Justice malade : demander sa mutation pour ne pas sombrer

Publié le 13/01/2022

La tribune des 3000 (aujourd’hui signée par plus de 7000 magistrats et personnels de greffe) a déclenché un véritable séisme au sein de l’institution judiciaire. En particulier, elle a libéré la parole des professionnels en souffrance. Non seulement ceux-ci adressent des témoignages à leurs syndicats (Actu-Juridique en a publié plusieurs*), mais ils osent désormais avouer leur souffrance dans le cadre de leurs demandes de mutation. Cecile Mamelin, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), a recensé quelques exemples significatifs qu’elle présente ici. 

Justice malade : demander sa mutation pour ne pas sombrer
Photo : ©AdobeStock/Barrington)

L’Union syndicale de magistrats n’a eu de cesse, depuis sa création en 1974, de défendre et de porter la parole des magistrats auprès du ministère, censé leur donner les moyens et notamment des conditions de travail dignes et des outils performants pour assumer l’ensemble de leurs missions.

C’est un euphémisme de dire que notre organisation syndicale, pourtant majoritaire et donc représentative, n’a pas été beaucoup entendue, et que notre ministère est resté sourd à nos constats d’une justice exsangue et à bout de souffle, puisqu’il considère que la création de 500 postes de magistrats en 5 ans suffit à se rapprocher du « bon chiffre », alors même que l’ensemble des autres pays européens disposent de deux fois plus de magistrats du siège et trois à quatre fois plus de magistrats dans les parquets, et que le nombre de magistrats avait baissé entre 2011 et 2015 du fait d’une diminution des recrutements sous le mandat du président Nicolas Sarkozy corrélée à des départs en retraite nombreux !

Les lignes bougent

Toutefois, il semblerait, qu’enfin, depuis quelques semaines, les lignes bougent : pour preuve, à la suite de notre enquête réalisée en octobre 2021sur les audiences tardives, laquelle concluait que près d’un tiers d’audiences pénales se poursuivaient au-delà de 21 heures, la Chancellerie entend rebondir sur ce sujet, et lance à son tour un vaste questionnaire, en se fondant sur la circulaire Lebranchu de 2001 qui invitait à ne pas dépasser les 6 heures d’audience sur une demi-journée et les 8 heures sur une journée entière.

Dans le même temps, le tribunal judiciaire de Bobigny, dont le président est l’ancien directeur des services judiciaires, Peimane Ghaleh-Marzban , a adopté le 15 décembre 2021 des « Principes d’organisation des comparutions immédiates », en concertation avec les représentants locaux des organisations syndicales, posant une durée maximale d’audience et incitant les présidents d’audience à procéder, en amont, à des renvois au-delà de cette limite horaire.

Et surtout, à la suite de la parution de la « tribune dite des 3000 » dans le quotidien « Le Monde » et signée en quelques jours par plus des deux tiers des magistrats de ce pays, laquelle dressait un constat alarmant sur l’état de la justice en France et surtout mettait au grand jour l’état de désespérance profonde des professionnels qui l’exercent au quotidien, un mouvement de libération de la parole se fait jour.

C’est ainsi notamment que les collègues n’hésitent plus à venir témoigner  dans les médias sur les conditions d’exercice de leur métier, leurs difficultés concrètes et quotidiennes, ou encore les obstacles matériels et humains qu’ils rencontrent pour remplir leurs tâches au mieux des intérêts des justiciables et le plus souvent au détriment de leur propre santé.

C’est aussi le cas, lors des discussions avec la Direction des services judiciaires (DSJ) pour la préparation des mouvements annuels de magistrats, lorsque les collègues s’expriment ouvertement sur leurs conditions de travail dégradées, en en faisant un des motifs de leur demande de mutation, ce qui était tu jusque-là dans une sorte de déni de protection.

Faire toujours plus et moins bien

En effet, dans le cadre du dialogue social, ces projets de mouvement appelés « transparences » sont, trois fois par an, précédés d’une rencontre entre les organisations syndicales et la sous-direction des ressources humaines de la DSJ, afin que nous puissions venir soutenir les demandes de nos collègues, notamment ceux rencontrant des situations particulières, qu’elles soient d’ordre familial ou professionnel.

Evidemment, les premières raisons à l’origine d’une demande de mutation sont le plus souvent liées à des critères familiaux (rapprochement de conjoint ou d’enfants), ou pour obtenir un avancement dans la carrière. Mais j’ai été frappée de constater que tout dernièrement, certains n’hésitent plus à se prévaloir de leur état d’épuisement professionnel pour partir voir ailleurs « si l’herbe est plus verte ». Ils mettent en avant leur exaspération de devoir tenir en faisant toujours plus et moins bien, sans que l’institution ne leur en soit reconnaissante.

Surtout, et c’est là où ce phénomène m’est apparu nouveau et en lien direct avec la tribune des 3000, ils acceptent désormais que cela soit dit et écrit à la DSJ, la pudeur ô combien compréhensible et légitime s’effaçant devant l’urgence de se protéger enfin des désordres créés par le travail sur leur corps et leur état de santé mental.

Pour appuyer ce constat, je me propose de partager quelques témoignages anonymisés pour des raisons évidentes de protection de la vie privée de nos collègues. Ils sont emblématiques et symptomatiques d’une justice à bout de course dont les magistrats ne tiennent plus à taire l’ampleur des dysfonctionnements.

Témoignages

*Éric est un ancien avocat ; il a été arrêté par son médecin traitant depuis plusieurs semaines pour épuisement professionnel, il s’agit de son 1er arrêt maladie en 20 ans d’activité professionnelle, « je vis extrêmement mal cette situation mais mon médecin a été très clair sur la nécessité pour moi de changer de poste».

*Isabelle, dont c’est le 2ème poste au parquet et déjà au 1er grade, est également jeune maman de trois enfants ; elle décrit son désir de quitter le parquet alors même qu’elle aime ces fonctions, mais « je ne supporte plus les contraintes très lourdes du parquet ainsi que les audiences nocturnes fréquentes qui ne sont plus compatibles avec la prise en charge de mes enfants» Elle préfère donc obtenir un changement plutôt que de devoir poser un congé parental ou prendre un temps partiel. Mais quel employeur digne de ce nom oblige ses agents à travailler le soir régulièrement, sans aucune compensation ni récupération ?

*Yasmine, dont c’est le 1er poste en tant que juge des enfants (JE), a déjà fait l’objet d’un arrêt maladie de deux mois au bout d’une seule année de fonction, en raison d’un épuisement professionnel. A la reprise, elle a bénéficié pendant plusieurs mois d’un temps partiel thérapeutique à hauteur de 80%, prescrit par le médecin de prévention. « Je demande à partir pour tenter de me reconstruire ailleurs, et surtout je ne demande plus de poste de juge des enfants ! »

*Maia, ancienne greffière, lorsqu’elle intègre la magistrature, choisit un poste de juge fléché juge des enfants. Pourtant après quelques mois de bons et loyaux services, et surtout une formation adéquate, le président choisit d’offrir son poste  à un autre magistrat, en sortie d’école ; cette collègue s’est retrouvée à devoir exercer une autre fonction qu’elle n’avait ni choisie ni approfondie en stage de prise de fonctions. Cette situation a été très mal vécue par la collègue, et s’en est suivi un arrêt maladie pour épuisement professionnel pendant plusieurs mois posé en 2020. Elle est depuis suivie par un psychologue. Elle demande logiquement à quitter cette juridiction : « je ne me sens pas bien ni dans cette juridiction ni dans mes fonctions ».

« Je ressens une profonde lassitude face à la très nette dégradation des conditions de travail »

*Ludivine, intégrée, a dû dès son 1er posteassumer pendant un an la charge de juge directeur puis de magistrat coordonnateur de pôle, et ainsi la gestion des conséquences du mouvement de grève des avocats, de la crise sanitaire liée à la pandémie et du déconfinement. « Si ma demande tend à un rapprochement géographique, ma charge de travail et les difficultés connues au cours des derniers mois et semaines ne font qu’accroître mon souhait. En effet, depuis ma prise de poste, j’ai vu ma charge de travail croitre dès octobre 2019 : trois mois de remplacement d’un collègue en assessorat comparutions immédiates en sus des miens, un mois plus tard, un assessorat correctionnel par mois en plus. Cet été, j’ai assumé la rédaction de la moitié des audiences civiles d’un collègue suspendu temporairement sans remplacement. Depuis la vacance d’un poste malgré l’arrivée d’une placée sortie d’école, s’est ajouté un assessorat civil par mois et depuis le retour des vacances de la Toussaint une audience pénale tous les deux mois… Ce dernier ajout a eu lieu alors que je me débattais pour faire tourner le cabinet tutelles avec une greffière placée qui ne maitrisait ni la procédure ni le logiciel. L’annonce de ma difficulté à assumer ce nouveau contentieux a été à l’origine d’une certaine crispation des relations avec le Président qui m’a invité à recalculer ma charge de travail et « menacé » de revoir mon poste avant mon départ de la juridiction. Depuis septembre, je suis rarement partie du TJ avant 20 heures, j’ai travaillé une partie de mes congés d’automne et certains dimanches. »

*Anaïs, magistrate depuis 15 ans, passionnée pourtant par les fonctions de juge d’instance puis de juge du contentieux de la protection qu’elle exerce dans ce tribunal depuis 8 ans : « je ressens une profonde lassitude face à la très nette dégradation des conditions de travail dans ma juridiction et aspire à changer de juridiction au plus vite».

« Notre projet de fonder une famille est actuellement inenvisageable »

*Mathilde, jeune magistrate obligée d’accepter un 1er poste qui ne lui permet pas de rentrer quotidiennement sur son lieu de résidence, et qui doit parcourir le week-end plus de 500 kms aller et retour pour rejoindre son domicile familial. Après deux ans et demi à ce rythme, « je ressens un épuisement physique et moral. Notre projet de fonder une famille est actuellement inenvisageable, à cause de la distance ». Elle aspire à retrouver une vie personnelle normale.

*Caroline, qui occupe son 2ème poste : « Je suis juge des enfants au Tribunal judiciaire de X depuis septembre 2020. Je souhaite quitter rapidement mon poste actuel en premier lieu en raison des conditions et de la charge de travail. J’avais déjà fait une demande de mutation et de décharge en sollicitant une dispense à la règle « des deux ans », en raison d’une situation d’épuisement. Mes démarches n’ont pas abouti. En effet j’ai eu une première année de juge des enfants très difficile, où j’ai exercé dans des conditions particulièrement dégradées : cabinet de 600 dossiers d’assistance éducative, absence de fonctionnaire de greffe rattaché à mon cabinet pour la gestion de  l’assistance éducative, ce qui m’a conduit à changer très fréquemment d’interlocuteurs et à effectuer moi-même certaines missions normalement réalisées par le greffe (mise en forme des décisions, mails, courriers, transmission des rapports aux avocats, souvent pour les audiences du lendemain), absence du greffe aux audience d’AE (et donc prises de note par le magistrat), je n’avais par ailleurs pas de bureau de juge des enfants ce qui me conduisait à tenir mes audiences en dehors du service,  ce qui  là encore nécessitait  une organisation particulière et une perte de temps. Depuis septembre 2021, j’ai désormais un bureau me permettant d’accueillir les familles. Mais j’ai toujours la charge d’un cabinet de plus 600 dossiers d’assistance éducative, le plus chargé de la juridiction tant en assistance éducative qu’au pénal, avec un nombre toujours croissant de nouvelles requêtes. Le greffe ne peut toujours pas nous assister à l’audience du fait de la charge de travail. Je continue par ailleurs à effectuer des tâches pour soulager le greffe (mise en forme des décisions etc.). L’ensemble de cette situation génère un réel épuisement professionnel et m’empêche de me projeter à plus long terme dans ce poste. Par ailleurs, je suis enceinte et j’attends mon premier enfant pour avril 2022 et il m’est d’autant plus difficile de me projeter dans ce poste, au regard de la charge et des conditions de travail actuelles. »

*Françoise, dont c’est le 3ème poste et qui est depuis 2 ans juge d’instruction, ne supporte plus le rythme lourd de l’instruction, et ne forme qu’un seul vœu, celui de réintégrer son précédent poste : « Mes fonctions actuelles ne sont plus compatibles avec ma situation familiale (j’ai deux enfants en bas âge, je ne supporte plus le rythme de l’instruction, faire bien son travail demande trop de sacrifices personnels, j’ai atteint mes limites et ma famille aussi).»

*Dalila, ayant déjà sollicité une mutation pour raison de santé, décrit son nouveau poste: « je suis arrivée au TJ après un burn out et une reconnaissance de congé pour invalidité temporaire imputable au service (8 mois d’arrêt). J’ai ensuite bénéficié d’un mi-temps à 80%, qui a été renouvelé.
Cependant, les conditions de travail au service de l’application des peines s’avèrent relativement complexes, d’autant que j’ai aussi la charge de la coordination du service. Mon mi-temps n’est clairement pas appliqué compte tenu de la charge du service et dans la mesure où une collègue est en arrêt de travail et que nous n’avons eu une juge placée que plusieurs mois après. Nous avons donc dû gérer à deux une charge localisée de 3 juges, ce qui déjà est insuffisant au vu de la charge réelle des mesures en cours, vu les 3 établissements pénitentiaires à gérer. Se sont cumulés des problèmes de greffe, ainsi qu’avec l’administration pénitentiaire. L’état difficile des relations avec cette dernière avait même justifié la déspécialisation de ma prédécesseuse. Dans ces conditions, je ne parviens pas à améliorer mon état de santé et suis de nouveau en arrêt de travail. Mon médecin psychiatre a acté une rechute de maladie professionnelle. Je ne souhaite pas de déspécialisation car j’aime la fonction de JAP.  Cette demande de mutation est aujourd’hui vitale pour moi pour tenter d’aller mieux tout en restant motivée dans mon travail. »

« J’ai été placé en situation d’épuisement professionnel »

*David, dont c’est le 3ème poste au parquet, met clairement en avant sa fatigue face à des fonctions très prenantes au parquet : « Les fonctions au parquet de X engendrent une lassitude de plus en plus profonde. En effet, le rythme des audiences s’avère plus lourd que dans mes deux juridictions précédentes pourtant de taille comparable. Les audiences s’avèrent trop souvent tardives. Les permanences du parquet sont de plus en plus lourdes et contraignantes : augmentation du nombre de gardes à vue et d’urgences à traiter, greffe parfois incompétent ajoutant une charge mentale non négligeable, matériel téléphonique et ordinateur parfois et de manière récurrente dysfonctionnant. Mes attributions annexes (réalisation des tableaux de service de l’ensemble du parquet, référent auditeurs) s’avèrent chronophages. Ainsi, avec le cumul de ces facteurs (temps de préparation des audiences, temps important d’audience, réunions, permanences que ce soit de nuit ou de mail), je ne parviens plus à maintenir mon cabinet à flot. Je n’ai jamais été autant en retard dans le traitement de mes procédures. (Pour rappel, le parquet de X est doté d’un nombre de magistrats inférieur à la moyenne nationale). » Le collègue s’est résolu à inscrire dans le registre du CHSCT le 6 octobre 2020 une mention récapitulant ces difficultés « En proie à de grandes fatigues récurrentes, j’ai fait l’objet d’un arrêt de travail pour une durée de 15 jours (à ma demande, car le médecin souhaitait m’arrêter pour 30 jours). »

*Aurélien, magistrat du parquet, victime d’un management inadapté de son supérieur, lequel a conduit à deux accidents de service ; alors que l’épuisement professionnel est imputable à l’organisation hiérarchique qui n’a pas pris au sérieux sa situation de souffrance au travail et d’épuisement, il se retrouve contraint de solliciter une mutation contre son gré, uniquement dans le souci de préserver sa santé : « mon travail a été dévalorisé, de nombreux messages traduisant un manque de confiance m’ont été systématiquement et ostensiblement adressés ; j’ai été placé en situation d’épuisement professionnel, un message hiérarchique a clairement écarté mes doléances relatives à la charge excessive de travail, me menaçant en outre de me retirer le service si je ne parvenais pas à l’assumer ; malgré des mesures destinées à me soulager, il m’a été demandé de prendre en charge des audiences supplémentaires, différentes de mon service déjà très lourd, les mesures prises après le premier accident de service ont été tout à fait insuffisantes, puis mon service, malgré les mesures prises, m’obligeait à préparer les dossiers le soir et les fins de semaine, le 2ème accident de service est intervenu malgré les alertes individuelles et syndicales ».

« J’ai été affectée au poste de juge des enfants à X, archi-sinistré, dans lequel j’étais seule pour plus de 1 000 dossiers d’assistance éducative en cours »

*Gaëlle, vice-présidente  placée, maman de deux jeunes enfants, décrit bien les affres de la fonction de placé : « en première délégation j’ai été affectée au poste de juge des enfants à X, archi sinistré, dans lequel j’étais seule pour plus de 1 000 dossiers d’assistance éducative en cours, pendant 9 mois ; à l’issue de cette délégation, j’ai été arrêtée pendant 5 mois pour épuisement professionnel, puis j’ai repris à temps plein il y a deux ans bientôt ; toutefois, je formalise cette semaine une demande de passage à temps partiel (90%) à compter de janvier 2022. Je garde depuis ce burn-out une fatigue persistante, et ma fatigabilité est accrue. Il ne m’est plus possible de conjuguer une activité professionnelle si prenante à temps plein (tenant compte de l’énergie sollicitée par les changements de fonction, de poste, voire de juridiction tous les quatre mois) et des trajets quotidiens. Après trois ans de placée et 8 fonctions différentes exercées, j’aspire profondément à être fixée à un poste dans lequel je pourrai m’installer durablement et à pratiquer une fonction dans laquelle je pourrai réellement m’investir. Près de chez moi. »

*Sophie, après plusieurs années dans la police, est magistrate depuis 7 ans, c’est son 2ème poste, elle veut à tout prix être « exfiltrée» de sa juridiction : « Je n’avais pas du tout le projet de partir cette année mais la situation est compliquée avec le chef de juridiction nouvellement arrivé. Nous sommes plusieurs à demander notre mutation en raison de son management inhumain, le tribunal de X serait pour moi la situation la « moins pire » bien qu’il conduise à un célibat géographique et aura des conséquences financières non négligeables, dans la mesure où je me retrouverai isolée, ne bénéficiant d’aucun réseau familial dans la région. Surtout, je crains de ne pas tenir des mois et des mois ici. »

Une situation particulièrement dégradée aux Antilles et à Mayotte

A ces témoignages de collègues exerçant en métropole, se sont ajoutés cette année ceux nombreux et douloureux des magistrats exerçant aux Antilles, en lien cette fois avec la crise sanitaire et sociale, mais pas seulement. J’en ai sélectionné deux particulièrement évocateurs :

*Sabine, dont c’est le 1er poste : «cette année a été très compliquée à l’instruction puisque je n’avais pas de greffier et que je ne pouvais avoir l’assistance des greffiers des collègues que quelques jours par mois, quand ils n’avaient pas prévu de convocation. Cette situation a été très difficile à vivre en sortie d’école. Un cabinet d’instruction sans greffier ne peut évidemment pas tourner. Outre cette difficulté, nous nous sommes retrouvés à vivre pendant les sept premiers mois dans une maison où l’eau courante n’était disponible qu’un jour sur deux. Il fallait donc faire face à la fois aux difficultés rencontrées au travail et à l’absence d’eau dans la maison, indispensable à la vie quotidienne. En outre, la situation sociale est intenable. Nous subissons des grèves à répétition sur l’île qui rendent le quotidien très pesant. Au mois de février 2021, nous nous sommes retrouvés totalement bloqués dans notre quartier pendant une semaine. Notre quartier s’est retrouvé encerclé, oublié et véritablement abandonné face à cette situation. La situation était très inquiétante et anxiogène. Depuis le 15 novembre 2021, nous subissons une grève générale très violente. Les manifestants ont monté des barrages sur l’ensemble des axes routiers de l’île ce qui rend les déplacements impossibles. La nuit, les magasins sont pillés, des immeubles d’habitation à Pointe à Pitre ont été incendiés, le feu est mis sur les barrages, les individus sont encagoulés et armés et réclament de l’argent à qui souhaite passer (même pour se rendre aux urgences médicales). Le tribunal est fermé et seules les urgences sont traitées. La situation est dramatique et véritablement angoissante. Nous sommes parvenus à tenir pour respecter la règle des trois ans mais nous sentons que nous ne pouvons plus rester sur cette île. »

« Les chefs de cour et de juridiction m’ont encouragée à rentrer en métropole pour mettre mes enfants en sécurité »

*Naëlle, magistrate depuis 8 ans, est venue prendre son 1er grade en Guadeloupe, et y exerce depuis 18 mois « Je suis contrainte de solliciter ma mutation dans le cadre de la transparence actuelle, en raison de la situation sanitaire et sociale en Guadeloupe qui a fortement impacté mes trois enfants âgés de 7, 5 et 3 ans. En effet, nous avons été confinés depuis le mois d’août, avant que les violences urbaines et les blocages en Guadeloupe en novembre nous empêchent de sortir de notre domicile pendant 13 jours. Un barrage érigé par des manifestants cagoulés, armés qui rackettaient les passants nous a empêché d’accéder au réseau routier, aux soins, aux écoles, à nos lieux de travail respectifs. Mes enfants ont été très choqués par cette dernière situation puisqu’ils ont entendu les coups de feu, et vu les flammes des feux sur les barrages. En outre, depuis le mois de septembre ils n’ont quasiment pas été scolarisés. Leur pédiatre a établi un certificat médical indiquant qu’il était urgent de les faire rentrer en métropole. Les chefs de cour et de juridiction m’ont encouragée à rentrer en métropole pour mettre mes enfants en sécurité, et m’ont assuré de leur compréhension. J’ai donc pris la décision très difficile (car le projet outre-mer était une opportunité professionnelle préparée de longue date) de quitter la Guadeloupe avec mes enfants et de solliciter mon placement en disponibilité pour pouvoir les rapatrier en métropole. »

Enfin, mais de manière récurrente, les collègues exerçant dans le département très difficile de Mayotte, au TJ de Mamoudzou, expriment leur désarroi face aux conditions de travail particulièrement lourdes et précaires : ils se sentent abandonnés par leur administration et l’expriment vertement.

*Annabelle, magistrate en 1ère affectation à Mamoudzou : « Le sentiment d’insécurité est très fort et bien que nous vivions dans un quartier relativement sécurisé, nous avons subi deux tentatives d’intrusion à notre domicile, ayant nécessité l’intervention des forces de l’ordre (mon fils a d’ailleurs dû consulter une psychologue à 2 reprises); il n’est pas aisé de protéger les enfants de cette situation : l’école est située à proximité du Lycée où se déroulent régulièrement des faits de violence dont les enfants entendent parler ou même voient les lycéens s’enfuir devant le portail de leur école. L’accès à la santé est un véritable problème : pas de pédiatre en libéral, quasiment aucun spécialiste, impossibilité de consulter un médecin généraliste en urgence et bien sûr un service des urgences surchargé. Il est impossible, matériellement, d’inscrire ses enfants dans les écoles publiques à Mayotte (les horaires sont très décalés, pas de cantine, pas de périscolaire). La situation sanitaire est aussi parfois compliquée : nous vivons durant toute la saison des pluies au rythme des coupures d’eau (deux coupures de 24h par semaine en ce moment) et actuellement une pollution au manganèse qui, selon l’ARS, rend l’eau du robinet impropre à la consommation pour les enfants de moins de 4 ans, cette situation entraînant des ruptures de stock d’eau minérale dans les commerces… et un stress immense pour les parents. »

« Un sentiment de « danger » et de méfiance au quotidien tant à l’égard de nos collègues que de la hiérarchie »

 *Un couple de magistrats, en 1er poste également, témoigne: « Notre demande se justifie au regard de l’impression laissée par la DSJ durant nos trois années de fonction sur le territoire mahorais, à savoir que les promesses orales exprimées lors de la période de choix de postes à l’ENM peuvent ne pas être tenues ; nous souhaitons donc être moins seuls face à l’administration centrale. Nous avons vécu trois années extrêmement difficiles à Mayotte, que nous souhaitons quitter depuis un an, et ce, pour plusieurs raisons : les conséquences liées à la situation sanitaire ont été d’autant plus importantes pour les magistrats mahorais avec, notamment, l’impossibilité de se rapprocher de leur foyer pendant plus d’un an, ou simplement de sortir de l’île, et des restrictions accrues par rapport aux métropolitains appliquées par notre Cour d’appel ; de fortes tensions syndicales et personnelles au sein du TJ durant toute l’année 2020, qui ont eu un impact énorme sur notre état mental, sur notre sérénité et ont provoqué un sentiment de « danger » et de méfiance au quotidien tant à l’égard de nos collègues que de la hiérarchie ; des agents de greffe en souffrance autant que les magistrats et de nombreuses absences qui auraient certainement pu être évitées ; une insécurité croissante depuis deux ans, avec de nombreuses agressions sur des personnels de justice qui ont entraîné un fort sentiment de peur, à tel point que nous menons une « demi-vie », faite de privations et d’hypervigilance constante, qui s’arrête à 18 heures et nous empêche de nous déplacer librement sur l’île, même en journée ; des conditions de vie difficiles avec des coupures d’eau jusqu’à trois fois par semaine, des coupures d’électricité, des pénuries au niveau alimentaire qui sont déjà prévisibles à Mayotte maisqui ont été potentialisées par l’épidémie. »

« alors que je sortais de l’école, j’étais seul face aux sollicitations des greffiers, leur souffrance à gérer »

S’agissant des fonctions, l’un est Juge des enfants au sein d’un TPE très dysfonctionnel tant en interne (retards, sous-effectif de greffe chronique) qu’au niveau des partenaires (notamment le Conseil départemental), mettant en danger le suivi de mineurs aux situations dramatiques. « La fonction de coordonnateur m’a mis énormément de pression alors que je sortais de l’école, j’étais seul face aux sollicitations des greffiers, leur souffrance à gérer, les sollicitations de la hiérarchie sur de nombreux points sans recevoir parallèlement de soutien ou de support pour solutionner les difficultés internes. J’avais à peine 6 mois d’ancienneté lorsque je me suis retrouvé à devoir gérer deux cabinets de JE et coordonner le service par intérim, en l’absence de la VP qui coordonnait le service dès février 2020 et jusqu’en septembre 2020, à l’arrivée de sa nouvelle collègue. Un grand sentiment de solitude et d’épuisement a été prégnant depuis cette première date. » Ces nombreux éléments ont entraîné une souffrance, un épuisement et une tension psychologique extrêmes, dès la fin de l’année 2020, pour l’un d’entre eux, à plusieurs malaises et placé en arrêt de travail à deux reprises. A chaque fois, le médecin a diagnostiqué un « burn-out ». « Lors du deuxième « burn-out », les conséquences psychologiques, qui sont encore traitées à ce jour, ont été autrement plus graves (prise d’anxiolytiques, eczéma, un début de dépression, palpitations, impossibilité de contact avec l’extérieur et les autres entraînant un enfermement et un repli sur soi totalement incontrôlables…).Il est très clair que ces symptômes sont liés à l’exercice professionnel à Mayotte mais sont également accrus par la vie sur l’île, avec laquelle ma santé est incompatible. Ce qui a également joué, c’est l’absence totale de soutien de la hiérarchie, à tous les niveaux et l’impossibilité de quitter Mayotte, malgré des éléments médicaux, au bout de deux ans contrairement à ce qui nous avait été annoncé par la DSJ au moment des choix de postes. Nous nous sentons piégés à Mayotte et vivons dans la terreur de nous voir opposer un énième refus. Nous ne souhaitons pas partir pour partir. Nous avons rempli notre part du contrat : trois ans à Mayotte. »

 * Voir par exemple « 24 heures de la vie d’une juge »,  « Je suis devenue une machine à jugements« ,  « J’ai pu enchainer jusqu’à 24 jours de travail non-stop ».

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