À Nanterre, le barreau dénonce la « dégradation dramatique du pôle aux affaires familiales »

Publié le 12/04/2022

Le Conseil de l’ordre des avocats des Hauts-de-Seine, réuni en séance extraordinaire le 7 avril 2022, a adopté une motion pour dénoncer « la dégradation dramatique de la situation du pôle affaires familiales ». Explications.

À Nanterre, le barreau dénonce la « dégradation dramatique du pôle aux affaires familiales »
Palais de Justice de Nanterre (Photo : ©P. Anquetin)

L’institution judiciaire ressemble à une bâtisse en ruines dont toutes les parties s’effondrent les unes après les autres. Cette fois c’est le tribunal judiciaire de Nanterre qui appelle au secours. En effet, rien ne va plus au pôle des affaires familiales. Malheur à celui qui veut divorcer dans les Hauts-de-Seine. Il lui faudra patienter un an avant d’espérer voir un juge. Pour un problème de garde d’enfants, compter… 15 mois !

Sur 10 cabinets, 2 seulement fonctionnent à 100%

Motif ? Sans surprise, l’insuffisance des moyens. Lors de la dernière rentrée solennelle, le 28 janvier, la présidente du tribunal,  Catherine Pautrat, a  mis en garde « Nous ne pourrons pas faire plus sans moyens supplémentaires ». Elle pointait alors la situation en matière civile, sociale et pénale. Le 2 février suivant, dans le prolongement de l’appel des 3000, les personnels du tribunal réunis en assemblée générale décident d’opposer des Impossibilités de faire aux quelque 121 formalités administratives à accomplir en plus de leur mission. En clair, ils refusent de traiter les tâches annexes que leur réclame le ministère tant qu’on ne leur envoie pas des renforts.

Récemment, la situation s’est aggravée aux affaires familiales.

« C’était déjà très compliqué, nous savions que nous étions  la juridiction la plus tendue de la région parisienne en matière familiale, et on apprend il y a huit jours que ça va être pire car on nous annonce des congés maladie ; sur 10 cabinets, seulement 2 fonctionnent à 100 % et on se demande combien de temps ils vont tenir » confie la bâtonnière désignée Isabelle Clanet dit Lamanit. « Le pôle JAF a toujours été sous-dimensionné, à Bobigny ils ont 15 magistrats à temps plein pour une population de 1,8 millions d’habitants, à Nanterre nous n’en avons que 6,7 alors que le 92 compte 1,6 millions d’habitants ».

De 8 à 11 mois pour obtenir une date d’audience

La présidente du Tribunal a  obtenu  qu’on lui envoie 4 magistrats placés (des remplaçants), mais les pôles famille ne sont pas les seuls en détresse. Résultat, ils obtiendront un renfort de 1,7 magistrats  en juin, sachant que celui qui est à 70% du temps devra partir d’ici la fin de l’année rejoindre une autre juridiction. C’est le premier confinement qui semble avoir fait basculer le pôle famille. Avant, le délai pour voir un juge en matière de divorce était de trois mois. A cela s’ajoute une très forte féminisation de la fonction de JAF (86%) et donc un nombre élevé de congés maternité, non pris en compte au niveau de la gestion des ressources.

Non seulement il faut attendre un délai déraisonnable pour voir un juge, mais ensuite il faut encore compter entre 8 et 11 mois supplémentaires entre la clôture et la date des plaidoiries. « Cela fige le contentieux, on se retrouve à plaider des dossiers 11 mois après, les mineurs sont devenus majeurs, certains clients ont perdu leur travail, d’autres déménagé de sorte que les magistrats statuent sur des dossiers devenus obsolètes » s’agace Isabelle Clanet dit Lamanit.

Vendredi 8 avril, les avocats sont allés rencontrer la présidente du tribunal de Nanterre et lui ont notamment signalé les cas les plus critiques. Comme celui de cet homme atteint de plusieurs pathologies lourdes engageant son pronostic vital à très court terme. Il souhaite divorcer avant de mourir. Les avocats sont prêts à plaider depuis février, on leur a donné une date en… octobre prochain. Nul ne sait si cet homme sera toujours en vie. « Au cabinet, nous sommes huit avocats qui ne faisons que du droit de la famille, la situation est insupportable et les clients désespérés. Dans cette matière plus le temps passe, plus les circonstances risquent de se dégrader, des époux qui ne se supportent plus sont contraints de continuer à partager le même lit. J’ai l’exemple d’un mari qui s’est exilé dans la chambre de ses enfants et a installé une caméra pour surveiller sa femme » confie Me Migueline Rosset.

Client décédé

Parfois, lorsque l’audience est enfin programmée au bout de plusieurs années d’attente, il est  trop tard.  « J’ai fait une demande de partage successoral en 2018 pour une cliente âgée de 85 ans, héritière de son mari, dont une des filles refuse la vente de la maison, raconte Migueline Rosset.  On vient de me fixer une date de plaidoirie en septembre prochain, mais ma demande n’a plus d’objet, la cliente est décédée ». Et les avocats empilent comme ça les exemples tous plus lunaires les uns que les autres. Il y a ce dossier de divorce si simple qu’il y a juste une assignation et un jeu de conclusions en réponse, ouvert en 2019, clôturé le 4 octobre 2021, toujours pas plaidé en avril 2022. Les avocats s’inquiètent particulièrement du sort des contentieux familiaux à l’approche de l’été. C’est le moment en effet où les familles déménagent et cherchent de nouveaux établissements scolaires pour les enfants. Ce qui suppose l’intervention d’un juge pour les parents séparés ou divorcés. « Il faut plaider avant les rentrées scolaires, jusqu’ici les brefs délais étaient à 15 jours, désormais il faut compter trois mois. Si la situation ne se redresse pas très vite, on n’aura pas les créneaux habituels de juin et juillet, de sorte que les gamins qui vont quitter leur école fin juin ne sauront pas où ils iront à la rentrée ; c’est la catastrophe » s’inquiète Isabelle Clanet dit Lamanit.

Et quand les décisions arrivent enfin, souvent elles ne sont pas exploitables en raison des erreurs matérielles qu’elles contiennent. « Un dossier sur trois est touché par des erreurs matérielles par exemple sur l’âge ou la profession d’une partie, on ne peut pas transcrire les jugements, il faut donc déposer une requête en rectification. Certains confrères ont mis un an à obtenir un jugement correct » dénonce la bâtonnière désignée. « Dans un dossier, j’ai reçu une décision dans laquelle la première page était exacte mais la suite correspondait à une autre affaire. Les justiciables ont le sentiment qu’on se moque d’eux » confie Migueline Rosset. Un problème qui, hélas, ne concerne pas que Nanterre mais frappe toutes les juridictions, ainsi que le dénonçait dans nos colonnes Me Michèle Bauer l’an dernier (« Justice : l’inquiétante dégradation de la qualité des décisions » – Actu-Juridique 6 avril 2021).

« Ils bossent comme des fous et sont épuisés »

 « Il y a encore quelques années, l’institution judiciaire parvenait à donner le change, aujourd’hui on déprogramme des dossiers en nous expliquant tout simplement que la juridiction est en surcharge, qu’un magistrat est malade, constate Isabelle Clanet. Et nous voyons bien au quotidien en effet qu’ils bossent comme des fous et sont épuisés ».  La présidente du tribunal a demandé 9 créations de postes pour 2023. En réalité, il lui faudrait 35 magistrats supplémentaires, elle attend que la circulaire de localisation des emplois (CLE) soit revalorisée. Le problème, c’est que la Chancellerie raisonne sur la base de 1 dossier = 1 dossier. Mais tous les dossiers de divorce ne se traitent pas en 15 minutes. Dans le 92, il y a des patrimoines importants, notamment immobiliers, qui nécessitent bien plus qu’une poignée de minutes de travail dès lors qu’il faut organiser un partage entre les ex-époux.

Résultat, ceux des justiciables qui ne meurent pas en cours de procédure finissent parfois par se désister.  Les avocats du barreau de Nanterre sont extrêmement en colère. Car c’est à eux que revient non seulement la charge de gérer leurs dossiers dans ce contexte insupportable, mais en plus de l’expliquer à leurs clients. « Nous envisageons d’intenter des recours en responsabilité de l’Etat, confie le bâtonnier des Hauts-de-Seine Michel Guichard, nous allons également interpeler les parlementaires départementaux dans la perspective des élections législatives. Mais c’est très compliqué car on nous renvoie souvent aux États généraux de la justice. J’ai alerté le président du conseil départemental, et écrit ce lundi au garde des sceaux ». D’autres juridictions comme Bobigny et Marseille ont obtenu des renforts. A Nanterre, on espère bien être les prochains sur la liste des urgences du ministère.

X