fait pas par elle-même obstacle à y voir un terme de comparaison pertinent dès lors que la société Triangle Croë a pour seul actif la quasi totalité des actions de la société Croë Suisse, qui a elle-même pour seul actif la quasi totalité des actions de la société Croë France, relève la cour administrative d’appel de Versailles. Cependant, compte tenu, d’une part, de l’écart temporel entre les deux transactions et, d’autre part, de ce que la société Croë France a pour seul objet la détention de biens immobiliers dont la valeur a varié en raison tant des acquisitions et des travaux réalisés que de l’évolution du marché immobilier, la transaction ayant porté le 8 novembre 2000 sur la société Triangle Croë ne peut être regardée comme révélant de manière suffisamment précise et probante la valeur des titres de la société Croë France au 1er janvier 2006. L’administration fiscale était fondée à apprécier la valeur vénale des titres de la société Croë France en utilisant les méthodes d’évaluation destinées à déterminer la valeur de l’actif. Le château de la Croë a été évalué par l’administration sur la base d’un prix au mètre carré de 36 582 euros. Ce prix a été obtenu en faisant la moyenne du prix au mètre carré observé pour une quinzaine de transactions réalisées à Antibes, Saint-Jean-Cap-Ferrat et Saint-Tropez entre 2000 et 2005. L’expert commis par la société Croë France à l’évaluation du château a estimé qu’il s’agissait « d’une très belle propriété de villégiature, dans un site exceptionnel, et d’une grande ampleur superficielle » et qu’il n’existait « sans doute que 5 ou 6 propriétés de cette qualité sur la Côte d’Azur entre Saint-Raphaël et l’Italie ». L’administration fiscale était donc fondée à prendre en compte dans les termes de comparaison qu’elle a retenus, ainsi que l’avait fait l’expert, des propriétés situées à Saint-Jean-Cap-Ferrat et à Saint-Tropez, alors même que le prix de l’immobilier y serait en moyenne plus élevé qu’à Antibes. Par ailleurs, les prix au mètre carré utilisés par l’administration ont été obtenus en divisant le prix de la transaction par la superficie du bâti. La société n’est pas fondée à se plaindre de ce que l’administration a tenu compte de trois transactions portant sur des propriétés dont le terrain est inférieur à 10 000 mètres carrés, un moindre terrain ne pouvant que diminuer la valeur d’une propriété. Si l’administration a appliqué le prix au mètre carré qu’elle a obtenu à la totalité de la surface bâtie de la propriété sans distinguer entre le château et ses dépendances, une telle distinction n’était pas non plus opérée dans les termes de comparaison qu’elle a retenus.

La société remettait également en cause un terme de comparaison retenu par l’administration fiscale, celui-ci présentant un prix largement supérieur à ce qui est habituellement observé à Antibes. Cependant, souligne la juridiction d’appel, le prix au mètre carré retenu par l’administration est cohérent, d’une part, avec le prix moyen observé pour les transactions les plus proches de la date de cession ainsi que pour deux autres transactions comparables réalisées à Antibes au cours de l’année 2006 et qui n’avaient pas été prises en compte auparavant et, d’autre part, avec le prix au mètre carré observé pour la vente de la Villa Fiorentina en 2004, bien qu’il présente de nombreuses similitudes avec le château de la Croë.

Quels abattements sur la valeur ?

Pour tenir compte de la vétusté du château, l’administration fiscale a appliqué un abattement dégressif de 40 % pour l’année 2005 et 30 % pour l’année 2006 pour tenir compte des travaux réalisés. Il résulte en effet de la proposition de rectification qu’à la clôture de l’exercice le 31 décembre 2005, le poste travaux en cours s’élevait à plus de 25 millions d’euros. Dans ces conditions, l’administration était fondée à ne retenir qu’un abattement de 30 %. La société Croë France a acquis le 27 février 2002 un terrain voisin du château pour un prix de 2 464 490 euros. Si la société soutient que ce terrain est excentré, éloigné du rivage et qu’il n’avait d’utilité que pour stationner les véhicules liés au chantier de reconstruction du château, l’administration fiscale qui a retenu le terrain à son prix d’acquisition, est fondée à tenir compte de sa valeur vénale pour évaluer l’actif de la société Croë France. La société avançait également que la valeur des actifs immobiliers de la société Croë France devait être réduite d’une décote correspondant à la fiscalité latente. Cependant, la circonstance qu’un actif immobilier aurait vocation à être revendu à terme et l’affirmation selon laquelle, dans le cadre d’une cession d’actions d’une société soumise à l’impôt sur les sociétés, l’acheteur exige toujours une décote de la totalité de l’impôt latent et le vendeur tend à n’en accorder qu’une partie ne permettent pas à la société de se prévaloir d’une pratique de marché justifiant en l’espèce une décote pour fiscalité latente. La juridiction d’appel écarte également l’argument suivant lequel la valeur des actifs immobiliers de la société Croë France doit être réduite d’une décote correspondant aux droits de mutation, les documents qu’elle a produit ne lui permettant pas de se prévaloir d’une pratique de marché justifiant de déduire les droits de mutation d’immobilisations qui ont été valorisées hors droits de mutation. Enfin, dans la mesure où la cession a porté sur la totalité des titres de la société Croë France dont l’unique actif est, avec le terrain qui lui est associé, le château de la Croë, qu’elle gère sans l’exploiter, la cour administrative d’appel de Versailles conclue que, dans ces conditions, il n’y a pas lieu d’appliquer une décote pour non-liquidité.

Un acte anormal de gestion

En vertu des dispositions combinées des articles 38 et 209 du Code général des impôts, le bénéfice imposable à l’impôt sur les sociétés est celui qui provient des opérations de toute nature faites par l’entreprise, à l’exception de celles qui, en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion normale. « Constitue un acte anormal de gestion l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt », précise le Conseil d’État, continuant son œuvre prétorienne de définition de la notion d’acte anormal de gestion. S’agissant de la cession d’un élément d’actif immobilisé, lorsque l’administration, qui n’a pas à se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, soutient que la cession a été réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale qu’elle a retenue et que le contribuable n’apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l’acte de cession si le contribuable ne justifie pas que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l’intérêt de l’entreprise, soit que celle-ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie.

Une décôte pour non liquidité

Pour qualifier la cession d’acte anormal de gestion, la cour administrative d’appel de Versailles a considéré que l’administration était fondée à évaluer la valeur vénale des titres cédés à 46 410 669 euros. En jugeant, pour confirmer ainsi l’évaluation de l’administration, qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte de l’illiquidité des titres cédés au seul motif que « la cession a porté sur la totalité des titres de la société Croë France dont l’unique actif est, avec le terrain qui lui est associé, le château de la Croë, qu’elle gère sans l’exploiter », la cour a commis une erreur de droit. La société requérante est donc fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque en tant qu’il lui est défavorable, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi, conclut le Conseil d’État.