Retour sur la compétence indirecte du juge étranger dans le cadre de l’exequatur en droit international privé commun

Publié le 29/06/2021

Le juge de l’exequatur ne peut pas réviser la décision étrangère au fond mais il dispose d’un pouvoir de révision à fin de contrôle, y compris pour apprécier la compétence indirecte du juge étranger. C’est ce rappel opportun qui est fait par la Cour de cassation dans son arrêt du 3 mars 2021. Bien que le régime de la reconnaissance et de l’exécution des décisions étrangères soit de plus en plus souple en droit commun, sans doute sous l’impulsion du droit européen, le contrôle de la régularité des jugements étrangers n’est pas qu’un contrôle formel.

Cass. 1re civ., 3 mars 2021, no 19-19471, FS–P

Jadis, la théorie du juge naturel1 conduisait à accueillir en France, sans formalité, les jugements étrangers rendus contre un étranger par son juge naturel, tandis que les jugements rendus à l’étranger contre un français étaient réputés non avenus. L’arrêt Parker du 19 avril 18192 a mis un terme à cette disparité de traitements et a commencé à forger un régime d’exequatur des jugements étrangers. Néanmoins, le juge de l’exequatur exerçait sur les jugements étrangers un pouvoir de révision. Cela permettait de refuser de reconnaître et d’exécuter un jugement étranger dès lors que la solution consacrée par le juge étranger différait de celle que le juge français aurait lui-même adoptée.

L’arrêt Munzer en 19643 a condamné la révision des jugements étrangers et imposé un contrôle de leur régularité. Les cinq points de contrôle énoncés par la Cour de cassation en 1964 ont peu à peu été réduits à trois4. Désormais, en dehors de toute convention internationale ou de règlement européen, le juge français doit s’attacher à vérifier la compétence indirecte du juge étranger, la conformité à l’ordre public international de fond et de procédure, et l’absence de fraude.

C’est précisément la question de la compétence indirecte du tribunal étranger qui était au cœur de l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 3 mars 2021.

En l’espèce, en 2004, les associés de la société Falco, une société Belge en formation, avaient conclu un contrat avec une société américaine, la société Jani-King, pour développer un réseau de franchise sur le territoire belge. Le contrat, soumis au droit de l’État du Texas, prévoyait que le franchiseur, la société Jani-king, mette à disposition de la société Falco son savoir-faire et ses signes distinctifs (logos, marque…) et, en contrepartie, l’entreprise belge devait s’acquitter des redevances calculées sur ses résultats et respecter une obligation de non-concurrence. Dès 2010, la société belge a commencé à ne plus payer ses redevances en prétextant des difficultés sur le marché belge avant de mettre un terme au contrat en 2014. C’est à ce moment que la société Jani-King s’est rendu compte qu’en réalité les associés de la société Falco, loin d’agir dans le meilleur intérêt commun comme ils l’avaient laissé croire lors de multiples communications, avaient fourni de faux rapports financiers et s’étaient livrés à de la concurrence déloyale en utilisant clandestinement tous les éléments mis à leur disposition par la société Jani-King. Cette dernière s’est donc prévalue des agissements frauduleux de la société et de chacun de ses associés pour réclamer une compensation devant le tribunal du district de Dallas qui s’est reconnu compétent à l’égard des défendeurs et les a condamnés à payer diverses sommes. Parmi les associés, l’un d’eux, M. F., était domicilié en France. Ceci explique pourquoi la société Jani-king a sollicité l’exequatur du jugement texan en France.

Quoi qu’il en soit, tant le tribunal de grande instance que la cour d’appel de Paris ont ordonné l’exequatur. M. F. se pourvoit alors en cassation en arguant du fait que les juges du fond n’ont pas correctement apprécié la compétence internationale du juge texan. Il leur reproche notamment de ne pas avoir réexaminé certains faits qui avaient fondé la compétence du juge étranger. Or la cour d’appel s’y était précisément refusée en retenant que le tribunal de Dallas avait déduit sa compétence de la commission des fraudes alléguées dans l’État du Texas et qu’il « n’appartient pas au juge de l’exequatur de réviser au fond la décision étrangère en remettant en cause la réalité des faits » dont le juge étranger a déduit sa compétence. Mais ce faisant, la cour d’appel mettait en œuvre une conception erronée du contrôle de la compétence indirecte du juge étranger. Aussi, la Cour de cassation censure la décision de la cour d’appel de Paris en rappelant, d’une part, que la compétence internationale indirecte d’une juridiction étrangère ne s’apprécie pas selon les règles de compétence du pays d’origine du jugement mais en vérifiant si au regard des règles du droit international privé français, le litige se rattachait de manière caractérisée au juge américain (I). Et, d’autre part, un tel contrôle implique de vérifier que les éléments de faits retenus par le juge étranger sont suffisants pour constituer le lien de rattachement caractérisé justifiant de reconnaître la compétence indirecte du juge étranger, ce qui peut être compris comme la reconnaissance d’un pouvoir de révision uniquement à fin de contrôle (II).

I – Le contrôle de la compétence indirecte du juge étranger au regard des règles du droit international privé français

À vrai dire, le demandeur au pourvoi avait déjà soulevé une exception d’incompétence devant le tribunal du district de Dallas et la question de savoir si le juge texan était compétent pour juger des « non-résidents » avait fait l’objet d’un arrêt de la cour d’appel du Texas5.

La plupart du temps, aux États-Unis, les tribunaux d’un État se reconnaissent compétents à l’égard des défendeurs qui résident dans l’État en question, mais il y a aussi des exceptions prévues par des lois spéciales. Ainsi, le Code de procédure civile du Texas6 admet qu’un tribunal texan se déclare compétent à l’égard d’un non-résident lorsque ce dernier entretient un flux d’affaires au Texas ou qu’il est à l’origine d’un fait dommageable qui se réalise au moins partiellement au Texas et que la compétence ainsi reconnue n’est pas incompatible avec les garanties procédurales dues au défendeur. À cet égard, il convient de vérifier que le défendeur entretient un minimum de contacts au Texas et de s’assurer que cela permet une bonne administration de la justice.

Cette règle avait été appliquée par le juge texan qui avait constaté, à l’égard de M. F. notamment, que les fraudes dont la société Jani-king se plaignait s’étaient matérialisées au Texas où le défendeur s’était rendu plusieurs fois. Il en résultait que le délit s’était au moins partiellement réalisé au Texas où le défendeur avait entretenu des contacts effectifs avec le demandeur, et qu’il était dans l’intérêt de la bonne administration de la justice que le tribunal du district de Dallas soit compétent7.

Devant le juge de l’exequatur, M. F. s’était placé sur le terrain de l’incompétence indirecte du juge étranger. Or la cour d’appel de Paris s’était contentée de constater que le tribunal du district de Dallas avait relevé un certain nombre d’éléments qui lui avaient permis d’en déduire que les fraudes contre le défendeur relevaient bien de sa compétence. Autrement dit, les juges du fond s’étaient assurés que le tribunal de Dallas s’était déclaré compétent en application de ses propres règles de compétence, et refusaient de remettre en cause cette application. En soi, une telle position est logique dans la mesure où le juge français serait bien mal placé pour donner des leçons de droit étranger au juge étranger. C’est d’ailleurs pour cela que le courant jurisprudentiel qui s’était attaché au contrôle de la compétence du juge étranger au regard de ses propres règles de compétence8 n’a pas été suivi par la Cour de cassation. Cette dernière s’est en effet inspirée des travaux de Dominique Holleaux9, partisan d’une appréciation autonome de la compétence internationale indirecte du juge étranger dans le cadre du contrôle de la régularité des jugements étrangers. Ainsi, l’arrêt Simitch10 a consacré le principe selon lequel « chaque fois que les règles de compétence françaises n’attribuent pas de compétence exclusive aux tribunaux français, le tribunal étranger doit être reconnu compétent si le litige se rattache d’une manière caractérisée au pays dont le juge a été saisi et si le choix de la juridiction n’a pas été frauduleux ».

Il faut noter que les cas de compétence exclusive sont très réduits. En effet, la Cour de cassation considère que les articles 14 et 15 du Code civil ne confèrent plus une compétence exclusive aux juridictions françaises lorsque le demandeur ou le défendeur est français. Cette position résulte, pour l’article 14, de l’arrêt Fercométal du 22 mai 200711 et pour l’article 15, de l’arrêt Prieur du 23 mai 200612.

Il serait donc vain en l’espèce de mettre en avant, le cas échéant, la nationalité du défendeur, à supposer qu’il soit français.

Parallèlement, on remarque que la formule employée par la Cour de cassation dans l’arrêt commenté est plus épurée que celle de l’arrêt Simitch. Elle ne fait nullement référence à l’absence de saisine frauduleuse du juge étranger. Cette simplification n’est pas nouvelle13. Cela dit cette omission ne prête pas à conséquence. La Cour de cassation l’a rappelé sous le visa de l’article 509 du Code de procédure civile, le contrôle de la régularité du jugement étranger passe aussi par la vérification de l’absence de contrariété à l’ordre public et l’absence de fraude. À vrai dire, la fraude à la compétence est plutôt envisagée comme une condition autonome.

Quoi qu’il en soit, ici la Cour de cassation n’a pas pris parti sur l’existence ou l’absence de lien caractérisé, il reviendra à la cour d’appel de renvoi de le faire. Néanmoins, l’exigence du rattachement du litige au pays d’origine de la décision n’implique pas que l’ensemble des éléments du litige soit localisé dans ce pays. D’ailleurs, il a déjà été jugé à propos d’une action en responsabilité contre un dirigeant que le siège de l’entreprise victime de ses agissements frauduleux en Arizona rattachait le litige de manière caractérisée à cet État alors que tous les autres éléments du litige, et notamment la nationalité et le domicile du défendeur, étaient localisés en France14.

En réalité, c’est surtout la maladresse de la cour d’appel qui a été sanctionnée car, si l’on s’en tient au lieu de réalisation du délit, nul doute que cela puisse constituer un lien caractérisé. D’ailleurs, en droit français, l’article 46 du Code de procédure civile retient ce chef de compétence en matière délictuelle. Mais évidemment, encore fallait-il trancher la question de la nature contractuelle ou délictuelle du litige, et la cour d’appel s’est opposée à tout contrôle de la qualification opérée par le juge étranger sous couvert du principe d’interdiction de la révision de la décision étrangère. C’était là méconnaitre son office.

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II – La reconnaissance d’un pouvoir de révision à fin de contrôle de la compétence indirecte du juge étranger

La révision au fond de la décision étrangère conduit à réexaminer l’ensemble des éléments de fait et de droit qui ont fait l’objet de la décision du juge étranger afin de vérifier s’il a jugé comme l’aurait fait un tribunal français s’il avait été soumis à la même affaire. Ce système a été condamné par l’arrêt Munzer en 1964, lequel avait précisé que l’objet de l’exequatur devait se limiter à la protection de l’ordre juridique et des intérêts français. Partant, le contrôle du juge devait se limiter aux seules conditions de régularité énoncées par la Cour de cassation. Néanmoins, l’absence de révision ne doit pas conduire à paralyser le contrôle du juge de l’exequatur.

En droit commun, la Cour de cassation admet couramment que le juge de l’exequatur puisse exercer un pouvoir de révision aux fins de contrôle. Il en est surtout ainsi dans le cadre du contrôle de l’absence de contrariété à l’ordre public15.

S’agissant de la compétence indirecte du juge étranger, afin de s’assurer de l’existence d’un lien caractérisé entre le litige et l’État dont la juridiction a été saisie, il faut se baser sur un faisceau d’indices en fonction de la nature du litige. En effet, la pertinence des liens qui rattachent un différend à un pays n’est pas la même selon qu’il concerne un contrat, un divorce, ou un délit. Le juge de l’exequatur pourra donc être amené à revenir sur la qualification de certains faits opérée à l’étranger. Mais il ne s’agit pas de remettre en cause le dispositif de la solution retenue par le juge d’origine. Une fois que la régularité du jugement étranger est établie, il est admis avec les spécificités qui lui sont propres dans l’ordre juridique français. Il n’y a donc pas de révision au fond, contrairement à ce qu’affirmait la cour d’appel.

Parallèlement, la cour d’appel avait également mis en avant le fait que le juge de l’exequatur est lié par les constatations de fait de son homologue étranger. Certes, en droit européen, dans la mise en œuvre du système de Bruxelles pour la reconnaissance et l’exécution des jugements en matière civile et commerciale, la révision est exclue et le juge requis est lié par les constatations de fait de son homologue ayant rendu un jugement dans un autre État membre. Mais aucune restriction de ce genre n’existe en droit commun. De plus, même si l’article 45, paragraphe 2, du règlement Bruxelles I bis interdit de réviser les faits constatés par le juge d’un État membre qui s’est déclaré compétent à raison des chefs de compétence exclusive ou intéressant un défendeur-partie faible (consommateur, salarié…), rien n’empêche le juge requis de revenir sur une qualification16.

En tout état de cause, dans une affaire jugée en 197117, la Cour de cassation avait déjà admis que le juge de l’exequatur puisse remettre en cause la qualification de domicile du défendeur d’où le juge étranger avait déduit sa compétence.

Dans l’arrêt du 3 mars 2021, la Cour de cassation rappelle cette solution. La cour d’appel aurait dû contrôler les éléments de faits appréciés par le juge texan pour vérifier qu’ils rattachaient de manière caractérisée le litige au Texas, même si cela supposait de s’interroger sur la nature contractuelle ou délictuelle de la responsabilité encourue par le défendeur.

Notes de bas de pages

  • 1.
    J. Hudault, « Sens et portée de la compétence du juge naturel dans l'ancien droit français », Rev. crit. DIP 1972, p. 27.
  • 2.
    Cass. civ., 19 avr. 1819, Parker : B. Ancel et Y. Lequette, Grands arrêts de la jurisprudence de droit international privé, 2006, Dalloz, p. 6, n° 2.
  • 3.
    Cass. 1re civ., 7 janv. 1964, n° 62-12438 : Rev. crit. DIP 1964, p. 344, note H. Batiffol.
  • 4.
    L’arrêt Bachir (Cass. 1re civ., 4 oct. 1967, n° 66-10294 : Rev. crit. DIP 1968, p. 98, note P. Lagarde) a supprimé le contrôle de la régularité de la procédure à l’étranger et l’arrêt Cornelissen (Cass. 1re civ., 20 févr. 2007, n° 05-14082 : Rev. crit. DIP 2007, p. 420, note H. Muir Watt) a supprimé le contrôle de la compétence de loi appliquée.
  • 5.
    Jani-King Franchising, Inc. c/ Falco Franchising, SA 2016 WL 2609314 (Tex. App. May 5, 2016). V. aussi le Memorandum Opinion Before Justices Lang, Brown, and Schenck/Opinion by Justice Schenck (https://lext.so/nw7lRC).
  • 6.
    Texas Civil Practice and Remedies Code, § 17042.
  • 7.
    Sur la protection des franchiseurs, s’agissant de la compétence juridictionnelle aux USA, voir le rapport International Franchise Association 50th Annual Legal Symposium May 7-9, 2017JW Marriott Washington (https://lext.so/1KinBU).
  • 8.
    V. not. CA Paris, 16 déc. 1959, Hohenzollern : D. 1961, p. 239, note G. Cornu ; JDI 1960, p. 1038, note A. Ponsard.
  • 9.
    D. Holleaux, Compétence du juge étranger et reconnaissance des jugements, vol. IX, 1970, Dalloz, Bibliothèque de droit international privé.
  • 10.
    Cass. 1re civ., 6 févr. 1985, n° 83-11241, Simitch : Rev. crit. DIP 1985, p. 243, note P. Francescakis ; D. 1985, p. 469, note J. Massip.
  • 11.
    Cass. 1re civ., 22 mai 2007, n° 04-14716, Fercométal : Bull. civ. I, n° 195 ; JDI 2007, comm. 17, p. 956, note B. Ancel et H. Muir Watt.
  • 12.
    Cass. 1re civ., 23 mai 2006, n° 04-12777, Prieur : Bull. civ. I, n° 254 ; JCP G 2006, II 10134, note P. Callé ; JDI 2006, p. 1377, note C. Chalas.
  • 13.
    V. not. Cass. 1re civ., 20 févr. 2007, n° 05-14082 : Bull. civ. I, n° 68 ; JCP G 2007, act. 107, obs. C. Bruneau – Cass. 1re civ., 29 janv. 2014, n° 12-28953 : Rev. crit. DIP 2014, p. 609, note C. Chalas.
  • 14.
    Cass. 1re civ., 11 févr. 2015, n° 14-10074.
  • 15.
    À cet égard, v. P.-Y. Gautier, « La contrariété à l'ordre public d'une décision étrangère, échec à sa reconnaissance ou son exequatur », in Mélanges en l'honneur d'Hélène Gaudemet-Tallon, 2008, Dalloz, p. 437 et s., spéc. p. 442 et 443.
  • 16.
    H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, Compétence et exécution des jugements en Europe, 6e éd., 2018, LGDJ, p. 134, nos 413 et 421.
  • 17.
    Cass. 1re civ., 9 nov. 1971, n° 70-14017 : Rev. crit. DIP 1972, p. 314, note D. Holleaux.