JM. Bourlès, procureur de Melun : « On traite trois à quatre dossiers par jour de violences intrafamiliales »

Publié le 25/10/2024

Arrivé le 6 février 2023 à Melun (Seine-et-Marne), Jean-Michel Bourlès, le procureur de la République, est confronté à un contentieux de masse : les violences intrafamiliales. Alors qu’il nous reçoit, quatre gardes à vue et trois déferrements sont en cours. Il fait aussi face au trafic de drogue, avec des mineurs partant « jobber » à Nantes ou Marseille, et vice versa. Parmi ses autres préoccupations, la prostitution des jeunes, le nombre de détenus dans le ressort de son parquet et le sous-effectif au service de l’exécution des peines. Rencontre avec un magistrat qui, en 28 ans de carrière, a géré des attentats, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre, avant de retourner sur le terrain du droit commun.

JM. Bourlès, procureur de Melun : « On traite trois à quatre dossiers par jour de violences intrafamiliales »
Jean-Michel Bourlès, procureur de la République, dans son bureau au tribunal judiciaire de Melun. Photo Sophie Bordier / Le Parisien

 Actu-Juridique : Vous étiez à Melun depuis quatre jours lorsque Pierre Palmade a provoqué un terrible accident de la route sous l’emprise de la drogue. Il sera jugé le 20 novembre prochain.

 Jean-Michel Bourlès : Oui, devant le tribunal correctionnel pour blessures involontaires aggravées. Aux termes de l’instruction, la juge n’a pas retenu la qualification d’homicide involontaire [une femme enceinte a perdu son bébé]. En accord avec les parties civiles, je n’ai pas fait appel. On voulait que le jugement intervienne rapidement.

AJ : La drogue et ses conséquences font désormais chaque jour la « une » de l’actualité. Êtes-vous relativement préservé ?

 J-M B. : Les points de deal sont connus, les services de police interviennent très régulièrement. Les vendeurs, de plus en plus jeunes, viennent parfois de loin pour « travailler ». Et des mineurs de notre ressort partent ailleurs, à Nantes, Montpellier, Marseille. Mais il n’y a pas de quartiers phagocytés, même si certains subissent des nuisances. Pour les habitants, les bailleurs sociaux qui dépensent des centaines de milliers d’euros pour réparer tout ce qui est cassé, c’est compliqué.

AJ : Mais vous n’êtes pas confronté aux gangs et rivalités de territoires ?

J-M B. : Pas encore, à une exception près, le quartier de la Mare-aux-Curés. Depuis mon arrivée, il y a eu deux homicides et une tentative de meurtre, clairement liés à des trafics de stupéfiants.

AJ : Les opérations « place nette » ont-elles un impact ?

J-M B. : Elles calment les quartiers un moment, puis le trafic reprend. On constate qu’il ne diminue pas. Un poste de police municipale va s’installer près de la gare, dans le quartier en cours de rénovation. Cela chassera au moins les vendeurs à la sauvette de tabac.

AJ : Quels sont les dossiers les plus fréquents ?

J-M B. : Les violences intrafamiliales. C’est ici un contentieux de masse qui occupe une bonne partie de l’activité pénale. Aujourd’hui, par exemple, en plus de quatre gardes à vue pour ces délits, on a trois déferrements : une femme a donné des coups de couteau à son mari, un couple s’est frappé mutuellement, un homme a arraché les cheveux de son épouse. C’est une journée un peu au-dessus de la moyenne, la norme se situant entre trois et quatre dossiers quotidiens.

AJ : Vous avez débuté votre carrière au parquet, en charge des mineurs. En 2023, vous disiez vouloir lutter contre la prostitution des jeunes (1). Où en êtes-vous ?

 J-M B. : Avec l’association Le Nid, nous suivons les victimes du dépôt de plainte jusqu’à l’audience. Ce n’est pas facile car toutes ne se considèrent pas victimes, elles sont parfois amoureuses de leur proxénète. On vient de signer une convention avec l’Éducation nationale pour faire remonter les informations, y compris en matière de harcèlement. On travaille aussi avec la préfecture, les services sociaux, on organise des journées dédiées à tout ce qui est lié à la sexualité.

 AJ : À la direction des Affaires criminelles et des Grâces, vous avez aussi travaillé au bureau des politiques pénales pour mineurs. Vous êtes très sensible à la défense des enfants ?

J-M B. : Oui, j’y suis très attentif. S’en s’occuper, surtout lorsqu’ils sont très jeunes, est intéressant. On ne naît pas délinquant, on le devient en raison d’un manque d’éducation, de difficultés familiales, sociales. Bien sûr, cela ne justifie pas qu’ils commettent des délits mais, si la réponse est adaptée, si on sanctionne l’acte en mettant en place un travail éducatif pour éviter la réitération, 80 % d’entre eux ne reviennent pas devant le tribunal. C’est un chiffre constant depuis une vingtaine d’années.

AJ : La délinquance des mineurs a-t-elle augmenté, comme on le dit ?

J-M B. : Les violences entre bandes, les rixes, ont toujours existé. Dans les années 1990, j’étais dans l’Essonne, ils se tapaient dessus aux Pyramides à Évry, aux Tarterêts à Corbeil, on ramassait des morts dans le caniveau. La délinquance était peut-être un peu différente. Les jobbeurs, les jeunes qui n’hésitent pas à tuer des gens, c’est nouveau.

AJ : Vous êtes aussi soucieux des personnes vulnérables ?

J-M B. : Oui, on a résolu des belles affaires récemment, liées aux personnes âgées victimes d’escroqueries, notamment aux cartes bancaires. Un gros travail a été mené par la gendarmerie, deux équipes ont été interpellées au cours de ces derniers mois.

 AJ : À la Chancellerie, vous avez dirigé le bureau de la police judiciaire. Comment jugez-vous la réforme de la PJ ? 

J-M B. : À titre personnel, je n’y étais pas favorable. Il est important d’avoir ces unités spécialisées chargées d’investigations qui nécessitent du temps : trafic de drogue, crime organisé, dossiers économiques et financiers. Avoir fondu les effectifs PJ dans une structure départementale, c’est risquer de faire appel à eux s’il manque du monde sur le terrain. Pour l’instant, chez nous, le directeur interdépartemental et le commissaire comprennent les enjeux. Et on peut cosaisir la PJ de Versailles pour renforcer l’antenne de Melun. On dispose aussi de trois brigades de recherches de gendarmerie, du renfort de la Section de recherches de Paris. Actuellement, elle travaille sur sept dossiers.

AJ : Vous êtes favorable aux comparutions immédiates. Comprenez-vous qu’elles soient décriées ?

J-M B. : Non. Il n’y a pas plus stupide qu’une réponse pénale qui n’a pas de sens ! Quand on remet une convocation pour une audience ultérieure, une partie des prévenus ne se présentent pas. La réponse immédiate a un avantage : le message passe immédiatement. Ici, on n’audience jamais plus de trois, quatre CI, on prend le temps d’écouter. Et elles ne dépassent pas 30 % du contentieux. En dehors, on juge dans des délais raisonnables, de l’ordre de cinq mois. Et on a recours aux ordonnances pénales pour usage de drogue, infraction routière, pour les primo-délinquants, etc.

AJ : Quel bilan tirez-vous de la première année de fonctionnement des cours criminelles départementales (CCD) ?

J-M B. : C’est très lourd à gérer car, à Melun, il y a aussi la cour d’assises. Il a fallu dédoubler les sessions avec des magistrats qui siègent en parallèle pour soutenir le stock très important de dossiers, 65 à 70 % en provenance de Meaux, les autres de Fontainebleau et d’ici. De mémoire, en 2024, on a traité 42 ou 43 affaires criminelles sur 127 (2). En 2025, on aura une seconde salle avec un box sécurisé. Les travaux ont été validés.

AJ : La réduction du budget ne risque-t-elle pas de reporter le projet ?

J-M B. : Non, l’immobilier ne sera pas une priorité. Le gel des dix milliards nous a contraints à réduire le budget de 30 000 € d’ici à la fin d’année. Mais le personnel n’est pas affecté, sauf par le non-renouvellement de contrats arrivés à terme. A priori, il n’y aura pas de baisse d’effectifs. Nous espérons sécuriser les recrutements promis par Éric Dupond-Moretti. J’attends deux magistrats, surtout un de pied ferme au service de l’exécution des peines. Dans le ressort, on a trois établissements pénitentiaires. D’abord Réau avec plus de 800 détenus, la maison centrale, les centres de détention, un centre national d’observation et d’orientation, la maison d’arrêt pour les femmes de retour de la zone irako-syrienne. Des profils compliqués et de lourdes peines. Plus la prison de Melun, 300 détenus, dont 85 % condamnés pour infractions à caractère sexuel. Je n’ai que deux collègues à l’exécution des peines – 1,80 pour être précis. Or, ces dossiers doivent être surveillés à la loupe, il ne faut pas se rater sur une permission de sortie ou une libération conditionnelle. Il y a heureusement de l’entraide, je gère personnellement le fichier. Et parmi les choses positives du passage d’Éric Dupond-Moretti, des postes de chefs de cabinet pour les juridictions de la taille de Melun. Le mien arrive le 1er décembre. J’ai la chance que ce soit Anthony Perreau, le directeur de greffe qui chapeaute la chaîne pénale au parquet. Il connaît absolument tout.

AJ : Vous gérez aussi le centre de semi-liberté en ville ?

J-M B. : Oui, de 43 places. Sa capacité d’accueil a été doublée à cause de la surpopulation carcérale. Ils étaient 61 la semaine dernière, on peut monter à 86. Chaque jour, j’ai donc autant de sorties le matin et de retours le soir en centre-ville, avec les risques en termes d’infractions, incidents, retards, réintégrations. D’où l’urgence de créer un poste. À Meaux, ils sont quatre pour gérer le même nombre de détenus. D’ici à 2027, on aura également le nouveau centre pénitentiaire à Crisenoy, une maison d’arrêt et un centre de détention, soit 1 000 places (3).

AJ : Parlons du passé. Vous étiez magistrat de liaison au Maroc, en avril 2011, lorsqu’il y a eu l’attentat place Jemaa el-Fna à Marrakech, qui a tué 17 personnes dont 8 Français. Cet événement vous a marqué…

 J-M B. : Oui. Surtout les mois qui ont suivi. Je rentrais à l’ambassade, après ma pause déjeuner, quand il s’est produit. J’ai sauté dans ma voiture sans passer chercher des vêtements, j’ai parcouru les deux, trois heures de route qui séparent Rabat de Marrakech, je suis rentré une semaine plus tard chez moi. J’ai rencontré les autorités, fait le lien avec la Chancellerie, la section C1 du parquet de Paris que dirigeait Olivier Christen [nouveau procureur antiterroriste]. Puisqu’il y avait des victimes françaises, il fallait ouvrir une enquête, négocier la venue de collègues pour les investigations. Le Maroc a accepté la présence d’un magistrat de la C1, en tant qu’observateur, et le soutien technique de la police. Puis, avec l’attaché de sécurité intérieure de l’ambassade, on s’est occupés des mises en bière dans les cercueils, de les sceller pour le rapatriement dans l’avion du Président Sarkozy. Enfin, il y a eu les procès, huit semaines en première instance, six semaines en appel. J’ai suivi H24 les familles. Le coup émotionnel a été énormissime.

AJ : Malgré tout, après un poste à la C1 de 2005 à 2007, vous retournez à l’antiterrorisme en 2019, au PNAT nouvellement créé. Pourquoi ?

 J-M B. : Le challenge était intéressant. J’arrive comme procureur adjoint dans un nouveau service, je ne maîtrise pas les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité ; je dois tout apprendre. On m’a proposé ce poste car je connaissais le terrorisme, j’avais des relations, et l’habitude des assises sur des dossiers importants, compliqués, qu’il faut soutenir dans la durée.

AJ : Comment avez-vous vécu les procès des attentats de janvier 2015 et du 14-Juillet 2016 à Nice, qui ont duré plusieurs mois ?

 J-M B. : Je cloisonne énormément. Je ne pense pas le soir à ce qui s’est passé la journée. Globalement, mes années au PNAT ont été exceptionnelles. Ce fut une expérience incroyable avec Jean-François Ricard [actuel conseiller terrorisme et criminalité organisée auprès du garde des Sceaux], avec des équipes remarquables, de grandes spécialistes comme Camille Hennetier, ou Vanessa Bronstein qui connaît tous les réseaux.

AJ : Avant d’être nommé à Melun, vous étiez chargé de crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Ukraine. Quels dossiers vous ont été confiés ?

 J-M B. : Les meurtres de Français en Ukraine, notamment de journalistes. On a immédiatement enclenché les ouvertures d’enquêtes, on a délivré des commissions rogatoires internationales, avec le soutien très important des autorités judiciaires ukrainiennes. Là encore, j’ai travaillé avec de grandes spécialistes du droit international, cinq magistrates et deux juristes. Après mon départ, Jean-François Ricard s’est rendu sur place dans le cadre d’une demande d’entraide pour assister aux investigations.

AJ : Après un tel parcours, revenir au droit commun n’est pas frustrant ?

 J-M B. : Pas du tout ! Un seul petit regret : n’avoir pu participer à un procès pour crimes contre l’humanité sur un dossier rwandais. Je suis devenu magistrat pour la justice du quotidien, la personne lambda pour qui une réponse pénale a de l’intérêt, pour le délinquant qu’on engueule parce que l’on se dit qu’il retiendra peut-être deux ou trois choses.

AJ : Quel est votre meilleur souvenir, après 28 ans dans la magistrature ?

 J-M B. : Un jeune que je suivais au tribunal, que je cadrais, qui est devenu éducateur spécialisé. Là, on se dit qu’on sert à quelque chose.

 

(1) Tribunal de Melun : le nouveau procureur JM. Bourlès souhaite créer « un électrochoc »

(2) Lire à ce sujet nos articles des 16 et 23 janvier 2024.

(3) Projet qui fait l’objet de contestations, a révélé Le Parisien.

 

 

 

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