E. Dupond-Moretti et les jurés populaires : de l’art de « raccrocher sa robe en retournant sa veste »

Publié le 15/12/2022

Alors que les protestations contre la généralisation des cours criminelles départementales (CCD) s’intensifient (1), l’universitaire Benjamin Fiorini, très engagé dans la défense du jury populaire, conteste fermement les propos tenus par le garde des sceaux sur ce dossier devant l’Assemblée nationale le 13 décembre. Voici pourquoi.

E. Dupond-Moretti et les jurés populaires : de l’art de « raccrocher sa robe en retournant sa veste »
Eric Dupond-Moretti-Moretti à la rentrée solennelle du barreau le 25 novembre 2022 (Photo : ©P. Cabaret)

 

Le 13 décembre 2022, la députée Francesca Pasquini (EELV – Nupes), porteuse de la proposition de loi visant à préserver le jury populaire de cour d’assises, a questionné le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti sur la suite qu’il entendait donner à la généralisation des cours criminelles départementales (CCD) sans jurés. La question était doublement pertinente, d’une part au regard de l’imminence de cette généralisation prévue le 1er janvier 2023, d’autre part au regard des éléments très défavorables qui apparaissent dans le rapport du comité d’évaluation et de suivi des CCD publié en novembre 2022.

 

La réponse du garde des Sceaux mérite un décryptage tant elle apparait éloignée de la réalité de l’expérimentation telle que restituée dans le rapport d’évaluation susmentionné. Au passage, elle interroge de la part de celui qui, jadis, défendait fermement les jurés d’assises contre le type de réforme qu’il soutient aujourd’hui. C’est ce qui a inspiré à Francesca Pasquini cette pique consistant à lui reprocher d’avoir retourné sa veste en raccrochant sa robe.

Dans la catégorie « Contrevérité »

 « En matière de violences sexuelles et sexistes, nous avons mis un terme aux insupportables correctionnalisations » (sic)

 D’après le garde des Sceaux, les CCD auraient mis fin aux correctionnalisations en matière de violences sexuelles et sexistes, c’est-à-dire à la pratique consistant à requalifier un viol en agression sexuelle pour faire juger plus rapidement l’affaire par un tribunal correctionnel.

Problème : le rapport rendu par le comité d’évaluation dit exactement le contraire, aucun phénomène de dé-correctionnalisation associé aux CCD n’a pu être mesuré !

Ainsi, dans sa synthèse du 20 juillet 2022, la Conférence nationale des premiers présidents de cour d’appel (CNPP) constate que le point d’étape de la CCD des Ardennes « fait le constat qu’après vingt-deux mois d’application, les statistiques disponibles ne laissent pas apparaître de réelle évolution sur le niveau de correctionnalisation des affaires » (p. 27). Ce constat est partagé par les cours d’appel de Cayenne et de Rouen. De son côté, l’Union syndicale des magistrats (USM) observe qu’à ce jour, « aucune baisse de la charge des audiences correctionnelles, qui aurait pu être imputée à une moindre correctionnalisation, n’a été constatée » et que, quand bien même elle devait advenir, cette baisse ne pourrait être autre chose que « résiduelle » (p. 28).

Au regard de ces éléments, « le comité partage le constat général d’une difficulté d’évaluation de l’impact des CCD sur la correctionnalisation qui constitue l’un des objectifs essentiels de la loi et souhaiterait qu’une étude soit menée à cette fin » (p. 29).

En déclarant que les CCD ont mis un terme à la correctionnalisation des viols, le garde des Sceaux affirme donc, devant la représentation nationale, le contraire des conclusions du rapport qu’il commente .

Dans la catégorie « Déconnexion du terrain »

« En matière pénale comme en toute autre matière, la justice n’a pas besoin de démagogie. Elle a besoin de moyens et elle a besoin de réforme ».

Tout le monde en conviendra : la justice a besoin de moyens. Or, justement, le rapport du comité d’évaluation déplore que la généralisation des CCD soit mise en place sans les moyens suffisants, que ce soit au niveau des effectifs de magistrats ou de greffier ou au niveau immobilier.

En effet, le comité relève explicitement « qu’aucun chiffre concret n’a été avancé permettant de déterminer le nombre de magistrats et de greffiers rendus nécessaires au fonctionnement généralisé des CCD, dans les conditions prévues par la loi. Le comité souhaiterait qu’une évaluation soit réalisée à cet effet avant la mise en œuvre de cette généralisation », insistant sur le fait qu’« un tel renforcement de ces effectifs apparaît […] indispensable au fonctionnement des CCD » (p. 36). Autrement dit : pas de moyens humains supplémentaires, pas de généralisation envisageable.

En outre, « s’agissant des besoins immobiliers induits par la généralisation des CCD, le comité relève que, si des perspectives d’extension du parc immobilier dans le cadre du recrutement de promotions plus massives de magistrats, ont été avancées, il ne dispose pour autant d’aucune information quant à l’affectation de ces moyens immobiliers nouveaux aux CCD » (p. 36).

Dans la mesure où la généralisation des CCD est censée avoir lieu dans quinze jours, et qu’il est strictement impossible que les vœux du comité en termes d’évaluation et de revalorisation des moyens puissent être exaucés d’ici là, la lecture de ces préconisations aurait dû inciter le garde des Sceaux à renoncer à cette réforme, fût-ce temporairement.  Mais a-t-il seulement lu ce rapport ?

Dans la catégorie « Exagération »

« Les délais d’audiencement [devant les cours criminelles départementales] sont beaucoup plus courts [que devant les cours d’assises] »

Certes, le délai d’audiencement (c’est-à-dire, le temps s’écoulant entre le moment où l’ordonnance de mise en accusation rendue par le juge d’instruction devient insusceptible de recours et le jour où l’affaire est véritablement jugée) est un peu plus court devant les CCD que devant les cours d’assises. Toutefois, le gain de temps mesuré est mineur par rapport au gain de temps espéré par les promoteurs des CCD, de sorte que parler de délai « beaucoup plus court » est fallacieux.

En effet, en comparant le délai d’audiencement mesuré devant les CCD avec celui mesuré devant les cours d’assises d’appel sur la période comprise entre 2015 et 2018, le comité conclut à un gain de temps moyen de 8,4 mois. Toutefois, ce chiffre doit être revu à la baisse, puisque sur la période envisagée, le délai d’audiencement devant les cours d’assises de première instance (seul objet réellement pertinent pour la comparaison) était en moyenne inférieur de quatre mois par rapport à celui observé devant les cours d’assises d’appel, de sorte que le gain de temps réel serait seulement de 4,4 mois.

Et ce n’est pas tout ! Le rapport enseigne également que le principe d’audiencement à six mois devant les CCD, prévu par la loi pour les « dossiers détenus », est totalement intenable, à tel point que sur les seize CCD expérimentales, seule celle de Pontoise a été en mesure de respecter ce délai. Dans les quinze autres CCD, le délai d’audiencement moyen oscille entre 6,1 à Versailles et 15,6 à Rouen, suggérant un recours à la prolongation exceptionnelle de détention provisoire dans la majorité des affaires. Au regard de ces constats, le comité préconise de rehausser le délai d’audiencement devant les CCD à 9 mois – en précisant « qu’une telle proposition n’est que le corollaire de la nécessité de renforcer les ressources humaines » (p. 43)  –, de sorte que le gain de temps à l’audiencement par rapport aux assises ne serait finalement que de 3 mois. Dans ces conditions, parler d’un délai d’audiencement « beaucoup plus court » qu’aux assises n’est pas sérieux.

Mention spéciale « Effet de manche »

« Quant au jury populaire, j’ai renforcé la souveraineté comme elle ne l’a jamais été, puisque nous avons désormais besoin d’une majorité absolue de jurés pour un verdict [de culpabilité] »

Porteur d’une réforme qui supprimera le jury populaire dans 57% des affaires criminelles, le garde des Sceaux, par un effet de manche dont il a le secret, entend soutenir que sa réforme va dans le sens de la souveraineté populaire…

Pour cela, il rappelle avoir modifié la loi pour que désormais, aux assises, la culpabilité de l’accusé ne soit plus acquise à six voix contre trois, mais à sept voix contre deux. Dans la mesure où, en première instance, les cours d’assises sont composées de trois magistrats professionnels et de six citoyens tirés au sort sur les listes électorales, cela signifie qu’un individu ne peut être condamné que si une majorité de citoyens (quatre), et non plus seulement la moitié (trois), votent la culpabilité aux côtés des magistrats.

Or, cette réforme implique notamment cette conséquence : si, auparavant, il était possible à six citoyens de condamner un accusé en mettant en minorité les trois magistrats professionnels, cela est désormais impossible. En d’autres termes, si les six jurés citoyens s’accordent pour voter la culpabilité, cela ne suffit plus à condamner l’accusé, dès lors que les trois magistrats professionnels s’y opposent.

La réforme a donc pour effet, dans cette hypothèse, de conférer plus de pouvoirs aux magistrats ; ce n’est pas précisément ce qu’on peut appeler renforcer  la souveraineté populaire…

 

(1) Lire à ce sujet nos articles « Des parlementaires se mobilisent contre les cours criminelles départementales » et « Le barreau de Paris adopte une motion pour défendre les cours d’assises ».

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