L’égalité des chances des partis politiques en droit allemand

(À propos de la décision 2 BvE 1/16 du 27 février 2018)
Publié le 06/07/2018

Dans le cadre du litige inter-organes, la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne a estimé que le principe d’égalité des chances des partis politiques doit être effectif, y compris hors période de campagne électorale. Il s’agit là de l’un des principes constitutifs de l’ordre fondamental libéral et démocratique. Si le gouvernement fédéral est habilité à expliquer ses mesures, ce qui inclut le droit de les confronter aux objections critiques qui lui sont faites, il n’existe pas un « droit de riposte » (Recht auf Gegenschlag), selon lequel les organes étatiques peuvent répondre sur le même ton aux attaques subjectives ou diffamantes que leurs contempteurs leur adresseraient.

Sur le fondement de l’article 93-1 de la Loi fondamentale, la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe statue sur « l’interprétation de la présente Loi fondamentale, à l’occasion de litiges [portant] sur l’étendue des droits et obligations d’un organe fédéral suprême, ou d’autres parties investies de droits propres, soit par la présente Loi fondamentale, soit par le règlement intérieur d’un organe fédéral suprême ». Tourmentée par « le spectre des conflits constitutionnels »1, la République fédérale d’Allemagne a établi cette procédure de l’Organstreit en 1949. C’est là le fruit d’une très ancienne tradition remontant à l’ère du Konstitutionalismus2. Par ce biais, il s’agissait après-guerre d’assujettir au droit l’ensemble du jeu institutionnel, en ne négligeant aucune lacune que la pratique pourrait dévoiler. Sans équivalent en France, ce mécanisme permet de résoudre juridiquement la plupart des différends constitutionnels.

Ainsi les organes constitutionnels (comme le gouvernement fédéral, le Bundestag, et le Bundesrat) disposent-ils de la faculté de saisir la cour de Karlsruhe au titre du litige inter-organes. Tel est également le cas des « autres parties » pourvues de prérogatives propres par la Loi fondamentale, ou encore par le règlement intérieur d’un organe suprême, comme celui de la Diète. De ce point de vue, le cercle des (possibles) bénéficiaires de cette faculté s’agrandit sensiblement, puisque cela concerne diverses minorités qualifiées de députés. Il peut s’agir tantôt d’un seul et unique membre de la Diète, parfois d’un quart d’entre eux, quelquefois d’un tiers des élus et, dans d’autres cas encore, du porte-parole d’un groupe, ou bien de chaque groupe. Il en va de même s’agissant des députés considérés isolément, des commissions, ainsi que des groupes et groupements parlementaires. La violation de l’un de leurs droits statutaires (Statusrechte) constitue le prérequis au déclenchement de la procédure de l’Organstreit. Ainsi, l’opposition parlementaire est-elle indirectement habilitée à contester utilement la concrétisation du droit écrit prescrite par ses adversaires politiques. Il s’agit là d’une garantie essentielle, dont est dépourvu son homologue du Parlement français3. Cela est absolument fondamental, puisque le fait majoritaire (par exemple) est loin d’être neutre s’agissant de la mise en œuvre du droit écrit4. Le litige inter-organes constitue, par ailleurs, un vecteur privilégié de la Rechtsfortbildung, c’est-à-dire du « développement du droit », à laquelle se livre ponctuellement la Cour constitutionnelle fédérale.

Selon une jurisprudence constante5, les partis politiques possèdent, eux aussi, la faculté de saisir les juges de Karlsruhe d’un différend de cet ordre. Tel est le cas en l’espèce, puisque le requérant n’est autre que l’Alternative für Deutschland (AfD), le parti populiste ayant fait son entrée au Bundestag, lors des élections de septembre 2017, avec 92 députés. Cette formation politique avait prévu d’organiser un rassemblement à Berlin, le 7 novembre 2015, dont le slogan était : « Carton rouge pour Merkel ! – L’asile a besoin de limites ! » (Rote Karte für Merkel ! – Asyl braucht Grenzen !). À cet égard, la ministre fédérale de l’Enseignement et de la Recherche de l’époque, Mme Johanna Wanka (CDU), publia, le 4 novembre 2015, le communiqué de presse n° 151/2015 sur le site internet du ministère. Elle y affirmait, sans ambages, que « le carton rouge devrait être donné à l’AfD, et non pas à la chancelière fédérale. Björn Höcke et les autres porte-paroles du parti favorisent la radicalisation dans la société. L’extrême droite, qui soutient ouvertement la démagogie comme M. Bachmann, le chef de Pegida6, reçoivent de la sorte un inacceptable appui ». Selon la partie requérante, le communiqué de presse de la ministre démocrate-chrétienne était de nature à emporter des effets dissuasifs et, ce faisant, la publication incriminée paraissait susceptible d’influencer le comportement des potentiels participants à la manifestation de l’Alternative für Deutschland. Il s’agissait, donc, de savoir si cette appréciation négative, qui avait été officiellement portée par des organes de l’État, interférait avec le droit à l’égalité des chances reconnu à tous les partis et, par suite, à cette formation populiste.

Dans la présente affaire, le principe d’égalité des chances est présenté par la Cour constitutionnelle fédérale comme devant être effectif, y compris hors période de campagne électorale. Il s’agit là de l’un des principes constitutifs de l’ordre fondamental libéral et démocratique (freiheitliche demokratische Grundordnung)7, qui est le corolaire de la « démocratie de partis »8 pratiquée outre-Rhin depuis 1949 (I). Si le gouvernement fédéral est habilité à expliquer ses mesures et son programme, ce qui inclut le droit de les confronter aux objections critiques qui lui sont faites (das Recht, sich mit darauf bezogenen kritischen Einwänden sachlich auseinanderzusetzen), il n’existe pas à proprement parler un « droit de riposte » (Recht auf Gegenschlag), selon lequel les organes étatiques peuvent répondre sur le même ton aux attaques subjectives ou diffamantes que leurs contempteurs leur adresseraient (II). Ainsi le second sénat du tribunal de Karlsruhe a-t-il estimé, le 27 février 2018, que la ministre de l’Enseignement et de la Recherche a violé le droit à l’égalité des chances de l’Alternative für Deutschland, en publiant le communiqué de presse attaqué (III).

I – L’égalité des chances comme corolaire de la démocratie de partis

La Cour constitutionnelle fédérale fait découler le principe d’égalité des chances des partis politiques de l’article 21, alinéa 1, de la Loi fondamentale, aux termes duquel « les partis concourent à la formation de la volonté politique du peuple. Leur fondation est libre. Leur organisation interne doit être conforme aux principes démocratiques. Ils doivent rendre compte publiquement de la provenance et de l’emploi de leurs ressources ainsi que de leurs biens ». De longue date, la Cour constitutionnelle fédérale estime que l’égalité des chances des partis fait partie des éléments constitutifs de l’ordre fondamental libéral et démocratique9, conçu comme l’exclusion de toute violence et de tout arbitraire au profit du règne de l’État de droit. Celui-ci se fonde sur l’autodétermination du peuple en fonction de la volonté majoritaire, ainsi que sur la liberté et l’égalité. Parmi les principes fondamentaux de cet ordre, il faut au minimum compter le respect des droits de l’Homme concrétisés dans la Loi fondamentale, c’est-à-dire avant tout « le droit de la personnalité à la vie et au libre épanouissement, la souveraineté du peuple, la distribution des pouvoirs, la responsabilité du gouvernement, la légalité de [l’action de] l’administration, l’indépendance des tribunaux, le système multipartite et l’égalité des chances pour tous les partis politiques, ainsi que le droit à la formation et à l’exercice d’une opposition conforme à la constitution »10. Ce principe d’égalité des chances est susceptible de connaître diverses acceptions dans le cadre de la démocratie de partis. Ainsi le tribunal de Karlsruhe a-t-il, par la suite, jugé que ce principe implique que la minorité parlementaire opposante puisse faire entendre sa différence au sein du Bundestag, sans que cela entrave la capacité à fonctionner de ce dernier11. Dans le même esprit, la Cour constitutionnelle fédérale a également affirmé le devoir du gouvernement fédéral de traiter de façon égalitaire les gouvernements de tous les Länder, quelle que soit leur couleur politique12.

Dans la continuité de sa jurisprudence, la cour de Karlsruhe a relevé, dans la présente décision, que la démocratie libérale établie par la Loi fondamentale implique que chaque parcelle du pouvoir étatique doit se fonder sur la volonté du peuple. Dans cette perspective, le peuple exerce le pouvoir par lui-même lors des élections et votations, ainsi que par le biais des organes de l’État participant à la législation, à la fonction exécutive et au pouvoir juridictionnel. Cela présuppose que les électeurs puissent prendre leur décision dans le cadre d’« un processus de formation de l’opinion [qui soit] libre et ouvert » (in einem freien und offenen Prozess der Meinungsbildung). À cet effet, le rôle des partis politiques est essentiel. Afin de garantir l’ouverture du processus de formation de la volonté politique, il est indispensable que les partis participent, « dans la mesure du possible » (soweit irgend möglich), de façon « égale » (gleichberechtigt) à la compétition politique. L’article 21, alinéa 1, de la Loi fondamentale garantit aux formations politiques non seulement la liberté de fondation et la possibilité de participer à la formation de la volonté politique, mais encore que cette participation s’opère « sur le fondement des mêmes droits et des mêmes chances » (auf der Basis gleicher Rechte und gleicher Chancen). Ce dispositif englobe également le droit des partis de prendre part à la compétition politique par l’organisation d’événements publics. D’après l’opinion défendue par la Cour, ce type de manifestation représente, en particulier pour les partis d’opposition, « un important moyen [à mobiliser dans] la lutte des opinions politiques » (ein wichtiges Mittel des politischen Meinungskampfes).

II – La nécessaire neutralité des organes de l’État vis-à-vis de la compétition politique

La participation à chances égales à la formation de la volonté politique du peuple implique que les organes de l’État demeurent neutres dans la compétition politique. En tant que tels, ils doivent agir de façon impartiale. Leur influence dans la campagne électorale au bénéfice ou aux dépens d’un parti va à l’encontre du statut juridique des formations politiques résultant de l’article 21, alinéa 1, de la Loi fondamentale. Le principe d’égalité des chances des partis requiert donc le respect de « l’impératif de neutralité étatique » (das Gebot staatlicher Neutralität ; § 46), y compris en dehors des campagnes électorales. Selon le tribunal constitutionnel de Karlsruhe, le processus de la formation de la volonté politique ne saurait se limiter à la campagne électorale, puisqu’il s’opère « en permanence » (fortlaufend).

En raison de l’article 21, alinéa 1, de la Loi fondamentale, explique la juridiction, il n’est par principe pas possible que les organes de l’État prennent prétexte de la tenue d’un événement politique pour discuter unilatéralement, au mépris de l’impératif de neutralité, le bien-fondé de cette manifestation et de l’existence même du parti qui l’organise. Tel est le cas, lorsque l’action des organes étatiques vise à influencer la tenue de manifestations politiques ou leurs potentiels participants. Si un parti organise un événement, alors il remplit par ce biais la mission constitutionnelle qui lui est attribuée. Dans un tel cas de figure, il incombe aux organes de l’État de se conformer à ce que la Cour appelle leur « devoir de neutralité » (Neutralitätspflicht ; § 48). Ils n’ont pas vocation à inciter les citoyens à participer, ou à ne pas participer, aux événements organisés par quelque formation politique. Les appréciations négatives portées sur un événement politique, qui seraient de nature à dissuader les citoyens de s’y rendre et d’y prendre part, empiètent sur le droit du parti concerné à l’égalité des chances. Dans cet esprit, ajoute la juridiction, les organes de l’État ne sauraient non plus émettre des jugements de valeur sur un parti organisant une manifestation politique (§ 49).

Même lorsque le gouvernement fédéral accomplit son « travail d’information et de sensibilisation » (Informations- und Öffentlichkeitsarbeit ; § 50 et s.), il demeure soumis à l’observation du principe de neutralité. En effet, son autorité et son accès aux ressources de l’État lui permettent, virtuellement, d’influencer structurellement la formation de la volonté politique du peuple. Parce que le gouvernement fédéral est partie prenante du processus politique d’une démocratie libérale, son action est propre à générer des effets d’une ampleur considérable sur les chances électorales des partis engagés dans la compétition politique. C’est pourquoi la cour de Karlsruhe conclut sur ce point qu’il est constitutionnellement interdit au gouvernement de s’identifier à des partis particuliers et, par suite, de recourir aux moyens étatiques existants au bénéfice ou aux dépens de formations politiques.

De ce point de vue, le gouvernement est certes fondé à répliquer aux attaques publiques dirigées contre la politique qu’il mène. Mais il doit demeurer objectif s’agissant tant de la présentation de l’action ministérielle dans l’espace public que vis-à-vis des critiques qui lui sont adressées. Selon le tribunal constitutionnel, il importe que l’exécutif s’abstienne de toute prise de position partiale et unilatérale au profit ou au détriment de quelque parti que ce soit. L’exposé de sa politique et le rejet des objections qu’elle alimente ne l’autorisent pas à défendre les formations de la coalition gouvernementale, ou à combattre celles de l’opposition. Au lieu de cela, il appartient au cabinet de se limiter à expliciter ses décisions, ainsi que sa politique, et à traiter les objections avancées au fond par les partis d’opposition notamment. En cela, la mission d’information et de sensibilisation de l’exécutif est soumise, à l’instar de chacune de ses actions, au « principe d’objectivité » (Sachlichkeitsgebot, § 59). Par conséquent, il ne saurait exister de « droit de riposte » (§ 60), selon lequel les organes étatiques seraient habilités à répondre de la même façon aux attaques subjectives ou diffamantes qu’ils subissent.

Ces impératifs concernent le gouvernement et chaque ministre individuellement. La Cour prend soin de préciser que la situation n’est pas différente s’agissant d’un membre en particulier du cabinet fédéral. Si un ministre venait à descendre dans l’arène politique dans le cadre de sa fonction officielle, alors il importerait de s’assurer que le recours aux moyens liés à sa charge ministérielle (dont l’usage est prohibé dans le cadre de la compétition politique) ne soit plus possible (§ 62). Une atteinte à l’égalité des chances est avérée, lorsque les membres du gouvernement participent à la lutte politique et utilisent des moyens et ressources ouvertes par leurs fonctions ministérielles, dont sont privés leurs adversaires. La Cour précise que la question de savoir si un ministre s’est exprimé dans le cadre de l’exercice de ses fonctions ministérielles s’analyse suivant les circonstances de l’espèce considérée. Une telle intervention se caractériserait notamment par des prises de position officielles de la part du ministre, ainsi que par le recours à des communiqués de presse et à des publications sur la page internet de son département. L’usage des symboles de l’État et des attributs de la souveraineté est, lui aussi, prohibé (§ 66).

III – La violation du droit à l’égalité des chances

Au vu des critères dégagés, la juridiction de Karlsruhe estime que la ministre de l’Enseignement et de la Recherche a violé le droit à l’égalité des chances de l’Alternative für Deutschland. En effet, elle a agi dans l’exercice de ses fonctions, lorsqu’elle a publié le communiqué de presse incriminé sur le site du ministère en novembre 2015. Ainsi a-t-elle recouru aux ressources du département ministériel qu’elle dirigeait à l’époque. La diffusion du communiqué de presse sur cette page internet a violé le précepte de neutralité des organes étatiques dans la compétition politique, parce que celui-ci comporte des appréciations ouvertement négatives sur la formation requérante et vise à influencer le comportement des potentiels participants à l’événement qui était prévu pour le 7 novembre 2015.

La qualification dépréciative du requérant, dépeint comme un parti soutenant l’extrême droite et la radicalisation de la société, est susceptible de compromettre sa position dans la compétition politique. Par le biais de la métaphore du « carton rouge », la ministre invite de façon évidente à prendre du recul vis-à-vis de l’Alternative für Deutschland. De la sorte, elle lui porte une sorte de préjudice politique. En outre, la déclaration faite à la presse avait pour objectif d’influencer le comportement des participants potentiels à la manifestation organisée par le parti populiste. Selon la Cour constitutionnelle fédérale, il est évident qu’elle répand l’idée que la participation à ce rassemblement serait de nature à renforcer un parti œuvrant à la radicalisation de la société et à l’avènement de l’extrême droite. Le tribunal de Karlsruhe juge que la revendication visant à donner un « carton rouge » à une telle formation politique représente, au minimum, une incitation à s’abstenir de participer à l’événement politique prévu. Une telle attitude est constitutive d’une atteinte à l’impératif de neutralité des organes étatiques.

L’empiètement accompli par cette autorité gouvernementale sur le droit de l’Alternative für Deutschland à l’égalité des chances ne serait pas justifié par la faculté de la ministre d’expliquer publiquement l’action du gouvernement et le rejet des attaques, dont ce dernier fait l’objet (§ 75). Par conséquent, le communiqué de presse attaqué dépasse les frontières de la neutralité et l’objectivité résultant de la mission gouvernementale d’information et de sensibilisation à destination de la société allemande. La déclaration à la presse de Mme Johanna Wanka ne vise pas à informer sur l’action menée par le gouvernement ni à réfuter des reproches qui lui sont adressés (§ 78). Certes il y est fait état de la manifestation contre la politique d’asile menée par le gouvernement fédéral mais, précise la Cour constitutionnelle, ce communiqué de presse ne comporte pas la moindre information sur l’action des pouvoirs publics dans ce domaine ni d’ailleurs dans aucun autre. L’on n’y retrouve pas non plus de traitement des reproches adressés au cabinet ou à la chancelière (§ 79). Au lieu de tout cela, le communiqué de presse invite, sans ambiguïté, à donner un « carton rouge » à l’Alternative für Deutschland et, ce faisant, à s’abstenir de participer à l’événement public qu’elle organise. La Cour constitutionnelle fédérale évoque, à cet égard, non pas une démarche informative, mais bel et bien « une attaque partiale » (ein parteiergreifender Angriff). En d’autres termes, la ministre a transgressé les limites de la mission qui lui est dévolue par la Loi fondamentale (§ 78-79).

Depuis la fondation de la République fédérale d’Allemagne, la Loi fondamentale est empreinte de « pédagogie »13 en ce qui concerne le fonctionnement concret de la démocratie parlementaire. Cela se vérifie spécialement à l’aune de l’article 21, alinéa 1, de la Loi fondamentale, puisque la vocation des partis politiques y est explicitée, de sorte que leur contribution au système de gouvernement soit constructive et positive. Mais cet article témoigne lui-même d’une certaine ambivalence, figurée par la procédure de l’interdiction des partis anticonstitutionnels (Parteiverbot), prévue en son alinéa 2. Si la Loi fondamentale fournit un cadre juridique à la démocratie de partis, elle se comprend également comme un « instrument de combat »14 contre ses ennemis. Dans l’esprit des constituants, il s’agissait par-là de conférer à la Loi fondamentale la « densité »15, qui fit autrefois défaut à la constitution de la République de Weimar. En effet, la neutralité axiologique de cette dernière a souvent été présentée comme l’une des causes de son naufrage.

Aux termes de l’article 21, alinéa 2, de la Loi fondamentale, « les partis qui, d’après leurs buts ou d’après le comportement de leurs adhérents, tendent à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne, sont inconstitutionnels. La Cour constitutionnelle fédérale statue sur la question de l’inconstitutionnalité ». Cette formule n’est pas demeurée lettre morte. Par ce biais, deux partis ont par exemple été déclarés inconstitutionnels au cours des années 1950. Il s’est d’abord agi d’une résurgence du parti nazi (Sozialistische Reichspartei)16, puis du parti communiste17. Si la contestation politique est tout à fait possible, et même souhaitable, elle doit s’accomplir dans le respect de l’ordre fondamental libéral-démocratique. Selon la distinction naguère introduite par Bolingbroke entre « constitution » et « gouvernement », l’opposition n’est pas tant la contestation de l’État lui-même que « de la façon, dont il est conduit »18.

Une nouvelle fois, la Cour constitutionnelle fédérale s’est livrée à une mise en balance des impératifs de démocratie libérale et de démocratie militante (streitbare Demokratie). Si l’on excepte la décision dite Wunsiedel du 4 novembre 200919, il semble que la tendance jurisprudentielle la plus récente consiste à mettre l’accent sur la démocratie libérale et, plus spécialement, sur le principe d’égalité des chances entre les partis politiques, qui est considéré comme devant être effectif, même en dehors de toute campagne électorale. L’on peut se demander si, comme lors la décision de « non-interdiction » d’un parti néonazi du 17 janvier 201720, il n’y a pas là une part de stratégie de la part du tribunal. Au regard de l’importance de l’espèce, celui-ci a d’abord tardé à rendre sa décision, sans doute en espérant l’apaisement des parties au litige.

Ce qui pourrait donner matière à réflexion dans la présente affaire, c’est surtout le fait que la cour de Karlsruhe s’efforce de privilégier la dimension libérale de l’ordre constitutionnel, dont elle défend par ailleurs la substance axiologiquement orientée. Il s’agit certainement de mieux faire accepter les limites que celui-ci pose contre les partis clairement menaçants pour la démocratie parlementaire. Elle n’y inclut d’ailleurs pas l’AfD, qui n’est donc pas placée sur le même plan que le NPD (d’inspiration néonazie). La juridiction donne l’impression de vouloir canaliser les forces populistes et d’espérer les arrimer à l’ordre fondamental libéral et démocratique, en se montrant plutôt conciliante avec l’Alternative für Deutschland. Comme le notait jadis Jeremy Bentham, « ce qui résiste appuie »21.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Le Divellec A., « Des conflits constitutionnels dans un État constitutionnel : le mécanisme des litiges entre organes devant la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne », in Hummel J. (dir.), Les conflits constitutionnels, 2010, PUR, p. 99.
  • 2.
    Il s’agissait de la phase de monarchie limitée qui a précédé l’avènement du parlementarisme, et qui se caractérisait par le dualisme strict, aussi substantiel que formel, entre exécutif monarchique et assemblées. À cet égard, v. Hummel J., Le constitutionnalisme allemand (1815-1918) : le modèle allemand de la monarchie limitée, 2002, PUF.
  • 3.
    V. notre thèse de doctorat sur l’opposition parlementaire en droit constitutionnel allemand et français (2016).
  • 4.
    En droit constitutionnel, il existe souvent un décalage entre le droit écrit et le droit effectivement pratiqué, en raison d’éléments extra-juridiques (comme la culture ou les traditions notamment). Ainsi la majorité pratique-t-elle souvent l’autolimitation au sein du Parlement français, du fait de la solidarité qui la lie au gouvernement : des habilitations sont certes formellement prévues, mais cela ne signifie pas que les parlementaires s’en saisiront. Par ailleurs, une certaine « normativité politique » se dégage parfois des usages naissant sans fondement juridique textuel.
  • 5.
    BVerfGE 44, 125, 2 mars 1977 ; BVerfGE 60, 53, 9 févr. 1982 ; BVerfGE 73, 1, 14 juill. 1986 ; BVerfGE 73, 40, 14 juill. 1986. Les « démembrements d’un organe constitutionnel » (Organteile) sont également habilités à faire valoir les attributions dudit organe (BVerfGG, § 63, 64). Parmi ceux-ci, l’on retrouve les groupes parlementaires, par le biais desquels l’opposition agit généralement pour mettre en cause les pratiques du couple majoritaire, allant parfois à l’encontre de l’égalité des chances, ou bien de la participation des minorités à la détermination de la volonté générale et des activités de contrôle. Cette dernière catégorie de requérants comprend également les groupements, ainsi que les présidents du Bundestag et du Bundesrat, lesquels peuvent tout à fait être hostiles à la coalition majoritaire.
  • 6.
    C’est-à-dire les « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident » (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes). Il s’agit d’un mouvement de droite populiste, hostile à l’immigration islamique. Le mouvement a été lancé en octobre 2014 par Lutz Bachmann.
  • 7.
    BVerfGE 2, 1, 23 oct. 1952.
  • 8.
    Sur la théorie de l’« État de partis » (Parteienstaat), v. Kelsen H., La démocratie : sa valeur, sa nature, 1932, Sirey.
  • 9.
    BVerfGE 2, 1.
  • 10.
    Ibid.
  • 11.
    BVerfGE 10, 4, 14 juill. 1959, § 44 et s.
  • 12.
    BVerfGE 12, 205, 28 févr. 1961.
  • 13.
    Le Divellec A., Le gouvernement parlementaire en Allemagne. Contribution à une théorie générale, 2004, LGDJ, not. p. 402.
  • 14.
    Denninger E., « Verfassungstreue und Schutz der Verfassung », VVDStRL, t. 37, 1978, De Gruyter, p. 14.
  • 15.
    Simard A., « L’échec de la constitution de Weimar et les origines de la démocratie militante en RFA », Jus politicum, n° 1, p. 4.
  • 16.
    BVerfGE 2, 1, 23 oct. 1952.
  • 17.
    BVerfGE 5, 85, 17 août 1956.
  • 18.
    A dissertation upon parties (1733-1734), rééd. in Political writings, 1997, Cambridge University Press, p. 88.
  • 19.
    BVerGE 124, 300. Dans cette décision, la Cour a confirmé l’interdiction de la tenue d’une manifestation « en mémoire de Rudolf Hess », dont le caractère nazi était évident.
  • 20.
    V. notre texte : « La Cour constitutionnelle allemande et l’insignifiance du Nationaldemokratische Partei Deutschlands (NPD) – Décision 2 BvB 1/13 du 17 janvier 2017 », Constitutions, n° 1, 2017, p. 63-67. Si le NPD travaille consciemment au renversement de l’ordre fondamental libéral et démocratique, il ne constitue pas pour autant une menace au sens de l’article 21, alinéa 1, de la Loi fondamentale en raison de sa faiblesse structurelle. Ce raisonnement s’inspire de la jurisprudence de la CEDH et, en particulier, de l’arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et a. c/ Turquie [GC] – 41340/98, 41342/98, 41343/98 et a. du 13 février 2003.
  • 21.
    Tactique des assemblées législatives, t. 1, 1816, Paschoud, p. 18 : « l’Opposition avec tous ses efforts, loin de nuire à l’autorité, la sert essentiellement ; et c’est dans ce sens qu’on peut bien dire que ce qui résiste appuie : car l’administration est beaucoup plus assurée du succès général d’une mesure et de l’approbation publique, après un combat entre les deux partis qui a eu pour témoin la nation entière ».
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