États généraux de la justice : les professionnels entre colère et scepticisme

Publié le 17/10/2021

Emmanuel Macron ouvrira demain lundi les États généraux de la justice. Ils dureront jusqu’au mois de février 2022. Avocats, magistrats et greffiers s’interrogent sur la nécessité d’un tel déploiement de moyens en fin de quinquennat, alors que toutes les réformes ont déjà été réalisées. 

États généraux de la justice : les professionnels entre colère et scepticisme
Photo : ©AdobeStock/laurencesoulez

A la veille de l’ouverture des États généraux de la justice, les professionnels ne décolèrent pas. La préparation, tant de la cérémonie inaugurale que de la suite des travaux, a été réalisée dans le plus grand secret. Ils n’ont été ni sollicités pour y participer, ni même tenus informés de ce qui allait se passer. De quoi leur donner une fois de plus le sentiment d’être tenus à l’écart des projets gouvernementaux intéressant l’institution judiciaire. Même la presse n’a été informée que vendredi 15 octobre à 13h30 par un « brief off » organisé conjointement par la présidence de la République et la Chancellerie assorti d’un embargo jusqu’à dimanche soir 23 heures. On se demande bien à quoi sert de faire tant de mystère autour d’un événement pensé pour toucher un large public.

Les Etats généraux de la justice en pratique

Voici les informations qui ont été communiquées à la presse sur l’évènement.

Durée : Cinq mois, d’octobre 2021 à février 2022.

Lieu : Futuroscope de Poitiers.  L’Élysée voulait un lieu neutre, d’où le choix d’un centre de congrès plutôt qu’un lieu de justice. De même, il s’agissait d’échapper au parisianisme en optant pour les régions. Poitiers a été retenue parce qu’Emmanuel Macron ne s’est jamais rendu dans le département.

Objectif : L’ambition consiste à réaliser une remise à plat totale du système judiciaire via une réflexion ouverte à tous pour “restaurer la confiance dans la justice”. Seront présents lundi à l’ouverture des travaux : des juges, des procureurs, des greffiers, des auditeurs de justice, des élèves de l’ENM (Ecole nationale de la magistrature), des avocats, des notaires, des huissiers, des mandataires judiciaires, des surveillants pénitentiaires, des éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse, mais également des policiers, des gendarmes, les forces de sécurité intérieure, des étudiants en droit, un panel de citoyens de la Vienne, des directeurs juridiques d’entreprises. C’est donc tout l’écosystème juridique et même au-delà qui sera présent.

Pilotage : Une commission indépendante est instituée sous la présidence de Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’Etat.

Membres : Chantal Arens, magistrate, premier président de la Cour de cassation, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, Philippe Bas, président de la commission des lois du Sénat, Yaëlle Braun-Pivet, présidente de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Linos-Alexandre Sicilianos, ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme, Jérôme Gavaudan, président du Conseil national des barreaux, Henri Leclerc, avocat, Christian Vigouroux, membre du Conseil d’État, Bénédicte Fauvarque-Cosson, membre du Conseil d’État,  Christophe Jamin, professeur des universités, Yves Saint-Geours, membre du Conseil supérieur de la magistrature.

Six groupes de travail :

* Justice civile,

*Justice pénale,

* Justice économique et sociale,

* Justice de protection, 

* Justice pénitentiaire et de réinsertion,

*Pilotage des organisations (Ce groupe de travail aura pour mission de se pencher sur l’organisation judiciaire et de déterminer notamment s’il est pertinent que les magistrats soient également les pilotes de leur budget).

* L’évolution des missions et des statuts.

Calendrier  : Les États généraux sont découpés en trois phases, d’octobre à février.

*Octobre à novembre 2021 : une première phase de consultation citoyenne est prévue en coopération avec le Centre interministériel de la participation citoyenne. Une plateforme numérique permettra à n’importe quel citoyen, sur l’ensemble du territoire national, de s’exprimer. Les « partenaires et corps constitués » pourront également y déposer leurs doléances et propositions. Seront également organisées sur tout le territoire national dans les juridictions, les lieux de la PJJ et ceux de l’administration pénitentiaire,  des réunions locales élargies avec des élus, des citoyens, et des professionnels.

*Novembre 2021 à mi-janvier 2022 : la deuxième phase sera consacrée à l’analyse par des groupes d’experts des informations issues de la consultation. Celle-ci sera pilotée par le comité indépendant.

*Mi-janvier à fin février : la troisième phase sera consacrée à la synthèse et la formalisation de propositions.

Un contexte tendu entre le judiciaire et l’exécutif

Ces états généraux vont s’ouvrir dans un contexte tendu entre l’exécutif et le judiciaire. Avocats, magistrats et greffiers n’ont pas apprécié que les réformes successives depuis le début du quinquennat se déroulent sans concertation ou presque. Par ailleurs, la crise sanitaire est venue aggraver les conséquences du manque de moyens chronique dont souffre l’institution.  Dans un tel climat, le secret entretenu autour des États généraux a eu l’effet d’une allumette jetée sur une flaque d’essence.

Faute d’avoir reçu des explications sur le déroulement des travaux et les objectifs poursuivis, beaucoup ont le sentiment qu’il s’agit d’une manoeuvre dans la perspective de la prochaine élection présidentielle et hésitent donc à y participer.

Comment expliquer en effet le lancement d’un chantier de cette dimension alors que les réformes ont déjà été réalisées et qu’à supposer que de nouvelles propositions émergent, aucun texte ne permettra de les porter d’ici la fin du mandat ?  La Chancellerie, a expliqué vendredi à la presse que les actions menées jusqu’à présent ont répondu aux urgences décrites par l’ancien garde des sceaux Jean-Jacques Urvoas dans la lettre qu’il a rédigée avant de quitter ses fonctions. Le gouvernement s’est employé à « sortir la justice de cet état de nécessité ». Après la phase de « réparation » s’ouvre désormais celle « de la modernisation, de l’après, de la restauration de la confiance ».  Les travaux d’ailleurs sont organisés de sorte à être trans-partisans, tient-on à préciser.

On notera que pour l’après comme pour l’avant, la méthode reste la même : agir en tenant à distance les professionnels concernés. C’est d’autant plus regrettable qu’ils sont quand même les mieux placés, estiment-ils, pour savoir ce qu’il faut améliorer dans le fonctionnement de la justice. D’ailleurs, tous ont fait remonter depuis longtemps leurs propositions de réforme, ce qui rend vaine à leurs yeux l’organisation de cette grand-messe. Ironie de l’histoire, c’est en entendant un magistrat  maugréer que l’argent mis par Christiane Taubira dans le grand raout  « Justice du 21è siècle » à l’UNESCO en janvier 2014 aurait été mieux employé dans le recrutement de personnels, que Jean-Jacques Urvoas avait décidé de prendre à bras-le-corps la question des moyens de l’institution une fois devenu ministre. A l’époque, il s’agissait aussi de restaurer la confiance dans la justice via l’organisation d’une vaste consultation. Si l’événement n’avait duré que quelques  jours, il avait tout de même coûté 1 million d’euros. De quoi embaucher beaucoup de magistrats et de greffiers…

De l’argent qui aurait été mieux utilisé dans des embauches

Il y a fort à parier que les professionnels de la justice ne vont pas tarder à faire leurs calculs pour évaluer le nombre de postes qui auraient pu être créés en juridiction avec l’argent consacré à ces cinq mois de consultation. On touche là au motif essentiel de désaccord entre eux et le gouvernement. Le second vante les augmentations historiques du budget en 2021 et 2022 (+8% chaque année, ce qui est en effet inédit), les premiers rétorquent que c’est encore très insuffisant au regard des besoins. De fait, quand l’Élysée pense en être au stade de réfléchir à la modernisation, les praticiens savent eux qu’on en est toujours au début du plan de sauvetage….Ils n’ont pas tort, toutes les études démontrent que le budget français de la justice est sous-dimensionné.

MOTION UNSA SJ CONGRES LYON

Restaurer la confiance dans la justice est l’ambition de la plupart des gouvernements depuis plusieurs décennies. Tous s’emploient pour cela à multiplier les réformes, quand il faudrait au contraire augmenter les crédits et limiter les changements.  Très consommatrices de moyens, les nouvelles lois en effet absorbent systématiquement les enveloppes supplémentaires de crédits et épuisent à chaque fois un peu plus une institution déjà éreintée.

La parole aux professionnels

Actu-Juridique a souhaité donner la parole aux professionnels à la veille de l’ouverture des États généraux pour leur permettre de livrer leurs attentes à l’égard de l’événement.

Pour Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, l’urgence consiste à embaucher des magistrats et des greffiers pour que ceux-ci puissent tout simplement faire leur travail.

Laurence Roques, avocate au barreau de Paris, ancienne présidente du SAF et présidente de la commission Libertés et droits de l’homme au CNB, estime qu’il faut reconquérir les palais de justice et rendre du sens aux métiers judiciaires.

 
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