Effectifs de magistrats : les chiffres qui dérangent…
Au cœur de l’été, le groupe chargé d’évaluer la charge de travail des magistrats a achevé l’élaboration des référentiels. Mais la Chancellerie a annoncé que ces nouveaux outils n’étaient pas encore opérationnels et nécessitaient d’être encore peaufinés, ce qui suscite la colère des syndicats. Explications.
Saura-t-on un jour combien il faut réellement de magistrats en France pour que la justice fonctionne correctement ? Les syndicats pensaient, le 11 juillet dernier, toucher enfin au but. Le chantier destiné à évaluer la charge de travail des magistrats venait de s’achever. Il avait permis de produire 20 référentiels pour les tribunaux judiciaires (13 au siège et 7 au parquet) et 26 pour les cours d’appel (15 au siège et 11 au parquet général).
Commencées en 2011, puis abandonnées, les réflexions avaient redémarré à l’issue des états généraux de la justice et débouché, grâce aux efforts conjugués de la direction des services judiciaires, des associations professionnelles, des syndicats et des conférences de magistrats, sur un résultat consensuel. Une performance quand on se souvient que les précédents échanges avaient été empoisonnés par la crainte que le ministère ne cherche à sous-évaluer les besoins réels.
« Un excellent travail dans un délai record »
« Les services de la Direction des services judiciaires (DSJ) ont fait un excellent travail dans un délai record de deux ans alors que ça traînait depuis des années, salue Alexandra Vaillant, secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats (USM) qui souligne la bonne entente entre les différentes parties autour de la table, au point que « dans notre groupe qui avait en charge l’évaluation du travail du siège correctionnel en première instance, pour chaque catégorie d’infraction, nous avions parfois calculé au plus juste et c’est la Chancellerie qui a observé que certaines de nos évaluations étaient trop basses ». Tout le monde s’attendait donc en juillet à ce que les référentiels soient rendus publics et qu’on puisse commencer à travailler.
Las ! Le 6 août, le DSJ Paul Huber, qui boucle les derniers dossiers avant de rejoindre sa nouvelle affectation début septembre à la présidence du tribunal judiciaire de Meaux, envoie un mail aux membres du groupe de travail pour les informer que les référentiels ne sont pas jugés immédiatement exploitables et doivent subir encore des « évolutions et adaptations ».
Celles-ci porteront, précise-t-il, sur :
* l’affinement des temps de travail en prenant en compte les magistrats à titre temporaire, les magistrats et avocats honoraires ainsi que les attachés de justice ;
*la consolidation des référentiels, via la création d’un observatoire en charge du suivi, et une étude de temps financée par la Commission européenne avec le soutien de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) ;
*la poursuite et l’amélioration de la collecte des données.
Tout ceci sera piloté en comité restreint : contrairement au groupe de travail qui a élaboré les référentiels, l’Observatoire sera composé uniquement des chefs de cours et de juridiction. Les organisations professionnelles et syndicales y seront seulement « associées ».
Qui veut casser le thermomètre ?
Pour les syndicats, une seule explication possible : on veut casser le thermomètre pour ne pas voir le chiffre qu’il affiche. Sans surprise en effet, les travaux ont révélé qu’il fallait multiplier par deux, voire par trois selon les fonctions, les effectifs actuels de magistrats pour traiter les quelque 2 millions d’affaires civiles et 1,9 million d’affaires pénales (chiffres 2021 pour 8399 magistrats en juridiction) dont ils ont la charge chaque année (Source USM). Une estimation confortée par les chiffres de la CEPEJ qu’invoquent les syndicats depuis des années pour démontrer que la situation des juridictions françaises n’est pas tenable. Dans son rapport bisannuel dont la dernière édition est sortie en 2022 (portant sur des données 2020), la CEPEJ note en effet que la médiane au sein du Conseil de l’Europe est de 17,6 magistrats pour 100 000 habitants, quand la France n’en compte que 11,2 (en Allemagne, il y en a 25).
En clair, ils sont environ 9 000 à l’heure actuelle (un peu moins en exercice dans les juridictions) et ils estiment qu’ils devraient être au moins 18 000. De quoi relativiser les quelque 1500 magistrats supplémentaires conseillés par le rapport Sauvé publié en juillet 2022 et finalement annoncés par Éric Dupond-Moretti en janvier 2023.
« Nous avons travaillé dans le vide ! »
« Après les états généraux, le ministère avait demandé aux chefs de cour et de juridiction de faire remonter leurs besoins. Résultat ? Il faudrait doubler les effectifs. La DSJ décide alors de procéder autrement. On travaille sur l’établissement de référentiels durant des mois au rythme d’une, voire deux réunions par semaine, c’était titanesque, et quand c’est enfin terminé et qu’on découvre encore une fois qu’il faut doubler les effectifs, on vient nous dire : ça ne va toujours pas, on va encore faire autrement ! s’agace Valérie-Odile Dervieux, magistrate, membre du Conseil national du syndicat Unité Magistrats, qui poursuit « on nous dit que les référentiels issus de nos travaux ne vaudront rien si on ne fait pas appel à un organisme privé, via la CEPEJ, pour les retravailler. En clair, nous avons travaillé dans le vide ! ».
À la décharge du ministère, la Cour des comptes dans un document d’une trentaine de pages intitulé « Améliorer la gestion du service public de la justice » et publié en octobre 2021 insiste sur la nécessité de se doter d’un référentiel et recommande en effet le recours au système de pondération des affaires judiciaires de la CEPEJ. « Dans ce cas, pourquoi ne s’en préoccuper que maintenant alors qu’on travaille sur le sujet depuis plus de dix ans ? » pointe cette magistrate. Extrait, page 27 du document :
Les syndicats sont d’autant plus en colère qu’ils se sont beaucoup investis et ont travaillé dans un état d’esprit constructif. « On salue les augmentations historiques du budget, on sait aussi que l’École nationale de la magistrature (ENM) est au maximum de ses capacités d’accueil, ça ne nous pose pas de problème qu’on nous annonce qu’il faudra échelonner les recrutements sur des années, mais ce qu’on ne veut pas en revanche, c’est qu’on modifie les indicateurs pour fausser les données » précise Alexandra Vaillant. Et d’ajouter : « on nous a fixé un objectif de division par deux des délais de jugements avec les nouveaux effectifs, mais pour cela, ce n’est pas 1500 juges de plus qu’il faudrait mais au moins 9000 ! Nous avons toujours dit que les efforts accomplis montraient le cap, mais ne pouvaient pas être considérés comme le port d’arrivée ».
L’équipe du magistrat, une avancée à ne pas surestimer
Cette volonté de « parfaire » le référentiel qui ne serait pas exploitable en l’état est sans doute aussi liée à la conviction de la Chancellerie que la politique consistant à créer une équipe autour du magistrat pour lui permettre de se concentrer sur le cœur de sa mission va contribuer à alléger ses tâches et donc à réduire les besoins de recrutements. Là encore, l’enthousiasme est mesuré. « On nous envoie des élèves-avocats en formation, des assistants de justice, des juristes-assistants, bref, des étudiants aux profils variés, plus ou moins motivés, plus ou moins adaptés aux missions confiées, qu’il convient en tout état de cause de former, ce qu’on n’a pas forcément le temps de faire. Sachant que les meilleurs, (outre les PPI qui font un stage de quelques mois pour devenir avocat) s’empressent généralement de nous quitter puisqu’ils réussissent les concours et examens professionnels » résume Valérie-Odile Dervieux.
En l’état, les efforts indéniables accomplis par le ministère d’Éric Dupond-Moretti ne se feront sentir que dans quelques années, le temps que les promotions exceptionnelles de magistrats sortent de l’école et entrent en fonction. Mais ils ne seront qu’une bouffée d’oxygène provisoire si les gouvernements suivants ne suivent pas la même voie. D’où l’importance cruciale de posséder enfin des outils d’évaluation fiables justifiant les importants moyens à dégager pour ramener et maintenir la justice à flot…
Référence : AJU464671