Justice malade : Un magistrat peut-il parler de sa souffrance au travail à la presse ?

Publié le 17/03/2022

Depuis la parution en novembre dernier dans Le Monde de l’appel des 3 000, l’Union syndicale des magistrats reçoit de nombreux témoignages de collègues en situation de souffrance dans leur travail. Le syndicat les a encouragés à s’exprimer dans la presse, seulement voilà, ce n’est pas forcément facile, comme l’explique ce juge des enfants, sous couvert d’anonymat.  

Justice malade : Un magistrat peut-il parler de sa souffrance au travail à la presse ?

Photo : ©P. CluzeauUn magistrat peut-il dire sa souffrance, parler de ses conditions de travail à la presse ?

« Tout bien considéré, je pense que je risque de m’exposer plus que de raison alors que je l’ai déjà fait dans la presse locale, avec un anonymat très relatif. Tout le monde a bien compris qui s’exprimait. Quand l’article est sorti, j’ai eu peur et pourtant je l’avais relu et modifié 2 ou 3 fois.

Depuis, les messages de soutien pleuvent de la part de mes collègues, mais aussi des avocats, de mes partenaires institutionnels.

Pour autant, la réponse de l’institution, elle, n’est toujours pas là.

A part un claquement de doigts du ministre pour me faire rappliquer à Paris, convoqué du jour au lendemain comme tant d’autres collègues après la parution de la « tribune des 3 000 », comme si je n’avais que ça à faire, ce qui montre une fois de plus son mépris pour notre charge de travail et nos obligations. Si encore nous avions eu quelques jours pour nous retourner…

J’ai pourtant hésité à répondre à l’invitation (la convocation ?) ;

On se sent un instant flatté d’être parmi les élus, choisi pour s’adresser directement au garde des Sceaux.

On s’interroge : « Pourquoi moi ? »

On espère : « Peut-être veut-il vraiment nous écouter, peut-être qu’il pourrait entendre notre mal-être ? »

On s’inquiète : « Que va-t-il se passer si je refuse ?

On culpabilise : « Qui va prendre mes dossiers si j’y vais ? »

La menace des poursuites disciplinaires

Finalement j’ai eu le courage de dire : « non, je ne répondrai pas à la convocation du ministre ». Et puis étant quelque peu à cran ces derniers temps, j’ai eu peur de craquer, de vouloir le ramener sans ménagement à la réalité, avec de possibles conséquences pour moi, la menace de potentielles poursuites disciplinaires n’étant jamais très loin ; je ne voulais pas m’infliger cela.

Pourtant, j’ai envie de dire à quel point c’est difficile, à quel point j’aime mon métier, mais pas les conditions dans lesquelles je l’exerce. Mais témoigner dans la presse régionale ou nationale en direct, à visage découvert, c’est m’exposer davantage, c’est un exercice auquel je ne suis pas habitué ; je ne suis pas à l’aise avec cela, je ne sais pas comment exprimer mon mal-être, décrire mon quotidien sans enfreindre mon devoir de réserve, voire de délicatesse.

Ce que j’ai envie de dénoncer, ce sont mes conditions de travail, mais aussi et surtout les conséquences sur les plus vulnérables que nous sommes censés protéger : les enfants en danger, nos enfants.

Nos outils informatiques sont obsolètes, lents, les logiciels s’empilent, nous contraignant à enregistrer le même dossier sur 3 logiciels différents pour le traiter. Quelle perte de temps !

Avec près de 580 dossiers d’assistance éducative (enfance en danger), le traitement de la délinquance des mineurs (qui se veut grandissante et violente quoiqu’on en dise en haut lieu), outre mes tâches annexes, ma charge de travail représente environ 180% : je travaille donc sans relâche, la journée mais aussi le soir, chaque jour, week-ends et vacances compris.

Je rends chaque jour des décisions entachées d’illégalité parce qu’aucun greffier ne peut m’assister à l’audience (avec la bénédiction de ma hiérarchie qui ne me donne pas les moyens d’en avoir un, une cour d’appel qui ne se positionne pas malgré un rapport annuel qui dénonce ces difficultés dans toutes les juridictions pour mineurs du ressort). Que leur importe que des parents maltraitants mais opposés au placement de leur enfant puissent se saisir de cette irrégularité procédurale pour faire annuler ma décision, récupérer ainsi leurs enfants et les mettre en danger ? Mais que peut faire la hiérarchie face à une pénurie de greffiers ? Quels collègues dans la juridiction accepteraient de voir leur service déshabillé pour habiller le tribunal pour enfants ? Et quand bien même mes décisions seraient légales en la forme, le plus triste, c’est qu’elles sont exécutées bien trop tard, parce que les services éducatifs qui sont chargés de les mettre en œuvre sont dans le même état de délabrement que la justice judiciaire.

Que dire de ces réformes censées simplifier la procédure, accélérer le traitement des affaires, mais qui en réalité aboutissent à l’inverse faute de moyens alloués en conséquence, notamment d’un outil informatique adapté ?

« La commande du ministère était simple : vider les stocks du jour au lendemain »

Un exemple, et pas des moindres : le Code de la Justice Pénale des mineurs, entré en vigueur à marche forcée le 30 septembre 2021, sans s’assurer que les juridictions, déjà exsangues, disposaient des moyens adaptés à l’ambition de ce texte qui commande là encore de juger plus vite, toujours plus vite, mais à moyens constants.

Le côté obsolète de l’ordonnance du 2 février 1945 a souvent été mis en avant mais avec les moyens adaptés, les mineurs auraient pu être jugés plus vite, les victimes indemnisées plus rapidement, l’équilibre de la société restauré tout aussi rapidement.

A grands renforts de communication, notre ministre a dit que les juridictions étaient pour l’essentiel à jour et que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, il y avait et il y a encore du stock quasiment partout, malgré les efforts constants et vains déployés par des personnels judiciaires désormais à bout de souffle.

Alors la commande du ministère était simple : vider les stocks du jour au lendemain pour que les tribunaux pour enfants puissent, dans l’idéal, ne traiter que les nouveaux dossiers issus de la réforme.

« Des réponses pénales qui n’arriveront jamais, des victimes laissées sur le bord de la route »

Comment faire pour apurer en quelques mois des années de retard dû à une pénurie de moyens, d’experts pour les expertises obligatoires prévues par la loi ? La réponse fut simple : tout simplement en renvoyant les dossiers au parquet pour des classements à la hussarde (en application de l’article 33 de la loi n°2020-734 du 17 juin 2020).

Tout ce travail pour rien : des réponses pénales qui n’arriveront jamais, des victimes laissées sur le bord de la route. Quel sens pour cette justice des mineurs ? Quel sens pour mon travail ? Nous avons refusé d’écarter ainsi certains dossiers qui, selon nous, nécessitaient une réponse de l’institution, une audience, moment essentiel pour que le jeune délinquant prenne conscience, avec le temps qui passe, de la gravité de ses actes, pour que la victime soit prise en compte, pour que chacun dispose de ce temps nécessaire pour l’un à sa réinsertion, pour l’autre à sa guérison. On nous en a fait le reproche…

Le problème fondamental, c’est que chaque réforme n’a jamais été accompagnée des moyens en adéquation avec ses ambitions. Et le Code de la Justice Pénale des mineurs n’échappe pas à la règle.

Plusieurs mois après la réforme, les logiciels ne sont toujours pas à jour, la protection judiciaire de la jeunesse reste démunie lorsqu’il faut proposer une prise en charge pourtant indispensable au jeune délinquant.

C’est tout cela qu’il faut dénoncer et que nous portons collectivement depuis des années, tenus par notre envie de bien faire, notre conscience professionnelle : continuer, avancer, tenir coûte que coûte, parfois même « bricoler », parce qu’il y a des justiciables derrière chaque dossier et parce que céder, craquer, c’est reconnaître quelque part une fragilité, faire preuve de faiblesse, et reporter cette charge de travail incommensurable sur ses collègues eux-mêmes débordés…

Dans un tel contexte, conscient de mon incapacité à avoir un discours mesuré et des répercussions (devrais-je dire des représailles ?) que je risque, sans en espérer aucun bénéfice pour mon service ou pour les justiciables, je préfère me taire… Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être plus un don quichotte qu’un juge. »

 

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