Justice malade : « Ma vie est devenue une suite d’angoisses en série » dénonce une jeune magistrate du parquet

Publié le 10/03/2022

Si la colère des magistrats liée à leur situation de grande souffrance au travail occupe moins l’espace médiatique, elle n’est pas apaisée pour autant, loin de là. Voici un nouveau témoignage, transmis par l’Union syndicale des magistrats. Il émane d’une jeune parquetière issue de la même promotion que Charlotte, la magistrate dont le suicide tragique en août dernier a inspiré la fameuse tribune publiée dans Le Monde le 24 novembre dernier

Justice malade : "Ma vie est devenue une suite d’angoisses en série" dénonce une jeune magistrate du parquet
Photo : ©P. Cluzeau

 

Comme la plupart de mes collègues, mon intégration dans la magistrature était motivée par de grands idéaux : le droit comme vecteur de sécurité, d’égalité entre tous et de pacification de la société. Cette société dont je voulais me faire l’avocat, raison pour laquelle j’ai choisi d’être substitut du procureur de la République.

Pas ce procureur qu’on dépeint caricaturalement répressif et humiliant vis-à-vis du justiciable, mais plutôt un magistrat équilibré, à charge et à décharge, sachant faire le tri entre les situations urgentes et celles qui nécessitent davantage de réflexion, ayant le « courage de déplaire », s’exprimant à l’audience avec autorité mais toujours dans le respect de ses interlocuteurs.

Après seulement 3 ans de fonction, je me résigne à dire que la désillusion a frappé aussi violemment que les espoirs furent grands.

Je ne suis qu’au début de ma carrière et pourtant, je constate déjà mon épuisement psychologique et physique qui m’a imposé plusieurs arrêts médicaux.

Si je pointais initialement mes problèmes privés en résonance avec les destinées tragiques que nous côtoyons quotidiennement, je me suis cependant vite aperçue que les raisons tenaient et tiennent davantage à des conditions extérieures à ma personne.

Une charge de travail vampirique

Des conditions extérieures aujourd’hui tant normalisées auprès des agents de l’institution qu’elles jettent facilement l’opprobre sur celui qui n’est pas en mesure de les internaliser docilement, en « bon soldat ».

Pour prévenir cet état d’épuisement, j’ai pourtant mis en place plusieurs garde-fous : j’ai arrêté de travailler jusque 22h, j’ai veillé à lever le pied aussi souvent que possible (c’est-à-dire trop peu) lors de semaines de permanence chargées ou, après plusieurs audiences tardives, j’ai tenté de préserver une vie privée épanouissante.

Cela n’a jamais réussi à me protéger suffisamment de la charge de travail gargantuesque et … osons le dire, dangereusement vampirique.

Cette charge de travail, parlons-en : j’ai pris mon poste dans un tribunal de petite taille, au sein de ce que les sociologues appellent « la France périphérique ». Malgré un parquet dit « à effectifs complets », je jongle avec 4 contentieux reposant exclusivement sur mes épaules, sans parler du service général dont les règles de répartition n’ont jamais été claires entre collègues. C’est ainsi que je me retrouvais à assurer des audiences qui ne relevaient pas de « mon contentieux » … sans pour autant être déchargée de l’autre côté. Indivisibilité du parquet oblige.

Des échéances chargées m’imposaient rapidement  de rédiger mes réquisitoires définitifs le week-end, de requérir à l’audience sans avoir regardé le dossier, de laisser les piles d’enquêtes préliminaires s’entasser dans mon bureau car j’étais physiquement mobilisée dans la salle correctionnelle à côté ou à la permanence. Je me suis vue dans l’impossibilité de tenir une conversation avec mon compagnon car ma concentration avait été mobilisée durant 5 jours et 5 nuits par la nécessité de prendre des décisions sur des compte-rendus téléphoniques à la chaîne.

On m’a demandé ensuite de monter aux audiences collégiales, les plus chargées, tout en gardant un œil sur la permanence. Autant dire que je n’étais pas en mesure, en raison de la fatigue et de l’attention requise, de répondre aux mails et d’écouter les justiciables en même temps.

On commençait à me suggérer que mon rôle de parquetière n’était pas si décisif au débat et qu’il valait mieux parfois délaisser la préparation des dossiers à juger.

Une suite d’angoisses en série

Bien que limitée en temps et en énergie pour pouvoir accomplir toutes mes tâches en l’espace de 24 heures, cette angoisse silencieuse de ne faire mon travail qu’à moitié a représenté une importante charge mentale supplémentaire, notamment la nuit, c’est-à-dire au moment où mon esprit avait le plus besoin de respirer.

Il ne s’agissait même plus de me mettre à jour dans mon cabinet ou de faire « dans la dentelle », comme on se plait à nous le dire.

J’angoissais de proposer une peine illégale en droit (et donc inexécutable) lors des procédures de plaider-coupable, faute d’avoir eu le temps de vérifier les condamnations récentes du prévenu.

J’angoissais d’avoir délivré une convocation à long délai à un gardé à vue pour des faits de violences conjugales, faute de ne pas avoir pu le déférer dans la journée en raison du manque de greffe pour enregistrer la procédure (car oui, les aspects pratiques finissent malheureusement par intégrer le processus de décision).

J’angoissais, dans une affaire de viol, de ne pas avoir le temps de rédiger mon réquisitoire définitif assez rapidement, pourtant nécessaire au juge d’instruction pour clôturer son information, plongeant le mis en examen et la victime dans une attente prolongée.

J’angoissais de n’avoir que mon week-end pour préparer mon dossier d’assises et de m’évanouir le jour de mes réquisitions car je n’aurais pas eu le temps de me reposer.

J’angoissais de pas pouvoir sortir d’audience correctionnelle avant minuit, pensant notamment aux justiciables qui se retrouvaient parfois à dormir dans la gare, zone rurale peu desservie oblige.

J’angoissais de ne pas saisir tous les enjeux lors d’un compte-rendu téléphonique et de laisser pointer des nullités de procédure potentiellement invocables par l’avocat de la défense, ce qui aurait été injuste pour le plaignant.

Très vite, ma vie est devenue une suite d’angoisses en série et le plus dramatique, à mon sens, est que je n’ai pas trouvé d’interlocuteurs vers qui me tourner au sein de ma juridiction pour vider mon sac devenu trop lourd.

Des conditions de travail toxiques

Je ne rejette pas la faute sur mon chef hiérarchique, qui est lui-même tiraillé entre la représentation de la justice pénale à l’extérieur, les réunions au sein de la Cour d’appel et les fonctions juridictionnelles qu’il continue d’assumer. Je dénonce néanmoins le manque – l’absence ? – de formation en management des chefs de juridiction qui permettrait de mieux gérer les effectifs, de créer de la cohésion collective, de savoir gratifier chacun pour le travail magnifique mais ingrat (rappelons-le) qu’il accomplit, d’être en mesure de mettre en place une cellule psychologique pour ceux qui en ont besoin momentanément (en cas de féminicide ou de suicide d’un condamné incarcéré par exemple) ou simplement de savoir se montrer empathique.

Je ne rejette pas la faute non plus sur nos gestionnaires, se consacrant eux-mêmes à la difficile tâche de négociation du budget de la justice. Je dénonce néanmoins l’abîme vertigineux entre les bons chiffres que ma juridiction peut afficher en termes d’affaires pénales jugées et de délais de convocation et le coût humain que cela représente : audiences finissant après minuit, augmentation des audiences de comparution immédiate sans augmentation de personnels, absence de temps de repos pour récupérer.

Je ne rejette pas la faute sur les enquêteurs, eux-mêmes devant rendre des comptes à deux hiérarchies distinctes dont les intérêts ne coïncident pas toujours. Je dénonce néanmoins les carences de leur formation d’OPJ faisant communément oublier que le parquetier est avant tout un décisionnaire juridique, que s’il dirige aussi l’enquête, ce n’est pas lui qui a les pieds sur le terrain pour pouvoir apprécier l’opportunité d’un placement en garde à vue (qui n’est pas de sa compétence) et que la charge de la permanence ne lui permet pas toujours de palier ces lacunes qui s’ajoutent au manque d’effectifs dédiés à la police judiciaire pure et non à cheval également sur des missions de police administrative.

Je ne rejette pas la faute sur mes collègues qui sont toutes et tous aussi surmenés que je  le suis. Je dénonce néanmoins les conditions de travail toxiques dans lesquelles nous devons nous fréquenter, ne facilitant pas toujours le dialogue en bonne intelligence, ni l’écoute, pourtant nécessaires dans un milieu où nous côtoyons misère, drames, traumatismes et noirceur humaine.

Enfin, je ne rougirai ni de nos qualités professionnelles tendant à la rigueur et la responsabilité, ni de nos manies de « bons élèves ». Je dénonce toutefois leur instrumentalisation pour nous faire accepter sciemment des charges supplémentaires au détriment de notre santé et de notre équilibre.

Le suicide de ma collègue et camarade de promotion Charlotte en est un triste et tragique exemple.

Il faut que cela cesse.

Contrairement à beaucoup de mes collègues, la magistrature n’était pas une orientation qui s’était imposée à moi depuis l’adolescence. Après mon Master, j’ai refusé un contrat dans une agence internationale en lien avec le monde de l’art avec autant d’heures de travail mais les paillettes et les voyages offerts. Je voulais plus de sens et de profondeur dans mon métier. Beaucoup autour de moi respectaient mon choix sans le comprendre.

Je ne le regrette toujours pas.

Je demande simplement à pouvoir exercer ce métier déjà difficile sans être maltraitée par ce-dernier, de pouvoir donner de mon temps et de ma personne généreusement sans pour autant me voir sacrifiée, de pouvoir prendre des décisions sereinement. C’est ce que nous devons aux justiciables.