Éclairages sur l’anti-suit injunction à la lumière du paradigme de l’équité juridictionnelle internationale
Alors que l’Union européenne a déjà annoncé son adhésion prochaine à la nouvelle convention de La Haye du 2 juillet 2019 sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière civile ou commerciale, et qu’en parallèle, les incertitudes juridiques post-Brexit se font plus pressantes, la coopération judiciaire internationale n’aura jamais été à ce point prégnante et d’actualité. D’ailleurs, le dispositif connu sous le vocable d’anti-suit injunction et popularisé par l’arrêt Turner de la Cour de justice des Communautés européennes en 2004, apparaît aujourd’hui et plus que jamais comme l’expression d’un malaise profond entre les systèmes juridiques de tradition romano-germanique et ceux de common law, ainsi qu’entre leur conception de la souveraineté juridictionnelle et de la justice internationale. Si les arrêts Turner et Allianz c/ West Tankers avaient réussi à atténuer les effets de l’anti-suit injunction au sein de l’Union européenne, la sortie du Royaume-Uni à travers le Brexit ainsi que l’internationalisation croissante des litiges commerciaux et d’investissement réactualisent le problème central soulevé par les injonctions dites anti-suit : à savoir, le difficile compromis entre la « rigide » souveraineté juridictionnelle des États et la nécessaire souplesse attendue de ces derniers, afin d’aboutir à une décision ou à une sentence arbitrale équitable pour les parties et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.
I – L’anti-suit injunction : de la défense de l’équité à l’offense de l’autre for saisi
1. L’anti-suit injunction, pouvant se traduire par « injonction anti-procès », est une pratique issue du droit anglais. Ses origines remontent à l’ère médiévale anglaise, à une époque où, en parallèle des tribunaux de common law, il y avait la Court of chancery, qui jugeait en équité (A). Au fil des siècles, le droit anglais et d’autres pays de tradition common law ont fait évoluer les soubassements conceptuels et juridiques de l’équité, sur laquelle repose la doctrine de l’anti-suit injunction (B). Mais malgré ces évolutions notables, il s’avère que les systèmes juridiques de tradition common law maintiennent toujours un noyau dur irréductible, au fondement même de la doctrine de l’anti-suit injunction : à savoir, une certaine défiance de leurs tribunaux vis-à-vis des fors étrangers et, dans une certaine mesure, un comportement de « justiciers » voire de « policiers ou gendarmes du monde ». Ceci va d’ailleurs à l’encontre de ce qu’il est commun aujourd’hui d’appeler la « confiance mutuelle » entre les juridictions des États membres de l’Union européenne (C). Mais si ce comportement de « justiciers » des tribunaux anglais n’est pas entièrement à blâmer et peut même être loué dans une certaine mesure, c’est en ce qu’il contribue à lutter contre la fraude au forum shopping malus, à l’instar de son pendant doctrinal écossais : le forum conveniens/non conveniens.
A – La notion d’équité : cœur historique de l’anti-suit injunction
2. L’anti-suit injunction a fait l’objet de nombreuses publications et recherches, notamment sur sa compatibilité avec le droit européen et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne1. Mais plus rares sont les études qui s’attardent sur le fait qu’à l’origine, cette pratique était issue de l’equity du droit anglais2. Et pourtant, la doctrine de l’equity, approximativement traduite par « équité », est fondamentale dans la compréhension du mécanisme de l’anti-suit injunction et de ses répercussions internationales en termes de conflits de compétence juridictionnelle.
3. L’injonction dite anti-suit correspond à une sorte d’injonction de faire ou de ne pas faire : une juridiction qui a une compétence in personam vis-à-vis d’une partie défenderesse à un litige, l’enjoint de ne pas exercer d’action contentieuse auprès d’une autre juridiction, nationale ou à l’étranger.
Dans l’Angleterre médiévale, notamment à partir du XIIIe siècle, ce type d’injonction pouvait être délivré par la Court of chancery, qui était une juridiction parallèle à celle du roi3 et qui tranchait conformément aux règles de l’equity. Ces dernières formaient une sorte de standards de jugement, reposant sur des référentiels moraux et éthiques tels que le reasonable man4, plus que sur des standards juridiques. L’origine du pouvoir d’injonction de la Court of chancery provenait historiquement de ce qu’à l’inverse des tribunaux de common law qui sanctionnaient par exemple l’inexécution contractuelle par l’octroi de dommages et intérêts (réparation par équivalent), la Court of chancery pouvait en lieu et place, délivrer des injonctions de faire. Et pour les juridictions anglaises de l’époque médiévale, la délivrance d’une injonction anti-suit à l’encontre d’une partie permettait notamment de mieux coordonner les compétences et les saisines locales entre la Court of chancery et les tribunaux statuant en common law5.
4. Le prononcé d’une injonction anti-suit était ainsi, à l’époque, motivé par une règle d’equity. Il faut savoir que les règles d’equity britanniques venaient (et viennent toujours) en « correction » de celles de la common law, lorsque ces dernières s’avéraient être insuffisantes ou trop rigides. Les racines conceptuelles de l’equity britannique sont elles-mêmes fortement ancrées dans la notion d’équité telle qu’élaborée par le philosophe grec Aristote6. Pour ce dernier, l’équité est un principe de justice naturelle, pouvant améliorer et corriger la conception de ce qui est perçu comme juste selon la loi. Cette vision aristotélicienne de l’équité, que l’on a qualifiée d’« objective », et sur laquelle repose l’equity du droit anglais, traduit une sorte de source informelle du droit, opérant aux limites du secundum legem et du praeter legem. En effet, l’équité vient alors en appui à la loi mais pas simplement, puisqu’elle peut aller au-delà de la loi, qu’elle améliore, supplée, adapte.
Cette vision objective de l’équité, développée par Aristote, est complétée par une doctrine dite « subjective »7, qui est celle des philosophes grecs, stoïciens, puis adoptée par la suite par le droit romain : cette équité subjective se présente quant à elle, plus comme une introspection intérieure, censée éveiller chez le juge le sentiment du juste.
5. Cette notion de « juste » nous semble fondamentale dans la théorisation et la compréhension des anti-suit injunctions. Car il apparaît que si ces injonctions anti-procès sont prononcées aujourd’hui par les tribunaux anglais même statuant en common law, c’est pour tenter de préserver la compétence juridictionnelle du for leur apparaissant le plus légitime et pour tenter d’obtenir in fine un résultat contentieux ou un résultat judiciaire le plus juste qui soit. Certes, faut-il souligner que les injonctions anti-suit prononcées par des tribunaux de tradition common law ne font désormais pas de référence expresse ni directe à l’equity. Malgré tout, c’est bien l’idée d’équité qui gouverne toujours les soubassements juridiques de ces injonctions anti-procès et qui transparaît en filigrane. Lorsqu’un tribunal anglais prononce alors une anti-suit injunction, c’est qu’il aura préalablement estimé juste de retenir sa compétence sur le litige donné : autrement dit, il aura fait usage du for conveniens, c’est-à-dire qu’il aura nécessairement estimé son for approprié pour recevoir l’examen du fond du litige. Ce qui apparaît juste pour ce même tribunal correspond alors à une situation raisonnable dans laquelle sa saisine exclusive serait seule de nature à empêcher ou prévenir une situation d’injustice nationale ou internationale, et vis-à-vis du demandeur qui l’aura saisi. L’on comprend à ce stade que cela ait pu choquer bon nombre d’auteurs civilistes qui ont perçu chez le juge de tradition common law, une forme de nombrilisme juridique voire juridictionnel qui ferait de ce dernier le détenteur exclusif de la raison et de ce qui est raisonnable pour assurer la justice internationale.
6. Mais il nous semble qu’au-delà de cette critique qui nous paraît justifiée mais figée, il faut avancer : pour cela, il faut essayer de comprendre plus avant cette pratique des injonctions anti-procès qui peut a priori paraître comme une forme d’égocentrisme de jurisdictio. Là encore, l’histoire du droit britannique nous apporte de précieux éléments de réponse : en effet, la théorie d’Aristote sur l’équité objective s’est traduite dans l’equity britannique, par un juste milieu entre l’adaptation méliorative par le juge anglais du « juste légal » grâce à l’emploi du correctif qu’est le droit naturel, et l’introspection intérieure que ce même juge fait en allant chercher en lui le « sentiment du juste ». L’intérêt de cette approche mixte8 appliquée par le juge de common law est qu’elle permet de chercher un compromis entre la protection objective du résultat de la décision au fond à intervenir, et la prise en compte du comportement des parties au litige. Et la dissolution de la Court of chancery par les Judicature Acts de 1873 et 1875 ainsi que la fusion des tribunaux d’equity et de common law, n’ont fait que renforcer l’intégration directe des règles d’equity dans le raisonnement des juges de droit commun.
En des termes simples donc, lorsque le juge anglais prononce une injonction de ne pas intenter ou poursuivre un procès devant un autre for et à l’encontre d’une partie, il prend en considération un certain nombre de critères objectifs et subjectifs, qui font qu’il retiendra ou non son forum. Une anti-suit injunction émise par un juge de common law aura donc nécessairement été motivée par un faisceau de critères concordants, venant à la fois en dépassement (praeter legem) des règles de common law, et en assistance à ces mêmes règles (secundum legem). En dépassement, puisque le droit prétorien de common law utilise lui-même des outils d’évaluation du « juste » fondés sur l’equity et, partant, basés sur la notion aristotélicienne de « juste absolu » ; ce qui doit être juste sur le plan légal devra alors l’être également sur le plan moral.
Cette fusion des grilles d’analyse du « juste », mêlant justice et justesse, est d’autant plus troublante aux yeux d’un juge civiliste, que la possibilité d’octroyer des injonctions anti-suit a été, en Angleterre, consacrée par des lois : la section 37 du Senior Courts Aact de 19819, et l’article 44 de l’Arbitration Act de 199610 pour ce qui est des injonctions prononcées pour protéger la compétence arbitrale. D’où l’aspect également secundum legem des principes d’equity afférents aux injonctions anti-procès.
La prise en compte de l’ensemble de ces critères objectifs et subjectifs qui fondent le socle conceptuel des anti-suit injunctions permet, selon nous, d’écarter au moins l’hypothèse de l’égocentrisme de jurisdictio que l’on prête souvent au droit anglais, en matière de conflits de compétence juridictionnelle. En effet, l’octroi de ces injonctions, bien que surmédiatisées depuis les célèbres arrêts Turner11, Allianz c/ West Tankers12 et Gazprom13, est loin d’être systématique, et les conditions de leur octroi par les États de common law se font de plus en plus drastiques.
B – L’évolution des contours de l’équité et de l’anti-suit injunction dans les pays de common law
7. Si dans l’Angleterre médiévale, le prononcé d’injonctions de ne pas faire par les cours statuant en equity était avant tout motivé par l’opportunité de réguler, compléter ou corriger les mesures prises par les juridictions de common law, aujourd’hui ces injonctions anti-procès présentent surtout un intérêt au niveau international. Les premières injonctions notables, délivrées par les juridictions britanniques afin de faire défense à une partie de soumettre un litige à une juridiction étrangère, ont été prononcées au début du XXe siècle : parmi elles, il y a la décision Pena Copper Mines LTD v. Rio Tinto Ltd de 191114, qui visait à protéger l’efficacité d’une clause compromissoire ; ou encore l’arrêt Cohen v. Rothfield de 191915.
8. En droit anglais qui est le berceau de l’anti-suit injunction, l’octroi d’une telle mesure fait l’objet d’un contrôle d’opportunité strict de la part des juges britanniques, à défaut d’un véritable contrôle de légalité, rendu quasi-impossible par l’aspect vague et volontairement flou des textes. Concernant ce dernier point, la lecture de la section 37 du Senior Courts Act de 1981, dans sa version en vigueur en 2019, nous confirme en effet que le pouvoir d’injonction de la High Court16 est des plus étendus : les deux premiers alinéas de la section 37 édictent que la High Court est en mesure d’ordonner des injonctions à titre conservatoire ou à titre principal, dans tous les cas qui lui paraissent justes, et que ces injonctions peuvent être prises par les juges, de manière inconditionnelle et discrétionnaire ou bien sous certaines conditions placées sous l’appréciation souveraine desdits juges. Ces derniers poseront ainsi les critères de ce qui est just and convenient, c’est-à-dire juste et convenable.
Le premier arrêt de principe de 1987, Aérospatiale17, a posé les critères suivants : le prononcé d’une injonction anti-suit doit avoir pour visée d’empêcher une situation d’injustice mais en prenant garde à ce qu’elle n’aboutisse pas à créer elle-même de l’injustice, que ce soit au détriment du défendeur si l’injonction est accordée ou de celui du demandeur en cas de refus de l’injonction. Second critère posé par le conseil privé de la Reine dans l’arrêt Aérospatiale, l’injonction anti-procès prononcée par la juridiction britannique doit viser un défendeur vis-à-vis duquel elle dispose d’une compétence in personam. Autrement dit, l’injonction n’est pas adressée à une juridiction étrangère mais au justiciable, de surcroît passible d’être attrait devant une juridiction britannique par l’existence d’éléments factuels suffisamment convergents pour laisser présumer l’existence de liens étroits entre ce défendeur et le tribunal anglais. Le troisième critère dégagé par l’arrêt Aérospatiale se veut à la fois plus ouvert et plus strict : plus ouvert, car une juridiction anglaise saisie peut conclure qu’une juridiction étrangère pourrait être également compétente quant à un litige donné ; et plus strict car dans un tel cas de figure, le juge anglais ne peut faire droit à une demande de prononcé d’une anti-suit injunction qu’à condition qu’il estime que la continuation ou l’initiation d’une procédure judiciaire à l’étranger par le défendeur, n’aurait pour seul but que d’être vexatoire ou oppressante. La mauvaise foi ou le comportement déloyal du défendeur qui saisirait un tribunal étranger, à cette unique fin, sont donc pris en compte par le juge anglais.
L’arrêt Airbus de 199918 est ensuite venu renforcer ces critères jurisprudentiels d’octroi d’une injonction anti-procès : il a précisé en effet que les liens entre la juridiction anglaise saisie et le litige doivent être suffisamment étroits, de sorte que le juge anglais puisse être intimement convaincu que son forum est le forum quasi-naturel de l’affaire.
Si l’on examine de près ces critères dégagés par les arrêts Aérospatiale et Airbus, l’on peut voir qu’il y a un mélange de critères objectifs19 et de critères subjectifs20. C’est donc armé de ces critères objectifs et subjectifs que le juge anglais fondera son intime conviction : est-il ou non le forum quasi-naturel de l’affaire ?
Cette intime conviction censée guider le juge anglais vers l’idéal du « juste », n’est d’ailleurs pas inconnue du droit français. On la retrouve notamment aux articles 353 et 427 du Code de procédure pénale, avec un devoir moral pour les juges du tribunal correctionnel et de la cour d’assises, de décider d’après leur intime conviction. Moins remarquée mais tout aussi présente, l’intime conviction est également à disposition du juge civil, notamment à l’article 246 du Code de procédure civile français qui précise qu’en matière de mesures d’instruction, ce même juge n’est pas lié par les constatations ou les conclusions du technicien qu’il a désigné.
L’usage de cette intime conviction par le juge anglais, afin de contrôler l’opportunité d’émettre une anti-suit injunction, est a minima un gage d’absence d’arbitraire de ce qui s’apparente finalement à des ordonnances restrictives adressées à une partie. L’on peut y voir alors une forme d’« éthique de juger », d’autant plus dans le cas où le juge anglais reconnaît qu’une juridiction étrangère pourrait également être compétente. Car dans ce cas de figure, la jurisprudence anglaise Airbus a requis une intime conviction renforcée de la part du juge britannique. Ce qui dénote tout de même une certaine prise en compte de la courtoisie internationale, par le juge anglais saisi.
9. Outre-Atlantique, les juges américains sont confrontés à la même difficulté de mise en œuvre de ces injonctions anti-procès, sinon plus. En effet, quand bien même le Restatement (Second) of conflict of laws de 1971 en son paragraphe 53 leur permet de prononcer de telles injonctions, les juridictions américaines sont divisées sur les critères d’octroi à appliquer. Ainsi, alors que la jurisprudence Allendale21 a mis l’accent sur le critère combiné de l’existence de procédures judiciaires parallèles et quasi-identiques aux États-Unis et à l’étranger, et de l’idée de « bonne administration de la justice » pour justifier l’octroi d’une injonction anti-suit, la jurisprudence Laker22, plus ancienne et plus stricte, érige quant à elle la courtoisie internationale comme critère majeur d’un tel octroi. L’importance de la prise en compte de la courtoisie internationale sera ensuite minorée par l’arrêt Paramedics23. Autre tendance jurisprudentielle notable, l’arrêt Quaak24 instaure une présomption simple suivant laquelle le juge américain saisi ne devrait pas être enclin ab initio à accorder une anti-suit injunction, sauf à la partie demanderesse à parvenir à justifier du comportement frauduleux, déloyal, vexatoire ou oppressant de la partie adverse.
Il apparaît au vu de ces positions jurisprudentielles américaines que les conditions d’octroi et de refus d’une injonction anti-suit sont plus confuses et plus diffuses que dans le droit anglais, pour lequel l’intime conviction du juge ainsi que la courtoisie internationale sont érigées en critères décisifs.
Mais malgré cette rigueur renforcée des juges britanniques par rapport aux conditions d’octroi de telles injonctions, la méfiance de l’Union européenne vis-à-vis de ces injonctions perçues comme incompatibles avec les exigences du droit international public n’a pas décru ; de même mais inversement, l’attachement historique des juges anglais à cette pratique judiciaire séculaire se perpétue, en dehors de l’espace de l’Union européenne. Cette divergence idéologique entre la Cour de justice de l’Union européenne et les juges britanniques illustre selon nous la grande divergence d’approche concernant l’intérêt ou les intérêts qu’il faut protéger dans le cadre d’un contentieux impliquant un élément d’internationalité. C’est le cas notamment lorsqu’il y a une clause compromissoire ou une clause d’élection de for dans un contrat commercial international.
C – De la défiance des pays de common law à la confiance mutuelle entre États de l’Union européenne
10. Londres est bien connue pour être une place majeure de l’arbitrage international, avec notamment la London Court of international arbitration. Ceci a son importance dans la mesure où les décisions anglaises, qui ont tenu en émoi la communauté des juristes sur la question des anti-suit injunctions, ont été rendues notamment à propos d’arbitrage et en soutien de l’arbitrage. Pour rappel, c’est l’arrêt Turner de la Cour de justice des Communautés européennes en 2004 qui posa comme principe qu’une anti-suit injunction prononcée par la juridiction d’un État membre de l’Union européenne à l’encontre d’une partie débutant ou poursuivant un autre procès devant un juge d’un autre État membre, contrevient à la convention de Bruxelles de 1968 et au règlement (CE) n° 44/2001 qui l’a remplacée. La motivation de la décision Turner avait pour fondement le principe de confiance mutuelle qui doit exister entre juridictions d’États membres de l’Union et partant, le nécessaire respect des souverainetés juridictionnelles dans l’espace communautaire et dans cet espace judiciaire intégré.
Dans la même veine, la Cour de justice des Communautés européennes, dans son arrêt Allianz c/ West Tankers en 2009, avait étendu l’application du principe dégagé dans l’arrêt Turner, à ceci près que dans l’affaire Allianz c/ West Tankers, l’anti-suit injunction émise par la High Court of justice of England and Wales visait à protéger spécifiquement un for arbitral. Selon la Cour de justice des Communautés européennes, une telle injonction nuit à l’effet utile du règlement (CE) n° 44/200125, quand bien même ce dernier exclut l’arbitrage du champ d’application du règlement. Sans qu’il soit utile de revenir en détails sur cet arrêt qui a été abondamment commenté, il nous semble pertinent néanmoins d’expliciter la position adoptée par la Cour de justice, en dépit de l’exclusion de l’arbitrage du champ d’application du règlement européen. La Cour avait estimé que l’intention d’une juridiction d’un État membre, aussi bienveillante soit-elle, de protéger un for arbitral, ne saurait priver toute autre juridiction saisie de son droit de constater par elle-même si la convention d’arbitrage n’est pas caduque, inopérante ou insusceptible d’être appliquée. Autrement dit, la motivation de l’arrêt Allianz c/ West Tankers reposait en fait sur l’effet positif du principe de compétence-compétence, au visa de l’article II, paragraphe 3, de la convention de New York de 1958 pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères : ainsi, la juridiction d’un État signataire de ladite convention et saisie en violation d’une clause d’arbitrage, ne pouvait, selon la Cour de justice, se voir déposséder par une anti-suit injunction, de son droit de statuer elle-même sur la validité ou l’applicabilité de cette clause compromissoire.
Dans un contexte où l’on sait que les juridictions britanniques ont tendance à vouloir protéger la compétence arbitrale26, au risque de donner une impression de défiance vis-à-vis des juges des autres États membres, il convient de faire le constat suivant : les juges anglais qui émettent des injonctions anti-suit en appui à un for arbitral méconnaissent l’effet positif et, d’une certaine manière également, l’effet négatif du principe de compétence-compétence. En ce qui concerne l’effet positif, l’arrêt Allianz c/ West Tankers l’a parfaitement illustré puisque comme le notait Sandrine Clavel, l’injonction du juge anglais a pour effet de « court-circuiter » l’appréciation de la validité ou de l’applicabilité de la clause d’arbitrage qu’aurait pu faire le juge étranger27. Quant à l’entorse à l’effet négatif, elle a lieu de manière incidente puisque le juge anglais qui vient au soutien de l’arbitrage ne se contente pas de renvoyer les parties à l’arbitrage mais préjuge quelque part de la compétence du tribunal arbitral, en voulant protéger « à tout prix » ce for arbitral, au point d’empêcher la réalisation du versant positif du principe de compétence-compétence. En quelque sorte, c’est en voulant protéger l’effet négatif de la compétence-compétence et donc, en voulant préserver la compétence arbitrale, que le juge anglais y nuit et y porte atteinte, sans le vouloir.
Ce résultat final, produit par l’anti-suit injunction, est d’ailleurs quelque peu paradoxal dans la mesure où, à l’instar du droit français, le droit anglais reconnaît l’effet négatif du principe de compétence-compétence. Ce paradoxe est d’ailleurs renforcé par le fait que les juges britanniques ont quelquefois accordé des anti-suit injunctions pour faire obstacle à un arbitrage28.
11. Dans l’hypothèse plus classique où l’injonction anti-procès intervient en soutien à un arbitrage, le juge anglais qui l’octroie, ne saurait être vu comme un (simple) juge d’appui à l’arbitrage, car il va bien au-delà des fonctions généralement dévolues à un tel juge. En effet, ce juge anglais ne se limite pas à assister les parties en vue du bon déroulement de l’arbitrage, mais se comporte presque comme un « juge-policier » qui entend défendre et protéger la clause d’arbitrage envers et contre tous. Seulement, la faveur à l’arbitrage ne doit pas conduire à ce que le juge britannique préjuge lui-même de la compétence arbitrale et celui-ci doit laisser de la place pour la contradiction, apportée à la fois par le juge étranger également saisi et par le tribunal arbitral lui-même, une fois ce dernier constitué.
Dans ce vaste réseau communicant qu’est l’ensemble formé par les conceptions anglo-saxonne, française et européenne de la compétence judiciaire et de la compétence arbitrale, nous ne pouvons alors que partager l’opinion du professeur Emmanuel Gaillard qui évoquait un dialogue conflictuel entre l’ordre juridique arbitral et les ordres juridiques étatiques, et entre les ordres juridiques étatiques à propos de contentieux arbitraux29. Au-delà de ce constat, la source de ce dialogue conflictuel nous semble provenir de ce que l’intérêt devant être protégé en cas de contentieux transnational n’est pas perçu de la même manière aux yeux du juge anglais, du juge français, ou de la Cour de justice de l’Union européenne. Pour le juge anglais, qui agit selon son intime conviction, l’octroi d’une injonction anti-procès est principalement motivé soit par la volonté de protéger la justice contractuelle à travers une clause compromissoire ou une clause d’élection de for, soit par la nécessité de protéger l’équilibre processuel entre les parties. Il faut garder à l’esprit que l’anti-suit injunction était dans son essence même un recours en equity, ainsi que nous le rappelait l’arrêt The Angelic Grace en 199530. Les notions de justice contractuelle et d’équilibre processuel émergent ainsi de l’iceberg séculaire prénommé « équité ». Cette grille de lecture nous amène à considérer que l’équité contractuelle ainsi que l’équité processuelle relèvent tacitement de l’ordre public international anglais en matière procédurale. En effet, l’ordre public n’est-il pas l’ensemble de règles qui s’imposent avec une force particulière au sein d’un ordre juridique31 ?
Toute la difficulté est de pouvoir apprécier si, à travers leurs anti-suit injunctions, les juges anglais entendent circonscrire l’équité contractuelle et processuelle à l’ordre public international anglais stricto sensu, ou s’ils entendent en faire un principe de justice universelle, qu’il faille à leurs yeux associer à un ordre public véritablement international. Dans la première hypothèse, ce ne serait alors que de manière incidente que l’ordre public international anglais viendrait perturber les règles du droit international public, notamment la souveraineté juridictionnelle des États et le principe de confiance mutuelle tel qu’issu dernièrement du règlement Bruxelles I bis32. Dans le deuxième cas de figure, le prononcé d’anti-suit injunctions sonnerait véritablement comme un message de défiance (voire de défi) adressé aux juges des autres États. Avant de tenter d’y répondre, il est au moins un constat préalable à faire : l’ordre public international anglais en matière de contentieux transnational est empreint d’une certaine subjectivité, voire d’une subjectivité certaine, due à une vision des règles de police processuelle, centrée sur le juge, incarnation directe de la justice humaine. Il serait alors tentant, au vu de ces constats, d’abonder dans le sens de la seconde hypothèse que nous évoquions plus haut : à savoir que les anti-suit injunctions prononcées par les juridictions des États de common law seraient l’instrument d’un prosélytisme anglo-saxon tendant à asseoir leur vision de l’ordre public véritablement international. Mais cela serait sans compter la convergence des luttes, qui se dessine depuis quelque temps déjà au niveau international, et tendant à endiguer des pratiques inéquitables telles que la course au forum shopping malus. Assiste-t-on dès lors à une harmonisation globalisée de l’ordre public véritablement international, en matière de conflits de compétence judiciaire ? Et l’ordre juridique de l’Union européenne saura-t-il résister à l’appel de l’équité contractuelle et processuelle ?
II – Repenser les règles de conflits de compétence sur le fondement du paradigme de l’équité juridictionnelle internationale
12. En réalité, l’enjeu du prononcé des injonctions anti-suit par les juridictions des pays de common law, mais également l’enjeu des traités internationaux et règlements européens sur la compétence judiciaire, sont sensiblement les mêmes : la recherche d’une solution internationale équitable en matière de compétence judiciaire ; autrement dit la recherche du forum le plus convenable, que l’on retrouve plus largement sous les traits de la doctrine écossaise du forum conveniens et forum non conveniens. Seulement, c’est la méthode qui diffère dans cette recherche de la solution internationale équitable : tandis que le règlement Bruxelles I bis promeut les règles de litispendance et de connexité pour pallier les problèmes de conflits de compétence entre juridictions de pays de l’Union européenne, les juges anglais ont une approche plus subjective, basée sur l’appréciation par le juge de l’opportunité de son propre forum. Et c’est seulement après appréciation de ce caractère convenable ou pas de son propre forum que le juge anglais délivre ou non une injonction anti-procès à l’encontre d’une partie envers laquelle elle dispose d’une compétence in personam. Autrement dit, l’anti-suit injunction est une arme juridique utilisée par les juges anglais pour servir ce mécanisme souple, flexible et discrétionnaire que l’on nomme forum conveniens/non conveniens. Cette doctrine écossaise, transposée par les juges anglais et appliquée dans l’ensemble du Royaume-Uni, est un des piliers de l’ordre public international anglais en matière procédurale. Elle tend actuellement à imprégner l’ensemble du droit international public en matière de conflits de compétence. Cette reconnaissance internationale du modèle britannique fondé sur le « forum convenable » est, à notre sens, l’une des raisons qui expliquent et favorisent le recul progressif de la stigmatisation à l’endroit des injonctions internationales telles que l’anti-suit (A). Cependant, la persistance de l’hésitation et du manque de prise de position du reste de la communauté internationale vis-à-vis du système britannique qui donne la part belle au juge et à l’équité, témoigne d’un malaise idéologique et de la nécessité de repenser en profondeur les règles de conflits de compétence sur le fondement d’un paradigme nouveau : l’équité juridictionnelle internationale que nous appellerons lex jurisdictionis (B).
A – Le rayonnement du modèle britannique : de la stigmatisation de l’anti-suit injunction à la consécration internationale du forum conveniens et non conveniens
13. Après la sanction posée par l’arrêt Allianz c/ West Tankers de la Cour de justice des Communautés européennes en 2009, qui interdisait le prononcé d’anti-suit injunctions entre juridictions de pays membres et même en soutien d’un for arbitral, l’arrêt Gazprom en 2015 représentait d’une certaine façon une pondération du témoignage d’hostilité de l’Union à l’égard des injonctions anti-procès. En effet, il ressortait de ce dernier arrêt qu’une juridiction arbitrale pouvait fort bien prononcer une anti-suit injunction par le biais d’une sentence arbitrale, afin de protéger son for arbitral vis-à-vis d’une juridiction étatique étrangère. La Cour de justice considérait d’ailleurs qu’il n’y avait pas conflit de juridictions en pareil cas. Inversement, la juridiction d’un pays membre n’est tenue ni de reconnaître ni d’exécuter, ni de ne pas reconnaître ou de ne pas exécuter une telle injonction par voie de sentence. Cette décision Gazprom était intéressante dans la mesure où elle avait lancé le désamorçage de l’hostilité de principe envers les injonctions anti-procès dans l’espace de l’Union européenne.
14. Plus ou moins en parallèle, l’on a pu observer que les juges anglais persévéraient dans le prononcé de ces injonctions, dans le contexte d’un soutien à un for arbitral et lorsqu’une procédure judiciaire étatique était ouverte en dehors de l’Union européenne. Par exemple, dans l’affaire Hydropower en 2013, la Cour suprême du Royaume-Uni avait validé l’usage d’anti-suit injunction par la Commercial Court, afin de contraindre la partie concernée à désengager l’action judiciaire qu’elle avait entreprise au Kazakhstan, en méconnaissance d’une clause compromissoire33. Cette affaire avait trois spécificités : d’une part, la convention d’arbitrage était soumise au droit anglais ; d’autre part, l’arbitrage avait pour siège Londres ; enfin, le tribunal arbitral n’avait pas été constitué en l’espèce. La position de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire Hydropower a été justifiée par celle-ci sur une double base juridique et en equity : juridiquement, la Cour suprême a estimé que la Commercial Court était en droit de venir en appui du for arbitral, quand bien même aucun tribunal arbitral n’avait été constitué, en se basant sur la section 37 du Senior Courts Act de 1981. En equity, le raisonnement de la Cour suprême peut être traduit comme suit : l’existence potentielle d’un for arbitral, même non encore investi par la constitution dudit tribunal, suffit à justifier le prononcé de l’injonction. En d’autres termes, l’équité contractuelle autorise le juge anglais à protéger la convention d’arbitrage qui contient intrinsèquement un embryon potentiel de procès. Nous partageons cette vision puisque, rappelons-le, la clause compromissoire apparaît comme une convention de procédure. Soulignons également que l’équité contractuelle n’est pas inconnue du droit civil français, notamment avec l’article 1194 du Code civil.
La hardiesse des juges anglais ira même jusqu’à valider des anti-suit injunctions prononcées en appui d’un for arbitral, même lorsque le droit anglais n’était pas applicable mais que l’équité processuelle le justifiait34 ; ou encore lorsque le droit anglais était applicable mais que le siège de l’arbitrage était en dehors du Royaume-Uni35.
Encore plus intéressant, dans la décision Nori Holdings Ltd v. Bank Financial Corp [2018] EWHC 1343 (Comm) (Nori Holdings), le juge Males de la High Court britannique affirme qu’une juridiction anglaise peut prononcer une anti-suit injunction en soutien à une convention d’arbitrage, quand bien même le tribunal arbitral serait déjà constitué. Il soutient que les Senior Courts anglaises sont investies d’un pouvoir général de protéger un for arbitral grâce à une anti-suit injunction, en vertu de la section 37 du Senior Courts Act de 1981, et bien que ce pouvoir doive être utilisé avec précaution et au cas par cas.
15. Ceci conforte ce que nous avons dit plus haut : d’une certaine manière, les juges anglais font entorse à l’effet négatif du principe de compétence-compétence, à force de vouloir « trop en faire » pour protéger l’arbitrage. En effet, une fois le tribunal arbitral constitué, celui-ci est normalement en mesure de prononcer lui-même une sentence contenant une anti-suit injunction, pour défendre son for. Et ainsi que nous l’évoquions déjà plus haut, ces mêmes juges anglais adoptent finalement une attitude de « juges-policiers »36, qui non seulement porte indirectement atteinte à l’effet positif du principe de compétence-compétence en restreignant la possibilité que le juge étranger se prononce lui-même sur sa compétence ; mais surtout, qui risque de porter directement atteinte à l’effet utile du principe de compétence-compétence dans son versant négatif. Vue sous le prisme de cette analyse, l’anti-suit injunction a donc des effets indirects sur la compétence des juridictions étrangères saisies, et des effets directs sur l’ordre juridique arbitral.
16. Mais au-delà de ce constat cinglant, il ne faut pas occulter l’objectif vertueux poursuivi par cette pratique injonctive : instaurer une justice procédurale équitable, éloignée de toute tentative de fraude contractuelle ou processuelle. Cet objectif est notamment la base idéologique de la doctrine écossaise du forum conveniens/non conveniens. Cette doctrine qui a été transposée et adaptée en droit anglais en 198737 repose sur un mécanisme qui permet au juge de disposer d’un pouvoir discrétionnaire pour « décréter » son forum approprié ou opportun, ou non approprié38. De la sorte, le juge saisi en premier ou en second lieu, pourra indifféremment retenir ou décliner sa compétence. Il le fera au regard d’un faisceau d’éléments et d’indices : il appréciera notamment si, et dans quelle mesure, sa saisine pourrait entraîner une situation d’inégalité entre les parties ; si sa saisine par une partie témoigne d’un comportement vexatoire ou abusif ; ou encore si le litige présente suffisamment de proximité avec son for. En clair, cette méthode, servant à évaluer la compétence juridictionnelle du juge saisi, repose entièrement sur ce dernier et ne prend pas réellement en compte les conflits de compétence pouvant en découler au niveau international. Mais s’arrêter à ce seul constat, au détour peu flatteur pour la doctrine écossaise, serait cependant quelque peu réducteur : car autant le juge britannique ou écossais peut estimer son forum convenable, autant il pourra tout aussi bien estimer que la conduite du procès devant un tribunal étranger serait plus appropriée pour toutes les parties en cause et pour la bonne administration de la justice. Lorsqu’une partie soulèvera ainsi une exception de forum non conveniens devant une juridiction compétente et admettant cette doctrine, non seulement cette même partie devra justifier qu’un tribunal étranger est également compétent et que celui-ci est plus approprié ; mais également et en sus, la juridiction saisie de l’exception de forum non conveniens se fera une religion sur sa propre compétence, un peu à l’image d’un tribunal arbitral qui jouirait de la « compétence-compétence ».
Nous n’entrerons pas dans une analyse approfondie de cette doctrine du forum conveniens/non conveniens. Ce qui nous paraît en revanche intéressant au vu de notre axe d’étude qui se focalise sur l’équité comme solution pour une bonne administration internationale de la justice, est d’observer que : l’anti-suit injunction tout comme le forum conveniens/non conveniens servent le même combat contre les abus de procès, souvent matérialisés par ce qu’il est convenu d’appeler le forum shopping malus. Mais au-delà de cela, et quand bien même il est hors de nos propos de vouloir assimiler le mécanisme de l’anti-suit injunction à celui du forum non conveniens, les deux présentent un même centre de gravité : le juge de common law est investi d’une sorte de « compétence-compétence ». Celle-ci lui permet d’intervenir à la fois sur deux volets : nous les qualifierons de « système émetteur » et de « système récepteur ». Sur le volet « émetteur », le juge anglais peut émettre une anti-suit injunction à l’égard d’une partie s’il est saisi en ce sens et surtout, s’il retient sa propre compétence comme étant le forum le plus indiqué voire le forum naturel. Sur le volet « récepteur », le juge reçoit cette fois une demande tendant à lui faire abdiquer sa compétence pour connaître de l’affaire39, au motif que cette compétence ne serait pas la plus indiquée ; à l’instar de ce qui se passe pour l’anti-suit injunction, le juge évalue alors l’opportunité de retenir ou non sa compétence, non pas au regard d’éléments strictement objectifs relevant de principes du droit international, mais prioritairement au vu de ce qui serait le plus juste pour l’ensemble des parties au litige et pour une bonne administration de la justice.
17. Cette forme de compétence-compétence du juge anglo-saxon qui fait droit à une anti-suit injunction ou qui applique le forum conveniens/non conveniens à un contentieux transnational, présente un avantage : celui d’offrir une justice plus souple, moins rigide ; une justice procédurale rendue au cas par cas, in concreto, et non in abstracto ; une justice procédurale qui prend en compte la spécificité des situations contentieuses et des objectifs qui animent les parties dans leur saisine des différents fors. Cette souplesse rendue possible grâce à la mise en œuvre de principes fondés sur l’equity, est notamment à l’opposé de la solution de litispendance et de connexité telle qu’établie par le règlement Bruxelles I bis de 2012 sur la compétence judiciaire. Cette solution adoptée par l’Union européenne et par les pays de tradition romano-germanique n’est pas adaptée pour lutter contre certaines pratiques telles que la course à la juridiction la plus opportune ou la plus favorable, appelée forum shopping malus. Toutefois, la souplesse du modèle basé sur l’équité juridictionnelle n’est pas sans défauts, pour ne citer que le fait qu’il peut porter atteinte à la règle de courtoisie internationale ou encore qu’il peut empiéter sur la compétence-compétence du tribunal arbitral. En somme, il s’agit d’un système de compétence judiciaire qui se veut plus juste et qui est effectivement plus adapté face aux litigants de mauvaise foi, mais qui présente l’inconvénient d’être un modèle en vase clos. En effet, ce système anglo-saxon semble vouloir étendre sa perception de l’ordre public international en matière procédurale, au reste du monde, sans faire de concessions. Quoique ce dernier point ne soit plus tout à fait vrai puisque les juges anglais délivrent de moins en moins d’anti-suit injunctions à la hâte, et ont durci les conditions d’octroi. Malgré ses défauts, le système de compétence judiciaire reposant sur la notion d’équité mérite d’intégrer l’ordre public véritablement international en matière processuelle car il réinjecte de « l’humain » au centre du droit processuel international, il fait du juge le bras armé et le prolongement souple d’un droit qui se veut juste, afin d’être au plus près d’une solution internationale équitable pour les parties au litige.
B – Une modélisation de la notion d’équité juridictionnelle internationale : une lex jurisdictionis teintée de souplesse
18. Le législateur européen n’avait pas tardé à consacrer, même de manière timide, les principes d’équité contractuelle et processuelle. Ainsi, n’est-il pas étonnant de trouver aux articles 33 et 34 du règlement Bruxelles I bis de 2012 une sorte de transposition de la doctrine du forum conveniens/non conveniens. Ces articles disposent que lorsqu’une juridiction d’un État membre est saisie après une juridiction d’un État tiers, la juridiction de l’État membre peut soit surseoir à statuer soit poursuivre l’instance, selon sa conviction de ce qui serait nécessaire pour une bonne administration de la justice. L’on trouve également le respect de l’équité contractuelle : d’une part, par l’approbation de la convention de La Haye de 2005 sur les accords d’élection de for par l’Union européenne ; et d’autre part, à travers l’article 31 du règlement Bruxelles I bis de 2012 qui donne prééminence à la juridiction d’un État membre saisie en second lieu, sur le fondement d’une clause d’élection de for, au détriment d’une juridiction d’un autre État membre saisie en premier lieu.
Dans la même lignée, l’on peut évoquer le projet de convention mondiale de la conférence de La Haye, sur la compétence judiciaire, dont les négociations sont annoncées pour 2020. Il faut savoir qu’il survient à la suite du texte provisoire de l’avant-projet de convention de 2001 de la conférence de La Haye de droit international privé. Cette ébauche de texte, notamment en ses articles 21 et 22, prévoyait un subtil mélange de règle de litispendance et de forum non conveniens : concrètement, un tribunal d’un État contractant saisi en premier lieu pourrait refuser d’exercer sa compétence dans des circonstances exceptionnelles, et selon son intime conviction que son for serait clairement inapproprié pour statuer sur le litige et que le tribunal d’un autre État serait clairement plus approprié pour statuer sur ce même litige. La règle de litispendance resterait toutefois la règle de principe.
19. Quel que soit le niveau d’importance qui sera accordé à la doctrine du forum conveniens/non conveniens dans la nouvelle convention de La Haye sur la compétence judiciaire dont les négociations sont prévues pour 2020, ce pas en avant vers la consécration conventionnelle de l’équité processuelle et contractuelle est de bon augure. Tout simplement parce que cela est un gage de flexibilité et de souplesse dans la recherche d’une solution processuelle internationale la plus équitable. C’est également insuffler un zeste de souplesse dans le fonctionnement de l’espace judiciaire international.
Mais nous faisons remarquer qu’à la différence du règlement Bruxelles I bis de 2012 dans lequel l’imperium d’appliquer du forum conveniens/non conveniens appartient au juge d’un État membre saisi en second lieu après un juge d’un État tiers, dans le texte provisoire de l’avant-projet de convention de 2001 de la conférence de La Haye, c’est au juge saisi en premier lieu qu’il appartiendrait d’appliquer cette règle. Par conséquent, le juge saisi en second lieu n’aurait pas vocation à faire usage de son intime conviction pour savoir si son for serait plus approprié. Autrement dit, c’est sur le juge saisi en premier lieu que sont concentrées à la fois la prédisposition de principe pour trancher le litige, ainsi que la faculté exceptionnelle de refuser d’exercer sa compétence. En somme, une forme de forum non conveniens réservée au premier juge saisi.
Par ce rôle mineur40 accordé à l’équité processuelle, la conférence de La Haye de droit international privé dont l’instigateur n’est autre que l’Union européenne, espère malgré tout faire adhérer les pays d’obédience anglo-saxonne à la nouvelle convention mondiale sur la compétence judiciaire. Autant dire que le but est de faire reculer la doctrine du forum non conveniens face à la règle européenne de litispendance.
20. Si l’avenir nous dira quelle sera la réaction des pays de tradition common law face à cette minorisation organisée de la doctrine du forum non conveniens par l’Union européenne, une chose nous semble acquise : le rôle même mineur qui serait accordé à l’équité processuelle dans l’évaluation de l’opportunité d’un for saisi, pourrait produire l’effet inverse à celui recherché. Ainsi, au lieu de minorer le rôle de l’équité en prévoyant une application subsidiaire de celle-ci, la conférence de La Haye sur le droit international privé promouvrait indirectement une lex jurisdictionis teintée de souplesse et gouvernée par l’esprit du droit naturel qui caractérise d’ailleurs l’equity britannique. Au risque même que cette lex jurisdictionis fondée sur l’équité juridictionnelle internationale devienne un modèle de gouvernance processuelle à l’échelle internationale, au même titre que la litispendance l’est déjà dans l’espace de l’Union européenne. L’équité processuelle et contractuelle deviendrait alors un grand principe du droit international en matière judiciaire, à l’instar de ce qu’elle représente déjà pour l’ordre public international anglais en matière procédurale. Cette nouvelle boussole de l’espace judiciaire international qu’est l’équité processuelle et contractuelle nous emmène quelque peu sur les contrées de la soft law et du droit flou, et nous renvoie également aux principes généraux du droit international tels que la bonne foi.
21. Et d’ailleurs, cette vision anglo-saxonne du juge, justicier et rétablisseur de torts, et non simple courroie de transmission et d’application du droit objectif, gagne du terrain au lieu d’en perdre. Récemment par exemple, une juridiction allemande (et donc de l’Union européenne) a pour la première fois, prononcé une anti anti-suit injunction dans une affaire de violation de brevet41 : dans les faits, l’opérateur de télécommunication Nokia a attaqué Daimler, société du groupe Continental, en violation de brevet devant la District court de Munich. Subséquemment, le groupe Continental a introduit une demande en anti-suit injunction contre Nokia, devant une juridiction californienne. Avant que l’anti-suit injunction américaine ne soit prononcée, la juridiction allemande a ordonné à Continental de retirer sa requête en anti-suit injunction, par le biais d’une anti anti-suit injunction42. Cette décision allemande est intéressante pour deux raisons : d’une part, dans la mesure où ses motivations juridiques reposent non pas sur la règle « premier saisi, premier servi »43 mais sur des principes généraux du droit international tels que le droit de libre accès au juge, la souveraineté des juridictions des États, et surtout la bonne administration de la justice ; d’autre part, en ce qu’elle confirme la baisse de l’hostilité des pays de tradition romano-germanique envers les anti-suit injunctions, notamment depuis l’arrêt français de 2009 qui avait édicté que l’anti-suit injunction en faveur d’une équité contractuelle n’était pas contraire à l’ordre public international44.
22. En définitive, il nous semble judicieux d’introduire, d’institutionnaliser et de baliser l’équité processuelle et contractuelle dans l’ordre public international en matière procédurale, et de l’étendre au-delà du « simple » ordre public international anglais, et au titre d’un ordre public véritablement international. Cela permettrait de mettre fin aux conflits de compétence par voie d’anti-suit injunctions et anti anti-suit injunctions interposées ou réciproques. Reste à savoir si la perspective d’une convention mondiale sur la compétence judiciaire, confinant l’équité à un principe subsidiaire de détermination de la compétence et annihilant ipso facto la possibilité pour la juridiction saisie en second lieu de prononcer une injonction anti-procès, satisfera les « pères » de l’equity que sont notamment le Royaume-Uni et les États-Unis. Quoi qu’il en soit, il n’est pas souhaitable d’avoir, à l’échelle internationale, une application dédoublée de l’équité processuelle et contractuelle, en maintenant à la fois le mécanisme du forum conveniens/non conveniens et celui de l’anti-suit injunction. Pour l’heure, il est à prévoir que le prononcé d’anti-suit injunctions risque encore de gagner du terrain, notamment sur le sol européen, pourtant traditionnellement hostile à cette mesure.
Notes de bas de pages
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1.
V. par exemple : Carrier R., « Convention de Bruxelles : le devoir de confiance », D. 2004, p. 1919 ; Delebecque P., « Anti-suit injunction et arbitrage : quels remèdes ? », Gazette de la chambre arbitrale maritime de Paris 2006-2007, n° 12 ; Kessedjian C., « Arbitrage et droit européen : une désunion irrémédiable ? », D. 2009, p. 981 ; Théry P., « Injonction et compétence internationale : vérité au-delà des frontières de l’Union européenne, erreur en deçà », RTD civ. 2010, p. 372.
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2.
Clavel S., « Anti-suit injunctions et arbitrage », Revue de l’arbitrage 2001, p. 669-706 ; Discours M., « L’anti-suit injunction en action : étude comparée des modalités d’attribution », Revue libre de droit 2014, p. 89-97.
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3.
Statuant en common law.
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4.
Dion N., « Le juge et le désir du juste », D. 1999, p. 195.
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5.
Discours M., « L’anti-suit injunction en action : étude comparée des modalités d’attribution », Revue libre de droit 2014, p. 89-97.
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6.
Dion N., « Le juge et le désir du juste », D. 1999, p. 195.
-
7.
Dion N., « Le juge et le désir du juste », D. 1999, p. 195 ; Molfessis N., « L’équité n’est pas une source du droit », RTD civ. 1998, p. 221 ; Morvan P., « Le sacre du revirement prospectif sur l’autel de l’équitable », D. 2007, p. 835 ; Pellé S., « La réception des correctifs d’équité par le droit », D. 2011, p. 1230.
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8.
Entre équité objective et équité subjective.
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9.
Senior Courts Act 1981, chap. 54, Part II : Jurisdiction – The High Court.
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10.
Arbitration Act 1996, chap. 23, Part I : Arbitration pursuant to an arbitration agreement.
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11.
CJCE, ass. plén., 27 avr. 2004, n° C-159/02, Turner c/ Grovit : Rec. CJCE, p. I-3565.
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12.
CJCE, gde ch., 10 févr. 2009, n° C-185/07, Allianz SpA c/ West Tankers Inc : D. 2009, p. 981.
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13.
CJUE, 13 mai 2015, n° C-536/13, Gazprom c/ Lietuvos Respublika.
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14.
Pena Copper Mines LTD v. Rio Tinto Ltd [1911] 105 L.T. 846 CA.
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15.
Cohen v. Rothfield [1919] 1 KB 410.
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16.
L’équivalent britannique des tribunaux de première instance.
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17.
Société Nationale Industrielle Aérospatiale v. Lee Kui Jak, Conseil Privé, [1987] AC 871.
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18.
Airbus Industrie GIE v. Patel and others [1999] 1 AC 119 (HL).
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19.
L’existence ou non de liens factuels étroits entre le litige et le juge anglais saisi d’une part, et entre le litige et le défendeur lui-même, d’autre part.
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20.
La mise en balance des intérêts du demandeur et du défendeur selon l’octroi ou non de l’injonction internationale, le caractère vexatoire ou oppressant d’une saisine juridictionnelle étrangère, la bonne ou la mauvaise foi du défendeur, son comportement loyal ou déloyal.
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21.
Allendale Mutual Ins. Co. Et al v. Bull Data Systems, Inc, 10 F.3d 425 (7e cir. 1993).
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22.
British Airways Board v. Laker Airways Ltd. [1985] AC 58 (HL) 95 (Lord Scarman).
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23.
Paramedics Electromedicina Comercial, Ltda v. GE Medical Systems Information Technologies, Inc, 369 F3d 645 (2e cir 2004).
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24.
Quaak v. Klynveld Peat Marwick Goerdeler, 361 F3d 11 (1er circ. 2004).
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25.
Règl. (CE) n° 44/2001 du Cons., 22 déc. 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.
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26.
Notamment lorsque Londres est élu siège de l’arbitrage.
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27.
Clavel S., « Anti-suit injunctions et arbitrage », Revue de l’arbitrage 2001, p. 669-706.
-
28.
Repub. Of Kazakhstan v. Istil Group, Inc., [2007] EWHC 2729 ; Excalibur Ventures LLC v. Texas Keystone, Inc., [2011] EWHC 1624.
-
29.
Gaillard E., « Dialogue des ordres juridiques : ordre juridique arbitral et ordres juridiques étatiques », Revue de l’arbitrage 2018, p. 493-512.
-
30.
The Angelic Grace, 1995, 1, Lloyd’s Rep., 87 C.A.
-
31.
Cornu G. (dir.), « Vocabulaire juridique », 9e éd., 2012, PUF, p. 714.
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32.
Règl. (UE) n° 1215/2012 du PE et du Cons., 12 déc. 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.
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33.
Ust-Kamenogorsk Hydropower Plant JSC v. AES Ust-Kamenogorsk [2013] UKSC 35.
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34.
Mobil Cerro Negro Ltd v. Petroleos de Venezuela SA [2008] 1 Lloyd’s Rep 684.
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35.
Malhotra v. Malhotra and Another [2012] EWHC 3020.
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36.
Ce risque d’une trop grande subjectivisation de la justice à travers cette attitude a d’ailleurs été pointé du doigt par le juge Lord Goff of Chieveley, qui avait souligné à travers l’arrêt Airbus que les juges anglais ne doivent pas se comporter en gendarmes du monde.
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37.
Spiliada Maritime Corp v. Cansulex Ltd [1987] AC 460.
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38.
Beaumont P., « Forum non conveniens et régime des conflits de compétence dans l’espace judiciaire européen : vers une solution intégrée », Rev. crit. DIP 2018, p. 433 ; Schneider B., « Le forum conveniens et le forum non conveniens (en droit écossais, anglais et américain) », RDIC 1975, p. 601-642.
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39.
Demande qui se matérialise par l’exception de forum non conveniens.
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40.
Relativement réduit et confiné au premier juge.
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41.
Munich I District Court, Nokia, ID : 21 O 9333/19, 11 July 2019.
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42.
V. à ce sujet : Gaillard E., « Il est interdit d’interdire : réflexions sur l’utilisation des anti-suit injunctions dans l’arbitrage commercial international », Revue de l’arbitrage 2004, p. 47-62.
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43.
C’est la règle de litispendance.
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44.
Cass. 1re civ., 14 oct. 2009, n° 08-16369, FS-PBI.