Justice malade : Mayotte et la Guyane, des territoires abandonnés ?
« La misère est moins pénible au soleil » chantait Aznavour. Si c’est vrai, cela ne concerne pas la justice. Alors que le garde des sceaux Eric Dupond-Moretti se rend ce vendredi après-midi au tribunal judiciaire de Mamoudzou (capitale de Mayotte), Natacha Aubeneau, secrétaire nationale de l’Union syndicale des magistrats, dénonce la situation particulièrement difficile de certaines juridictions Outre-Mer. Le 3 mars dernier, la tentative de suicide d’un greffier à Mayotte est venue illustrer tragiquement une situation que l’USM dénonce depuis longtemps.
Si les conditions de travail sont difficiles en métropole, ces difficultés sont majorées dans certains départements d’outre-mer par l’éloignement et des conditions de vie particulièrement rudes. Le 10 janvier 2022, la direction des services judiciaires a diffusé un appel à candidatures portant sur 11 postes à Cayenne et 10 postes à Mamoudzou, ce qui illustre à la fois une rotation inquiétante des effectifs et un manque évident d’attractivité de ces juridictions.
Au lieu de développer des mesures concrètes d’incitation matérielle et financière pour y attirer des collègues expérimentés, le ministère préfère proposer ces postes difficiles aux jeunes magistrats sortis de l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM), sans faciliter ni accompagner davantage leur départ.
L’an dernier comme chaque année, l’Union syndicale des magistrats était aux côtés des 296 auditeurs de justice de la promotion 2019 qui devaient choisir leur premier poste pour septembre 2021. Parmi les 296 postes qui leur étaient offerts : 13 en outre-mer, dont 7 à Cayenne et 4 à Mamoudzou, que certains ont bien dû accepter.
Alors que nous avions interpellé la direction des services judiciaires à l’époque pour demander, à tout le moins, la prise en charge des billets d’avion et des frais de déménagement de ces futurs magistrats affectés loin de la métropole, un accompagnement pour les aider à trouver un logement à distance, on nous avait répondu que ces mesures étaient déjà en œuvre. Mais la vérité était toute autre…
De plus, alors que certains avaient accepté cette expérience qui peut être très enrichissante, dont on leur vante les atouts dans un petit film diffusé pendant la formation à l’ENM, rassurés par la promesse d’un retour anticipé au bout de deux ans si des difficultés survenaient, la promesse n’a pas été tenue, faute de candidats pour les remplacer.
Des magistrats bloqués sur place faute de remplaçants
L’Union syndicale des magistrats, alertée par des collègues en souffrance dans ces territoires, a adressé le 13 janvier 2022 à divers décideurs (ministre des Outre-mer, secrétaire générale du ministère de la Justice, directeur des services judiciaires, première présidente et procureur général près la Cour de cassation) des propositions concrètes d’accompagnement matériel et financier.
Le 23 février, plusieurs magistrats en poste à Cayenne depuis au moins 4 ans ont voté une motion pour dénoncer leur sentiment d’abandon du fait de l’absence de politique d’attractivité du ministère, dont la conséquence directe est l’impossibilité pour eux d’obtenir une mutation vers la métropole, faute de pouvoir être remplacés.
Il y a quelques jours, le 3 mars, c’est avec une grande tristesse mais aussi beaucoup de colère que nous avons appris la tentative de suicide d’un jeune greffier en poste à Mayotte, qui a dénoncé dans un écrit ses conditions d’accueil et de travail lors de sa prise de fonction en sortie d’école : ces mêmes conditions particulièrement difficiles à vivre que nous dénonçons depuis des mois.
Le 24 mars prochain, sera présentée la liste des postes offerts aux magistrats en formation depuis deux ans (ceux de la promotion 2020) qui vont devoir choisir leur premier poste. Gageons qu’un nombre non négligeable de postes à Cayenne et Mamoudzou y figurera. Aucune nouvelle mesure concrète n’a à ce jour été proposée par la direction des services judiciaires.
Pourtant, les risques psychosociaux sont parfaitement identifiés depuis longtemps.
En 2016, un groupe de travail constitué par la direction des services judiciaires a rendu un rapport relatif aux juridictions en situation de fragilité, s’inquiétant d’une spirale descendante caractérisée par une activité juridictionnelle soutenue, des postes vacants, des risques psycho-sociaux, des demandes de mutation, au risque de remettre en cause la qualité de la justice rendue et de compromettre sérieusement les conditions de travail des magistrats et fonctionnaires. Les tribunaux de Cayenne et Mamoudzou en faisaient manifestement partie. Des propositions de mesures étaient formulées pour que la justice de ces territoires ne soit pas abandonnée et que ceux qui y sont affectés n’aient pas le sentiment d’être laissés pour compte.
Isolement, peur et désespoir
Six ans plus tard, il ressort des témoignages que nous avons recueillis auprès des jeunes magistrats qui ont pris leur premier poste dans ces juridictions que certains ont très mal vécu leur installation dans ces territoires où le coût de la vie est très élevé et où l’insécurité règne. Ils expriment un sentiment d’isolement, exacerbé par les différents confinements, de solitude, de peur et même de désespoir. Dans ces territoires, il est difficile de trouver un logement adéquat, difficile de comprendre comment circuler sans moyens de transport, difficile de savoir ce qui est dangereux ou non… Aucun livret d’accueil n’existe, aucun service d’aide à la recherche de logement n’est proposé. Les nouveaux arrivants ne peuvent compter que sur leurs collègues déjà sur place pour les aider à s’installer, s’organiser, comprendre le fonctionnement de ces territoires si différents de la métropole.
La vie à Mayotte, où règnent violence et pauvreté, est particulièrement difficile. Les bandes rivales s’affrontent quotidiennement à la machette. L’insécurité est telle que les rues, comme tout lieu accessible au public, se vident totalement dès la tombée de la nuit, qu’il est dangereux de se déplacer à pied ou en deux-roues, qu’il n’est même pas envisageable d’aller à la plage en fin de journée après le travail, ni de faire des activités de plein air en journée sans être en groupe. Pour se sentir à l’abri, il est impératif de se déplacer en voiture, mais les temps de trajet s’en trouvent considérablement allongés du fait d’embouteillages gigantesques matin et soir.
Outre un coût de la vie extrêmement élevé (prix majorés de 30 % au moins), il y a des coupures d’eau plusieurs fois par semaine durant toute la saison des pluies, des pénuries d’aliments de première nécessité dans les grandes surfaces (eau minérale, lait, produits frais, produits d’hygiène basiques), des pannes de réseau téléphonique et internet régulières, des coupures fréquentes d’électricité, des difficultés à trouver une alimentation saine, des difficultés d’accès aux soins, voire une absence de spécialistes en santé (dermatologue, ophtalmologue, ORL, gynécologue, pédiatre…).
A Cayenne, où les conditions de vie sont moins rudes, malgré un sentiment d’insécurité également très présent, les difficultés tiennent davantage aux conditions matérielles de travail dégradées, en raison d’un éclatement des sites suite à la fermeture brutale en 2019 de l’ancien palais de justice couvert d’amiante, en raison aussi de la difficulté à pourvoir les postes à Saint-Laurent-du-Maroni où doivent se relayer plusieurs magistrats de Cayenne, d’un manque d’espace dans les bureaux, de systèmes de climatisation défaillants, du sous-dimensionnement des services et des effectifs face à la montée rapide et inquiétante de la délinquance : les audiences de comparutions immédiates ont été décuplées, et le temps passé en cour d’assises et en cour criminelle a fortement augmenté.
A Mayotte, les jeunes magistrats sortant d’école se retrouvent en outre confrontés à l’insécurité professionnelle générée par l’absence de formation des greffiers, voire l’absence de personnel de greffe dans certains services. Ils se sentent seuls aussi en raison d’un manque cruel de corps intermédiaires, de magistrats plus expérimentés auprès de qui poser des questions, obtenir un soutien technique et pratique.
Désorganisation et absentéisme
Dans ces deux juridictions, les collègues se plaignent d’une désorganisation permanente des services en raison d’un fort absentéisme tant des magistrats que des greffiers, épuisés par leurs charges et conditions de travail. L’absence d’indépendance financière de ces juridictions empêche de répondre directement et efficacement aux besoins de ces territoires et de relever les défis constatés. En effet, alors que Mayotte dépend de la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion, le sort des juridictions de Guyane dépend des budgets opérationnels de programmes de Fort-de-France, à 1 500km de là.
Les majorations de traitement et autres indemnités perçues par les magistrats nommés outre-mer en début de carrière ne suffisent pas à compenser le coût de la vie. En 2013, l’indemnité particulière de sujétion et d’installation, encore accordée aux magistrats Polynésiens, a été transformée en une indemnité de sujétion géographique pour Mayotte et la Guyane, créant un régime nettement moins favorable. Son versement est subordonné à une durée minimale de séjour de 4 ans (sauf dérogation), alors que seule la garantie d’une durée réduite de séjour, éventuellement renouvelable, pourrait motiver les magistrats et fonctionnaires à partir.
Le coût des billets d’avion pour rentrer en métropole est très élevé, notamment à Mayotte (entre 800 et 1200 euros par personne pour un aller-retour et jusqu’à 1500-1800 euros à la période des fêtes de fin d’année). Les congés bonifiés ont été littéralement vidés de leur substance, consistant seulement en une autorisation de poser 31 jours d’affilée, les samedis et dimanches étant décomptés, de même que les jours de trajet. Une nouvelle règle a en outre été imposée selon laquelle on ne peut pas bénéficier d’un billet d’avion pris en charge au titre des congés bonifiés si on a déjà bénéficié d’une prise en charge dans les 12 mois précédents dans le cadre de la formation continue obligatoire.
De plus, alors même que l’affectation de couples de magistrats pourrait être l’une des solutions tant au problème d’effectifs et d’attractivité qu’au sentiment d’isolement des magistrats en poste à Mayotte, ce statut supprime le droit à l’indemnité de sujétion géographique pour l’un des deux magistrats ou fonctionnaires du couple.
Il est urgent de mettre en place une politique d’attractivité
Les magistrats qui rejoignent ces destinations déplorent l’absence de tout accompagnement matériel et humain de l’institution judiciaire, qui ne compte que sur la solidarité ultramarine pour préparer l’installation des nouveaux arrivants.
Le départ outre-mer devrait pourtant constituer un choix, non une contrainte, être vécu comme une chance, une expérience enrichissante, non une punition. Il devrait pouvoir se concilier avec le droit à une vie familiale normale, d’autant qu’il s’effectue pour trois ans au minimum alors qu’un engagement pour seulement deux ans serait peut-être de nature à rassurer et attirer les magistrats vers ces contrées lointaines. La solidarité ultramarine ne peut suffire à soutenir les collègues et à pallier le défaut de politique d’attractivité et de mesures d’incitation matérielle et financière à l’installation dans ces territoires.
Une politique d’attractivité devient d’autant plus urgente qu’est annoncée pour 2025 l’ouverture à Saint-Laurent-du-Maroni, au cœur de la jungle guyanaise, à près de 4 heures de route de Cayenne, d’une cité administrative, comprenant notamment un tribunal judiciaire. Alors que la direction des services judiciaires ne trouve pas de candidats pour le peu de postes actuellement localisés dans cette ville, faudra-t-il contraindre les magistrats et greffiers sortant d’école à s’y installer pour pourvoir la quinzaine de postes de magistrats attendus à cette échéance et tout le personnel de greffe qui devra les épauler ?
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Référence : AJU279847