Seine-Saint-Denis (93)

« À Bobigny, tout le monde rame dans le même sens »

Publié le 08/10/2021
Rame
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Avocate devenue magistrate, Pascale Hayem considère le palais de justice de Bobigny comme « sa deuxième maison ». Elle revient sur le lien particulier qui la lie à la juridiction de Seine-Saint-Denis.

Actu-juridique : Avocate au barreau de Seine-Saint-Denis, vous êtes aujourd’hui magistrate. Comment avez-vous changé de carrière ?

Pascale Hayem : J’ai toujours voulu être avocate, et je le suis devenue en 1994. Je me suis spécialisée en droit de la famille et du travail. J’ai exercé comme avocate collaboratrice à Bobigny de 1994 à 2006, puis je me suis installée à Paris. Mon cabinet tournait bien mais, au bout de quelques temps, j’ai eu l’impression de faire plus d’administratif que de droit. Enseignante à l’école d’avocat, j’ai un jour fait passer le CRFPA dans une commission au sein de laquelle je siégeais avec un professeur d’université et une magistrate. Celle-ci ma expliqué qu’elle était une ancienne avocate, devenue magistrat par le biais de l’intégration directe. Des années plus tard, en rentrant de vacances, j’y ai repensé et j’ai eu envie de l’imiter.

AJ : En quoi consiste l’intégration directe ?

P.H. : C’est une procédure qui permet de rejoindre la magistrature après une précédente carrière. Des enseignants, des policiers, des greffiers peuvent s’y présenter, mais aussi des personnes venant du privé. La seule condition à remplir est d’avoir fait du droit et d’avoir derrière soi un certain nombre d’années de pratique professionnelle. Entre dix et quinze personnes sont admises par cette voie chaque année. C’est peu, au vu du nombre de candidatures. Les candidats envoient dans un premier temps un dossier constitué de leurs diplômes, de leurs déclarations d’impôts – demandées afin d’écarter ceux qui se recycleraient dans la magistrature pour des raisons financières – et quelques attestations professionnelles. Vient ensuite l’étape des entretiens, menés d’abord par un juge du siège de second grade et un substitut du procureur, et dans un deuxième temps par un vice-président et un vice-procureur. J’ai eu la chance de rencontrer en sus un juge antiterroriste, qui m’a permis de découvrir une aile du palais de justice que je ne connaissais pas du tout. Une enquête de voisinage est également menée, et, pour les avocats, le bâtonnier doit remettre une attestation certifiant que le candidat est à jour de ses cotisations. Quand on a passé toutes ces étapes, arrive le stage probatoire. À ce stade, j’ai vendu mon cabinet pour ne pas courir deux lièvres à la fois. Je voulais m’investir totalement.

AJ : Comment s’est passé cette première expérience comme magistrat ?

P.H. : Aujourd’hui, les candidats à l’intégration ont un mois de formation à l’ENM de Bordeaux et un an de stage. Lorsque je l’étais, en 2011, on effectuait encore qu’une semaine de formation et six mois de stage. J’ai atterri à Fontainebleau mais comme c’est un petit tribunal, certaines activités avaient lieu à Melun. Après avoir rejoint la magistrature, j’ai été juge aux affaires familiales pendant cinq ans à Troyes puis à Meaux et j’ai adoré cela. C’est beaucoup de travail mais c’est passionnant. J’aurais volontiers continué à Bobigny mais le président a estimé préférable de me mettre dans une matière moins sensible, car je connaissais encore beaucoup d’avocats du barreau de Seine-Saint-Denis du fait de ma première vie professionnelle.

AJ : Quelles fonctions exercez-vous aujourd’hui ?

P.H. : Je suis aujourd’hui vice-présidente et j’exerce la fonction de juge liquidateur à la première chambre du tribunal judiciaire de Bobigny. Je connaissais peu ces fonctions en arrivant à mon poste, j’ai beaucoup travaillé et j’ai été aidée par mes collègues. Je liquide tous les patrimoines : les indivisions conventionnelles, les indivisions post-régimes matrimoniaux, concubinage ou les pacs, les patrimoines de succession. J’ai également un rôle de plus en plus important de juge des tutelles des mineurs. Ceci est logique, car en tutelle des mineurs, on s’occupe du patrimoine des enfants. On est pour cela en rapport régulier avec les notaires. Dans mon domaine, la procédure est essentiellement écrite. On voit donc peu les gens. La fonction me plaît néanmoins pour sa technicité. C’est intéressant d’essayer de trouver la meilleure solution pour que les gens avancent dans leur liquidation. Je ne pense toutefois pas faire cela des années. J’envisage pour septembre 2022 de demander ma mutation comme juge des enfants ou comme juge de la liberté et de la détention (JLD). J’ai découvert cette fonction en étant vice-président, je devais tenir des audiences de JLD pendant les week-end et les vacations. Moi qui suis plutôt civiliste, je ne connaissais pas cette matière, et j’aimerais beaucoup l’approfondir.

AJ : Que représente la juridiction de Bobigny pour vous ?

P.H. : Lorsque je suis devenue magistrate, revenir à Bobigny était mon but ultime. C’est un endroit que j’adore. J’y suis extrêmement attachée et dis souvent que c’est ma deuxième maison. C’est le deuxième tribunal de France mais il reste à taille humaine. On connaît les collègues, les greffiers, les avocats. On se rencontre facilement. Tous les professionnels se serrent les coudes en permanence. J’ai peu vu une telle solidarité dans les autres juridictions. Meaux pourrait être comparable en termes d’activité mais la mentalité n’est pas la même. Je crois qu’on sait, quand on arrive à Bobigny, qu’il faut se mettre de côté au profit de l’ensemble du tribunal. On sait qu’on doit faire marcher la machine le mieux possible avec le peu qui est à notre disposition. On ne demande pas Bobigny par hasard. On a la conscience qu’on va être malmené et on l’accepte parce qu’on sait qu’il y aura une bonne ambiance.

AJ : De quoi manque Bobigny ?

P.H. : Comme toutes les juridictions, Bobigny manque cruellement de moyens. Y compris des choses basiques : des agrafeuses, des stylos, du gel hydroalcoolique. Pendant des mois j’ai passé mes appels professionnels à partir de mon portable car la ligne téléphonique de mon bureau n’était pas reliée. Pendant le premier confinement, alors que le tribunal était ouvert, il y avait un bidon de gel au fond du premier étage à côté de la première directrice de greffe, nous venions à tour de rôle y remplir de petits flacons. Au même moment, tous les commerce du coin avaient déjà du gel… Je tiens à dire que ce manque de moyens ne concerne pas uniquement Bobigny. J’ai vu cela partout où je suis passée. On nous demande de faire toujours plus avec toujours moins de moyens. Ce qui est provisoire devient définitif. Je vous donne un exemple. Récemment, une de nos collègues est partie en congé maternité. Elle n’a pas été remplacée et nous n’avons pas eu d’autres choix que de nous répartir son travail. Quand elle est revenue, comme nous avions montré que nous pouvions nous en sortir sans elle, on nous a rajouté du travail. On se tire une balle dans le pied en acceptant d’en faire toujours plus au détriment de nos familles, de la santé, et, in fine, de la justice. Des efforts ont pourtant été faits. Bobigny était en très grande souffrance, et ses effectifs sont aujourd’hui au complet. Mais les besoins sont mal évalués. Il faudrait plus de greffiers et de magistrats pour pouvoir faire tourner une telle juridiction. Les présidents successifs du tribunal se sont battus pour avoir des effectifs supplémentaires, mais sans demander les effectifs réellement nécessaires, sans doute par volonté de montrer qu’ils arrivaient à bien faire tourner la juridiction. Ils ne voient pas à quel point cela pèse sur la santé et le moral des professionnels. Des collègues ont décidé de faire uniquement leur boulot, sans travailler soir et week-end. Je les admire car j’en suis incapable. Je cède à la pression et ne peux pas laisser les dossiers s’entasser quand des gens attendent des décisions. Mais en réalité, on ferait peut-être plus avancer la machine si on cessait ces heures supplémentaires la nuit et le week-end, si on refusait de siéger dans des audiences correctionnelles après 22 heures. Il arrive que des audiences finissent à quatre heures du matin. Comment imaginer que l’on peut rendre une bonne justice à cette heure-là, quand en plus l’audience recommence le lendemain?

AJ : Malgré ces conditions, vous aimez votre travail ici…

P.H. : On est tous dans la même galère et on rame dans la même direction pour faire en sorte que les jugements sortent et que les justiciables aient des décisions dans un délai raisonnable, dans une très bonne ambiance. Je n’ai jamais connu de rivalité à Bobigny, ni au barreau ni comme magistrat. Tout le monde est à l’écoute de l’autre, prêt à l’épauler. Cela dit, il y a des fonctions que je refuserai d’exercer ici parce que le manque de moyens a trop de conséquences. Par exemple, la fonction de juge des enfants, qui me tient à coeur depuis des années, et que je me sens enfin prête à exercer. Je ne veux pas le faire dans n’importe quelles conditions et sans avoir les moyens de faire appliquer les décisions pour protéger les enfants. Si je deviens juge des enfants, je partirai donc de Bobigny avec de gros regrets.

AJ : Vous qui avez exercé comme magistrat et comme avocat, comment voyez-vous les tensions qui existent entre ces deux professions ?

P.H. : Je ne les ressens pas. Mais cela fait dix ans que je ne suis plus avocate. La situation a pu évoluer. À titre personnel, je n’ai jamais eu de problèmes. Maintenant que je suis magistrate, je crois que ma porte est toujours ouverte quand les avocats veulent venir me parler. J’espère que cela sera toujours le cas. Il va y avoir à Bobigny des travaux de grande envergure, avec une volonté de faire, comme à Paris, des zones réservées au public séparées des bureaux. Je suis contre cette idée car je crains que cela ne vienne limiter l’accès au juge et détériorer les relations entre magistrats et avocats. Aujourd’hui, celles-ci sont bonnes à Bobigny. Nous avons récemment tenu des portes ouvertes au tribunal. Les magistrats, débordés, étaient peu présents, mais les avocats étaient venus, en nombre. Un exemple de plus qui montre que, dans cette juridiction, on peut compter les uns sur les autres.

AJ : Ne regrettez-vous jamais votre ancien métier d’avocate ?

P.H. : Quand on est avocat, on se spécialise dans un domaine et on ne fait plus que cela, au risque de se lasser. Quand on est magistrat, à l’inverse, on change de fonctions régulièrement. On passe du pénal au civil, du parquet au siège. On apprend sans cesse. Pour cela, c’est un très beau métier.

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