L’USM révèle l’inquiétante généralisation des audiences nocturnes

Publié le 30/11/2021

Des audiences pénales qui se terminent à 23h, minuit voire même plus tard, c’est un phénomène qui prend de l’ampleur dans toutes les juridictions françaises.  L’Union syndicale des magistrats (majoritaire, modéré) vient de lancer une demande de remontée d’informations sur le sujet. Cécile Mamelin, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats, présente les résultats en exclusivité sur Actu-Juridique. La situation est plus grave qu’on ne pouvait l’imaginer. 

L'USM révèle l'inquiétante généralisation des audiences nocturnes
Photo : © Xiongmao/AdobeStock

A rebours des communications d’autosatisfaction du ministre de la Justice, et des budgets historiques de ces deux dernières années, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer les conditions indignes dans lesquelles la justice est rendue au quotidien. Avocats, magistrats, greffiers ont beau révéler les carences et la misère de notre institution, la situation ne cesse d’empirer. 

Parmi les situations les plus révoltantes figurent les audiences pénales qui se terminent tard dans la nuit. Comme le note fort justement l’avocate Julia Courvoisier, dans les colonnes d’acte-Juridique, « la justice de nuit était jusqu’ici le lot des comparutions immédiates, elle se généralise à toute la matière correctionnelle. On juge de nuit, on défend on nuit et on condamne de nuit ».Parce que la charge de travail et les conditions dégradées dans lesquelles se déroulent les audiences sont un des combats historiques de l’USM (voir notre Livre blanc sur la souffrance au travail paru en 2015, réactualisé en 2018), et parce que les collègues nous décrivent de manière récurrente des audiences de plus en plus surchargées et tardives, nous avons tenu à objectiver ces remontées, et procédé à un recensement, pour le mois de septembre 2021, des audiences pénales nocturnes, c’est-à-dire se poursuivant au-delà de 21 heures.

Justice au rabais

Il n’est guère contestable qu’une justice rendue de nuit est, par essence, une justice dégradée si ce n’est même une justice rendue au « rabais ».

Si le terme peut choquer, comment en effet sérieusement soutenir qu’un jugement prononcé au-delà d’un horaire « raisonnable », lorsque l’audience a démarré la plupart du temps dès 13h30 et dépassé les 8 heures non-stop, joue pleinement son rôle, garde sa solennité, sa dignité, sa portée pédagogique, voire son sens ?

Tout le monde est victime de cette situation insupportable :

– les justiciables qui comparaissent dans un état de fatigue et de nervosité accru par de longues heures d’attente et sont en droit de prétendre à une égalité de traitement et de temps ;

– les avocats, qui doivent garder leur énergie pour assurer la défense active de leurs clients ;

– les magistrats et greffiers, qui sont tenus de rester attentifs, humains, techniques et à l’écoute tout au long de ce « marathon judiciaire » sans commettre la moindre erreur.

Jusqu’à 78% d’audiences tardives dans certaines grosses juridictions !

Sur les 164 tribunaux judiciaires de France, près d’un tiers ont répondu à cette demande de « remontées statistiques partielles », soit plus de 50 juridictions, ce qui démontre l’intérêt porté à ce sujet et donne à cette analyse une portée crédible et objective.

Ont été prises en compte au titre de ces audiences nocturnes : les audiences correctionnelles à juge unique, les audiences correctionnelles collégiales et les audiences de comparutions immédiates de l’après-midi. Nous avons considéré qu’une audience était nocturne au-delà de 21 heures.

Les résultats sont classés selon la nomenclature des juridictions définie par le ministère qui va des plus importantes relevant du groupe 1 (on y retrouve notamment la plupart des juridictions de la région parisienne) aux plus petites juridictions composant le groupe 4.

Le nombre important de juridictions ayant répondu a permis d’obtenir des chiffres représentatifs pour tous les groupes, les moyennes sont les suivantes :

Pour le groupe 1 (comprenant notamment Paris, Bobigny, Créteil, Pontoise, Nanterre, Evry, Versailles, Lille, Bordeaux…), la moyenne se situe autour de 37.5% d’audiences nocturnes, avec des pointes allant de 65 à 78% !

Pour le groupe 2 (comprenant notamment Rennes, Melun, Valence, Grenoble, Clermont-Ferrand, Béthune…), la moyenne se situe aux alentours de 25%, avec des pointes entre 40% et 50% !

Pour le groupe 3 (comprenant notamment Pau, Chartres, Bayonne, Reims…) la moyenne est de 28%, avec des pointes à 60% !

Pour le groupe 4 (comprenant notamment Soissons, Châlons en Champagne, Moulins, Saint Malo…) la moyenne est de 22%, avec des pointes à 46% !

En moyenne, les juridictions françaises tiennent plus d’un quart de leurs audiences au-delà de 21h, ce qui représente plus de 8 heures d’audience ininterrompue. Loin de constituer des exceptions, nous pouvons donc en conclure que le fonctionnement dégradé d’une justice nocturne est devenu un mode de gestion normal, « admis de gré ou de force » par la plupart des juridictions, notamment les plus importantes, avec une concentration constatée au sein de la région parisienne. Ce constat en dit long sur l’état de notre justice en raison des moyens indigents qui lui sont donnés pour faire face à l’ensemble de ses missions.

Elle est un des facteurs d’épuisement de l’ensemble des personnels de justice, et d’une perte de sens, comme viennent de le rappeler nos collègues, de manière spontanée et poignante, dans une tribune signée à ce jour par plus de 5 500 magistrats et greffiers( « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout » ), abondée par de nombreux témoignages sur les réseaux sociaux.

Sur les 2436 créations d’emplois du quinquennat, 1914 sont non pérennes

Les chiffres communiqués tous les deux ans par la CEPEJ (voir encadré) sont formels : la France compte deux fois moins de juges et de personnels de greffe et quatre fois moins de procureurs que la moyenne européenne.

Or, l’augmentation « historique » des deux derniers budgets est parlante : loin de fournir un vivier de personnels pérennes et bien formés au sein des services judiciaires (puisque l’essentiel de l’augmentation de ce budget « profite » en réalité à l’administration pénitentiaire), notre ministère a fait le choix depuis deux ans de l’apport de « sucres rapides », et d’un recrutement à la va-vite d’assistants de justice, de juristes assistants et autres personnels temporaires, comptant une nouvelle fois sur l’investissement de professionnels déjà surchargés en place pour former ces nouveaux arrivants « temporaires ». Pour exemple, il ne sera budgété en 2022 que la création de 50 postes de magistrats de plus, pour 47 greffiers, sachant que le taux de vacance de postes au greffe atteint dans certains juridictions plus de 20%, pour un taux moyen national de 7% !

Au total sur le quinquennat, sur les 2436 créations d’emploi, 1914 sont des emplois non pérennes, pouvant apporter à court terme une bouffée d’oxygène pour les juridictions, mais incapables de résorber la paupérisation dans laquelle la justice a été maintenue depuis plusieurs dizaines d’années. Ce n’est pas davantage « l’équipe autour du magistrat » qui semble aux yeux de notre ministre représenter l’avenir de la justice, qui changera la donne. A titre d’exemple, l’Allemagne dispose de deux fois plus de magistrats du siège, tout en bénéficiant d’une telle « équipe ».

Rappelons encore que sur les 33% d’augmentation du budget de la Justice en 5 ans, seuls 10% ont été consacrés au budget des services judiciaires c’est-à-dire des juridictions judiciaires.

De façon générale, les magistrats dénoncent l’inadéquation entre le nombre de postes prévus dans chaque juridiction, fixé par la « CLE » (circulaire de localisation des emplois) et la charge de travail.

La CLE ne permet plus de fonctionner correctement dans nombre de juridictions, ou alors seulement au prix de l’épuisement professionnel rappelé plus haut. L’ absence d’anticipation suffisante des effets de réformes chronophages conduites à moyens constants aggrave régulièrement la situation des juridictions.

Dès lors, force est de constater que les audiences nocturnes sont, à n’en pas douter, la conséquence d’une insuffisance de moyens structurelle. Et ce, alors même que l’on atteint la limite du recours aux « mesures d’évitement de l’audience », puisque les parquets utilisent déjà largement les CRPC (comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité), mesures alternatives, ordonnances et compositions pénales…

Le mur de Bercy

Or, la plupart de ces audiences pourraient être bien mieux calibrées, car elles sont pour le plus souvent prévisibles ; même les comparutions immédiates, qu’il est plus difficile d’anticiper puisqu’elles sont soumises aux aléas des gardes à vue et permanences pénales, pourraient, si les moyens nous étaient donnés en termes d’effectifs, être tenues en respectant des horaires corrects.

Il suffirait pour cela de pouvoir doubler voire tripler les audiences au cas par cas, mais disposer d’une telle souplesse suppose des magistrats, des greffiers et des locaux en nombre suffisant pour pouvoir tenir ces audiences, et y faire face de manière fluide et rapide. L’adaptabilité exige des moyens conséquents. Or, rendre la justice dans des conditions dignes ne devrait pas poser le moindre souci de cet ordre.

Gageons que ce n’est pas « demain la veille » que les choses changeront, vu le peu de considération et de respect qui émanent de nos instances politique et gouvernementale. Selon le garde des Sceaux actuel, Eric Dupond-Moretti, grâce à « son budget historique », la justice a été « réparée », et « n’est pas loin du bon chiffre ». Le ministre a même prétendu ignorer l’ampleur des dysfonctionnements que viennent de lui décrire une partie des signataires de la tribune reçus ce 26 novembre.

Aveuglement, mépris, ignorance ?

Sans doute un peu de tout cela. Sans parler du blocage opposé par Bercy, dont il nous est indiqué qu’il constitue l’obstacle majeur à nos revendications légitimes et fondées en termes de moyens matériels et humains.

Pour autant, la colère qui gronde est forte, les magistrats sont à bout, et les pouvoirs publics ne doivent plus l’ignorer au risque d’engager leur responsabilité politique devant l’indigence des moyens qu’ils accordent à leur Justice, et à leurs concitoyens.

La justice, facteur de régulation sociale, est un des fondamentaux de la démocratie, faut-il le rappeler ?

 

Budget de la justice en France :  Les chiffres édifiants de la CEPEJ

La Commission Européenne pour l’Efficacité de la justice (CEPEJ- Conseil de l’Europe) a rendu en 2020 son dernier rapport d’évaluation des systèmes judiciaires européens (Efficacité et qualité de la Justice) basé sur les données de l’année 2018. (rapport CEPEJ 2020). Une nouvelle fois, ce rapport illustre la situation critique de la Justice française en termes budgétaires et de moyens humains.L’étude porte sur 45 Etats membres et trois pays observateurs. La France en fonction de son PIB/habitant se situe dans le groupe C (lequel comprend Chypre, l’Espagne, l’Islande, l’Italie, le Royaume-Uni, la Slovénie et Malte)S’agissant du budget du système judiciaire, il en ressort notamment que la France y consacre seulement 69,50 €/habitant/an, soit 2 € de moins que la moyenne des 45 Etats membres du Conseil de l’Europe, et alors que la moyenne dans le seul groupe C auquel elle appartient est de 84,13 €/habitant/an, soit 15€ de plus que la France. La CEPEJ conclut que « la France fournit un effort budgétaire modéré eu égard à sa richesse ».S’agissant des personnels de justice, le nombre de juges en France est de 10,9 juges pour 100.000 habitants, à comparer avec une moyenne de 17,7 sur le groupe C et 21,4 pour l’ensemble des pays objets de l’étude.

Quant au parquet, on compte dans notre pays 3 procureurs pour 100.000 habitants, à comparer à une moyenne de 11,25 pour les Etats membres (3,7 en Italie, 5,2 en Espagne et 7,1 en Allemagne). La CEPEJ relève que « la France affiche le plus petit nombre de procureurs en Europe ou presque, ceux-ci devant malgré tout gérer un nombre très élevé d’affaires (6,6/100 habitants) » et exercer « un nombre record de fonctions » (13 sur les 14 recensées par la CEPEJ).

S’agissant des greffes, la France compte 34,1 personnels non-juges pour 100.000 habitants contre une moyenne européenne de 60,9, l’Espagne en comptant 101,4 et l’Italie 37,1.

 

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