« La conscience d’être avocat n’a peut-être jamais été aussi forte »

Publié le 05/02/2020

Et si les avocats étaient en train d’écrire une nouvelle page de leur histoire, portés par la redécouverte de leur identité ? C’est en tout cas la leçon que tire Bertrand de Belval, avocat à Lyon, de la mobilisation de ces dernières semaines dont la manifestation de lundi fut le point d’orgue. 

Historique. Le mot n’est pas trop fort. La manifestation du 3 février 2020 va, sans aucun doute, intégrer le bel ouvrage « Une histoire des avocats en France » de nos confrères Bernard et Pierre-Olivier Sur.

"La conscience d'être avocat n'a peut-être jamais été aussi forte"
Un avocat brandit un fumigène lors de la manifestation du 3 février 2020 (Photo : ©P. Cluzeau)

Il s’agit d’abord d’une question d’honneur

Et après ? Passé le sentiment d’avoir ressenti le cœur vivant de cette profession, que dis-je, de cette procession d’hommes et de femmes en noir, il apparait que les avocats restent debout et avancent. Marqués au fer du combat, du contradictoire, aux joutes verbales, ils ne renoncent pas. Quelle que soit l’issue, il s’agit d’abord d’une question d’honneur. Etre avocat, ce n’est pas être acheté par une barrette de ruban rouge, ou quelques honoraires avantageux ou clients riches et célèbres. C’est, laborieusement, se confronter aux méandres d’histoires sans fin, de conflits de famille insolubles, aux intérêts puissants qui s’affrontent, à tous ces dossiers qui exigent abnégation, efforts, travail, et humilité à chaque instant.

Le gouvernement a imposé –  car de discussions il n’y a jamais eu – de maintenir sa réforme qui prend pourtant l’eau de toute part. Cette réforme n’est même pas mort-née. Elle n’est pas née. Elle n’est qu’une illusion créée par les lobbys d’un côté, les courtisans de l’autre, et les soldats qui attendent d’être chefs. Tous savent pourtant dans leur for intérieur, ou plutôt off the record comme ils disent, qu’elle est devenue un boulet, mais dont il est trop coûteux de se défaire : ce serait le coup de grâce politique.

Certains pourraient ne pas se relever…

La réforme des retraites éprouve le barreau par des semaines de grèves. Certains pourraient ne pas se relever. C’est peut-être ce qu’ils  souhaitent, ceux qui pensent que l’avenir n’appartient qu’aux grosses structures vitaminées au digital. Elle aurait un effet curatif. Une forme de darwinisme économique – qui laissera sur le carreau toute une frange de l’accès au droit qu’une grande part du barreau sert pour des clopinettes. En matière d’avancée sociale, on fait mieux ! Mais, paradoxalement, cette réforme pourrait avoir un effet inespéré : renvoyer le barreau à ses fondamentaux, à la quête de son identité.

"La conscience d'être avocat n'a peut-être jamais été aussi forte"
De gauche à droite : Christiane Féral-Schuhl, Hélène Fontaine, Nathalie Roret, Olivier Cousi. AG de la Conférence des bâtonniers 31 janvier 2020 (Photo : ©P. Cluzeau)

Que constate-t-on ? Un élan de confraternité comme jamais. Même notre triumvirat de représentation institutionnelle, souvent décrié, démontre une unité que l’on avait rarement vue avec, il faut le dire, une présidente du CNB qui est remarquable dans ses interventions, ses messages clairs et directs, et sa méthode d’écoute et de décision. Jamais le barreau n’avait senti une telle force collective. Pas une once de violence dans cette belle manifestation alors que toutes ont tendance à dégénérer : le droit aspire à autre chose, en l’occurrence à la justice. Le barreau conserve une force de conviction et une confiance en lui, malgré tous les signaux négatifs qui s’accumulent depuis des années dans une forme de résignation silencieuse ponctuée d’accès  de fièvre de temps à autres (aide juridictionnelle, réforme de la carte judiciaire…)

L’indépendance ne se brade pas pour un plat de lentilles

En premier lieu, le barreau dans son unité a remis en exergue son indépendance qu’il ne peut pas brader pour quelques points de retraite et des prétendues aménagements de cotisations. Etre avocat, c’est être capable de  croire qu’une cause n’est jamais perdue d’avance. L’avocat demeurera toujours un contrepouvoir, un contradicteur, ou alors il ne sera pas. Cela ne signifie pas qu’il s’abreuve au contentieux. L’avocat est conseil, négociateur, facilitateur d’accord.  Ces missions impliquent de discuter, d’échanger, de s’écouter, de reformuler, de proposer, pour le cas échéant s’entendre. Le simulacre de discussion qui semble avoir lieu avec le gouvernement est aux antipodes. N’est-ce pas montrer du mépris aux avocats que d’agir ainsi alors qu’ils savent par expérience ce qu’est la négociation, eux qui en font leur profession ?

"La conscience d'être avocat n'a peut-être jamais été aussi forte"
Avocats et bâtonniers ont revêtu leur robe pour une photo de groupe historique – 31 janvier 2020

En deuxième lieu, on peut citer l’égalité. Toutes ces robes noires, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Petit barreau, moyen ou grand. Tous ont une robe. Jeunes, plus âgés, hommes, femmes, bâtonnier ou simple avocat au tableau. Tous se respectent et se reconnaissent. S’il est une chose dont il faut se garder, c’est bien d’abandonner la robe noire. La robe parisienne sans hermine est un symbole encore plus fort.

Dans la difficulté, certaines choses ordinaires prennent une dimension extraordinaire

En troisième lieu, il y a la dignité. Ceux qui ont assistés à la manifestation parisienne ont pu voir des signes de fantaisie. Dans le cortège, ce n’était ni vulgaire ni violent. C’est très souvent plein d’humour et d’entrain. Comme ce confrère qui, des heures durant, a rythmé la marche sur son tambour, un peu comme un boléro de Ravel qui va crescendo. Ou d’autres qui chantaient, voire dansaient. D’aucuns pourraient croire que c’était festif – jour off. Ce n’était pas de l’amusement. Juste pour conjurer la gravité et illustrer un corpus professionnel qui vit, s’époumone, et qui ne calcule pas, qui donne tout, pour ce qu’il croit, confiant dans sa cause. Tout proportion gardée, il y avait un peu de la vie est belle de Roberto Benigni. Une foi inébranlable dans un barreau qui va s’en sortir. C’est finalement dans la difficulté que certaines choses ordinaires prennent une dimension extraordinaire.

"La conscience d'être avocat n'a peut-être jamais été aussi forte"
Le haka du barreau de Bobigny à la manifestation du 3 février 2020 (Photo : ©P. Cluzeau)

Humanité et conscience

En quatrième lieu, il y avait l’humanité. Après tout, la question des retraites pourrait se régler économiquement par des ajustements de cotisation, avec des péréquations, de la redistribution comme on sait si bien faire en France, etc. C’est le message gouvernemental.  Telle n’est pas la conception des avocats. S’ils veulent conserver leur système, c’est pour en être maitre, parce que derrière il y a toute la frange du petit peuple qui subit à longueur d’existence, et des moins fortunés qui finissent par renoncer à la justice, comme ils ont renoncé au dentiste.

L’avocat est une vigie de l’humanité

Les avocats veulent avoir le contrôle de leur profession pour être certain qu’ils pourront continuer leur mission, leur vocation. Ils ne veulent tomber dans un assistanat de fait car s’ils font du « social », ils sont d’abord là pour les droits des personnes. Leur action est de l’ordre de l’être, plus encore que de l’avoir. Ils n’ont pas envie de devenir des assistants sociaux car ce n’est pas leur métier. Le leur porte sur les droits et libertés. Et quand la personne n’a plus rien au sens patrimonial, il n’est pas rare qu’elle perde aussi ses droits et libertés. C’est ainsi qu’on devient un paria social, un délinquant. Et c’est alors qu’intervient  l’avocat pour faire en sorte que celui qui concentre les maux, garde néanmoins la dignité intrinsèque à sa condition humaine. L’avocat est une vigie de l’humanité face au pouvoir qui, invoquant le monopole de la violence légitime, peut avoir la propension à en abuser.

"La conscience d'être avocat n'a peut-être jamais été aussi forte"
Des avocats brandissent des fumigènes Place Vendôme le 31 janvier (Photo : ©P. Cluzeau)

En cinquième lieu, et cette énumération n’est pas exhaustive, il y a la conscience. Ces semaines douloureuses ne sont en réalité que l’accumulation d’années de misère judiciaire. Des lois obèses, jamais vraiment terminées, des délais invraisemblables, des décisions à la qualité déclinante, une gestion économique de la justice pour réduire des stocks, etc… Le retraite aura été la goutte d’eau qui fait d’aborder le vase, après une loi de réforme de la justice et des décrets reçus au moment du réveillon dont la digestion par les avocats et les greffes va mettre du temps et causer des dégâts sévères. Bref, les avocats voient leur conscience professionnelle mise à l’épreuve par ces conditions d’exercice qui se dégradent.

"La conscience d'être avocat n'a peut-être jamais été aussi forte"
Lors d’une manifestation improvisée au pied de la Chancellerie le 31 janvier, des avocats mettent le feu à leurs vieux codes (Photo : ©P. Cluzeau)

Ce ne sont pas les moyens informatiques ou les plateformes qui vont répondre aux vrais besoins, aux vraies attentes. Ce n’est que dans le manque que l’on éprouve la force de la nécessité. Dans son ouvrage, Notre vie a un sens, Bertrand Vergely écrit : « quand on a une conscience on est sauvé ». La conscience d’être avocat n’a peut-être jamais été aussi forte aujourd’hui : pour les plus vieux qui ont encore la flamme, pour ceux qui sont dans l’entre-deux et se demandent s’ils ne vont pas faire autre chose, et pour les impétrants qui veulent devenir avocat.

Etre avocat ne procure ni notabilité, ni privilège. Cela exige un travail harassant, une résilience à toute épreuve. Pour s’engager, durer, vivre cette profession, l’argent ne suffira jamais. Le serment a une racine commune avec le sang. Il y a une dimension poussée au plus haut point de martyre. Il faut être prêt à sacrifier son moi (ce qui paraîtra surprenant pour cette population d’individus à l’ego  parfois surdimensionné) pour, « en toutes circonstances », être avocat. On n’est jamais l’avocat de soi, mais des autres. On ne résiste pas en tant qu’avocat si la niaque n’est plus, si les valeurs, la déontologie disparaissent. Nous ne voulons pas nous fondre dans le magma des prestataires de services. Du moins, le pensons-nous.

Régime universel ou régime lunaire ?

Je conclurai en citant la probité. On a vu à quel point cette réforme était tronquée. Son concepteur a dû démissionner. Comme par hasard, un acteur important du marché à venir a eu « en même temps » un signe éminent de la République. La ministre de la justice, garde des sceaux (le titre n’est pas anodin), pour autre cause, est poursuivie. Elle ne garde plus rien, elle obéit servilement. Ce gouvernement bat le record de démissions pour cause de difficultés légales. Bien sûr, chacun bénéficie de la présomption d’innocence, étant observé qu’il n’y a pas forcément enquête et encore moins condamnation. Il reste que cela fait désordre quand il s’agit de porter, droit dans ses mocassins, une réforme brandissant l’un les plus beaux termes de la langue : universel. N’est-ce pas  Emmanuel Macron qui disait : « Je crois que c’est ce qui constitue, d’ailleurs, l’esprit français, c’est une aspiration constante à l’universel … ».

"La conscience d'être avocat n'a peut-être jamais été aussi forte"
Les avocats investissent le monument de la Place de la République le 3 février 2020 (Photo : ©P. Cluzeau)

Cette réforme qui n’est qu’un monstre frankensteinien…

Oui, l’universel a partie liée avec la France, mais c’est un sophisme de vouloir parler de retraite universelle. L’universel a une toute autre ampleur, un tout autre souffle, que cette réforme qui n’est qu’un monstre frankensteinien  dont le simple examen législatif renvoie au chaos (plus de 22 000 amendements) et l’instauration fait présumer une gabegie sans pareil. Ce système est déjà mort conceptuellement, philosophiquement, économiquement et politiquement. Il ne se résume pas au néant, il est pire car il détruit ce qui existe et a mis des décennies à être construit grâce à l’investissement pro bono de nombreux avocats. Tout cela pour prendre quelques milliards de réserves et demeurer à flot, alors que les déficits se creusent jour après jour dans l’irresponsabilité collective des gouvernants. La honte nous étreint quand il s’agit de dire à nos enfants ce que nous leur léguons. Et pour les avocats, pas question de séparer les avant et après 1975. Ils sont un et indivisible dans leur barreau, leur Ordre, sur le même tableau, la même robe, les même devoirs.

Les avocats écrivent une nouvelle page de leur histoire

Et après donc ? Les avocats écrivent une nouvelle page de leur histoire. Comme de nombreuses personnes, ils subissent des changements. L’esprit a tendance à privilégier le confort du conservatisme. Puisse cette mobilisation sans précédent permettre aux avocats, et à leurs barreaux, de se réconcilier avec leur identité profonde et de poursuivre leur mission renouvelée avec détermination. La place des avocats sera un curseur majeur de l’état de la société. S’ils sont maltraités et réduits à n’être que des faire-valoir, il y a fort à parier que ce monde-là ne sera pas envié. Son appétence pour la défense le conduit à refuser cette perspective. Pin Yathay, ingénieur à Phnom Penh qui a vu sa famille décimée, a écrit un ouvrage (archipoche 2000) qui pourrait être une devise d’avocat : « tu vivras, mon fils » ou en anglais, encore plus significatif : « stay alive, my son ».

"La conscience d'être avocat n'a peut-être jamais été aussi forte"
Manifestation des avocats place de l’opéra le 3 février 2020 (Photo : ©P. Cluzeau)