Des parlementaires se mobilisent contre les cours criminelles départementales

Publié le 12/12/2022

Peut-on encore s’opposer aux cours criminelles départementales alors que celles-ci doivent être généralisées à tout le territoire à compter du 1er janvier prochain ? C’est ce que pensent certains députés qui ont préparé une proposition de loi destinée à mettre fin à ces cours. Ils ont échangé ce lundi matin à l’Assemblée nationale, sous l’impulsion de la députés EELV Francesca Pasquini, avec des professionnels judiciaires. Le combat est loin d’être gagné, mais il prend de l’ampleur. 

Des parlementaires se mobilisent contre les cours criminelles départementales
Entrée de la salle des Assises (Photo : ©O. Dufour)

Les résultats de l’expérimentation des cours criminelles départementales menée dans 15 départements sont mauvais, mais qu’importe, au 1er janvier prochain, ces nouvelles juridictions seront généralisées à tout le territoire. Elles traiteront les crimes « moins graves », à 90 % les viols et atteintes sexuelles, réservant les autres aux cours d’assises. Certains ne se résignent pas à cette réduction du champ de compétence des cours d’assises qui préfigure, à leurs yeux, leur disparition prochaine. Ils se sont donné rendez-vous ce lundi matin à l’Assemblée nationale, à l’invitation de la députée Francesca Pasquini (EELV), qui fait partie des auteurs d’une proposition de loi « visant à préserver le jury d’assises » ; elle prévoit dans son article premier la fin de l’expérimentation des cours criminelles départementales à la date du 1er janvier prochain.

Des parlementaires se mobilisent contre les cours criminelles départementales

Les chances que celle-ci soit adoptée avant la fin de l’année sont absolument nulles. Elle n’est même pas inscrite à l’ordre du jour. Si ses auteurs parviennent à l’inscrire, il faudra ensuite espérer une majorité. Et rebelote ensuite au Sénat. Autant dire que le parcours s’avère aussi difficile qu’incertain. Mais, a précisé Benjamin Fiorini, l’universitaire qui mobilise depuis des mois les professionnels et l’opinion publique pour sauver le jury populaire, ces cours ne seront effectivement mises en place qu’entre mai et septembre prochain, donc d’un point de vue parlementaire, cela laisse un répit de quelques mois et le temps de s’organiser. Pour le sénateur Guy Benarroche, vice-président de la commission des lois constitutionnelles et membre du comité d’évaluation des CCD qui a donné lieu à un rapport rendu public en novembre (voir en fin d’article), « rien ne montre que les objectifs ont été atteints dans les lieux d’expérimentation, au pire on peut dire que ce n’est pas bon ».

Les CCD invisibilisent les crimes sexuels

La loi se fixait deux objectifs : mettre fin à la correctionnalisation des viols et réduire les délais de traitement des affaires criminelles pour une justice plus accessible aux citoyens. Or, sur le premier point, la présidente du Syndicat de la magistrature (SM) Kim Reuflet est formelle : « aujourd’hui les viols sont encore massivement correctionnalisés même là où il y a une expérimentation de cours criminelles départementales». Pour elle, on « invisibilise » l’explosion des crimes sexuels « avec une justice criminelle de seconde zone » étant précisé que 95% des dossiers concernent « des hommes accusés de violer des femmes et des enfants ».

Quant aux délais, on serait passé de 4,5 années d’attente pour un procès d’assises à 11,8 mois devant les CCD. Mais gare à l’effet d’aubaine. Kim Reuflet prend l’exemple de la Loire-Atlantique : « on a organisé une session CCD de 15 jours, et une autre de 15 jours d’assises, évidemment quand on mobilise beaucoup de moyens, on juge plus ! Mais les juridictions se sont retrouvées en difficulté pour faire autre chose ». Car il faut bien les trouver ces juges supplémentaires qui remplacent les jurés, alors on va les chercher aux affaires familiales, à l’instruction, et pendant ce temps les autres dossiers n’avancent pas. À tel point qu’une mission de l’inspection générale de la justice a conclu récemment que le tribunal de Nantes ne pouvait poursuivre avec les CCD sans moyens supplémentaires. Moyens qui ne lui ont pas été alloués à ce jour. À Toulouse, le barreau vient d’adopter une motion réclamant la fin des CCD. Et pour cause, l’expérience a imposé de puiser des ressources aux affaires familiales, résultat, il faut un an maintenant à partir du moment où le dossier est bouclé pour obtenir une audience devant le juge du divorce. Le tribunal de Bobigny de son côté a déjà prévenu qu’il ne parviendrait pas à organiser une cour criminelle départementale.

C’est un autre problème de la réforme, le sénateur Benarroche a eu beau interroger le ministère de la Justice sur les moyens prévus pour son entrée en vigueur alors qu’on sait pertinemment qu’il faudra des juges et des greffiers supplémentaires : aucune réponse. La justice est habituée à absorber les réformes à moyens constants, mais précisément, c’est l’une des causes de sa dégradation progressive. Il semble qu’elle doive se préparer à affronter ce énième défi. En est-elle capable, rien n’est moins sûr. À Toulouse par exemple le tribunal judiciaire a voté une motion dénonçant le manque de moyens.

À Nanterre, juges et avocats attaquent la circulaire de localisation des emplois (CLE : cette circulaire définit le nombre maximum de postes par juridiction) devant le tribunal administratif tant celle-ci est sous-évaluée par rapport aux besoins. À Bobigny, les deux chefs de juridiction, dont le très mesuré Peimane Ghaleh-Marzban ancien directeur des services judiciaires, écrivent, dans une note d’alerte adressée au ministère « Nous sommes à un moment crucial de la juridiction et nous craignons, chaque jour, pour la santé de nos collègues magistrats et fonctionnaires, qui ne peuvent assumer leurs missions qu’en travaillant durant les soirées, les week-ends et les congés, engendrant une souffrance au travail ». 

« Maître, il y a des gens comme moi qui m’ont crue ! »

Si les objectifs fixée aux CCD ne sont pas atteints, en revanche, la justice proposée apparaît dégradée face à celle des assises. Ainsi, Me Stéphane Maugendre, avocat au barreau de Seine-Saint-Denis et membre du Syndicat des avocats de France (SAF) reconnaît que pour un viol, la procédure criminelle est dure, lente, traumatisante et que c’est souvent avec l’accord des victimes par résignation ou pour des raisons stratégiques que l’on correctionnalise. Mais il estime que les CCD n’ont pas amélioré leur sort. Notamment parce que le taux d’appel est plus important et que le dossier est alors jugé une seconde fois par une cour d’assises. Surtout les CCD privent les victimes de quelque chose d’important  « le nombre de victimes qui nous tombent dans les bras en disant « Maître, il y a des gens comme moi qui m’ont crue ! » » explique l’avocat.

Côté accusés, la députée EELV Sandrine Rousseau, qui fait partie des auteurs de la proposition de loi, a fait observer que symboliquement il est important que l’auteur d’un viol soit confronté à la société et pas seulement à des juges professionnels ; elle a regretté que l’on fasse précisément le contraire au moment où le sujet est censé devenir une priorité politique. Me Julia Courvoisier, qui a défendu les assises dans nos colonnes, la rejoint sur ce sujet et précise que les accusés sont eux-mêmes demandeurs. « Ils sont attachés à la cour d’assises parce qu’ils savent que les jurés sont des gens comme eux, et qu’ils vont les comprendre ».

Importante pour les victimes et pour les accusés, la cour d’assises l’est aussi pour les citoyens. Me Gérard Tcholakian, représentant le Conseil national des barreaux (CNB), a témoigné du fait qu’ayant été lui-même tiré au sort comme juré, il a pu observer à quel point la vision de la justice change quand un citoyen entre dans un jury. Non seulement il comprend alors toute la complexité de l’exercice judiciaire, mais il peut ensuite l’expliquer : « Un juré est un porte-voix de la justice dans son entourage ». En clair, un agent de cette confiance tant recherchée par la justice et ces ministres successifs. Et elle est encore plus que ça. Pour Me Olivia Ronen, avocate de Salah Abdeslam au procès des attentats du 13 novembre (V13), c’est un lieu de possible « réconciliation sociale » parce que les assises prennent le temps d’engager un dialogue entre les parties au procès. Ce sont les dix mois d’audience dans cette affaire qui ont permis aux parties civiles d’échanger avec les accusés, ce qui, au vu de la gravité inédite des faits, était hautement improbable et ne se serait pas produit sans ce procès. En revanche, Me Olivia Ronen considère qu’avec les CCD, on est en train de reproduire la même erreur qu’avec  la cour d’assises entièrement composée de magistrats professionnels en matière de terrorisme.

CCD pour « crime contre la démocratie »

« C’est le dernier espace démocratique qui permet aux citoyens de rencontrer les juges » résume Benjamin Fiorini qui n’a pas de mots assez durs pour fustiger les CCD, rebaptisées « crimes contre la démocratie » qu’il qualifie de « scandale démocratique » et d’ « aberration pratique ». L’objectif de décorrectionnalisation ? Loupé. Le gain de temps ? « On espérait gagner 1 à 2 jours par dossier, en réalité on est à 12 % soit même pas une demi-journée d’audience en moyenne, c’est scandaleux ». Et de toute façon le temps est reperdu en aval puisque le taux d’appel passe de 17 à 23 % dans les affaires de viol. Quant aux moyens « À Lille cela a augmenté la charge de travail des magistrats concernés de 50 % ».

On l’aura compris, le véritable objectif de la réforme c’est de faire des économies. Un juré coûte 950 euros par jour. Mais le juge qui le remplace, même s’il y a moins de magistrats dans une CCD (5) que de jurés dans une cour d’assises (9) ne coûte pas rien. Pour le député Ugo Bernalicis (LFI), il y a également une méfiance assumée à l’égard du peuple. Les jurés populaires « rendraient les débats incertains, manquant de prévisibilité ». Mais, a-t-il objecté « sans jury d’assises il n’y aurait peut-être pas eu d’Acquittator » allusion au surnom donné à Éric Dupond-Moretti en raison du taux important d’acquittement obtenu aux assises par celui qui, devenu ministre, programme avec les CCD leur disparition à plus moins brève échéance. Or, « Il ne faut pas avoir peur du peuple, il est souverain y compris dans l’œuvre de justice » rappelle Ugo Bernalicis.

Un sujet transpartisan

À l’issue de la table ronde, tout le monde était d’accord pour considérer que la réforme est inutile, voire contreproductive et qu’il fallait à tout prix conserver les assises. Reste à savoir comment s’y prendre. Si la proposition de loi est portée par EELV, elle a déjà été signée par des députés LFI et PS ;  le sujet est transpartisan et pourrait mobiliser de manière bien plus large, y compris du côté des LR. Parmi les députés de la droite républicaine en effet, plusieurs ont manifesté leur opposition à la réforme. La question est donc moins celle de la couleur politique que de la capacité à mobiliser une majorité. Pour l’instant la pétition lancée par Benjamin Fiorini a recueilli un peu plus de 1200 signatures de professionnels, élus et citoyens. La députée Francesca Pasquini, qui s’est prise de passion pour le sujet, souhaite proposer rapidement au groupe EELV de poser une question à Éric Dupond-Moretti sur ce dossier. Benjamin Fiorini quant à lui a repris son bâton de pèlerin pour aller convaincre les uns après les autres avocats, magistrats et élus qu’il faut à tout prix sauver les assises et que c’est encore possible.

 

Nous publions ci-dessous la version intégrale du rapport du comité d’évaluation

Rapport du comité d'évaluation et de suivi des cours criminelles départementales

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