Legaltech : et si l’intérêt du consommateur primait enfin ?
Depuis plusieurs années, un conflit oppose le Conseil national des barreaux (CNB) et la société Demander Justice. L’affaire a rebondi le 29 janvier avec une décision du juge de l’exécution de Paris enjoignant à la legaltech de s’acquitter de l’astreinte à laquelle elle a été condamnée. Didier Adjedj a suivi ce dossier de près lorsqu’il présidait la commission Exercice du droit du CNB. Il nous livre son analyse de la décision.
Par un jugement du 29 Janvier 2020, le juge de l’exécution de Paris vient de rappeler à l’ordre la société Demander Justice. Celle-ci a pour objet de proposer aux internautes la saisine de juridictions en ligne, en leur laissant miroiter des taux de réussite meilleurs qu’avec un avocat, et à un prix dérisoire.
Un magistrat stylisé aux couleurs bleu, blanc, rouge
Le 6 novembre 2018, la Cour d’Appel de Paris, saisie par le Conseil National des Barreaux, a débouté ce-dernier de ses demandes tendant à voir juger que la prestation fournie relevait de l’assistance et de la représentation en justice. Il a, en revanche, relevé que Demander Justice affichait sur son site un taux de succès fallacieux et utilisait un logo (magistrat stylisé aux couleurs bleu, blanc, rouge), entretenant une confusion avec les sites officiels.
La Cour a donc enjoint à la société Demander Justice, sous astreinte, de faire disparaitre de son site les mentions relatives au taux de réussite, sauf à indiquer précisément les modalités de calcul, et lui a fait interdiction d’utiliser ensemble les trois couleurs du drapeau français.
Forte de ses précédents succès, la société Demander Justice a pensé pouvoir se dispenser d’exécuter cette décision, oubliant qu’il s’agissait en l’espèce d’éviter tout risque de confusion avec un site officiel (en l’occurrence celui d’un Tribunal) et d’informer loyalement l’internaute des chances de succès, sans appliquer des chiffres fantaisistes, autant d’éléments que les juridictions contrôlent de très près.
Bleu, gris très pâle, rouge…
S’agissant des trois couleurs, le Juge de l’Exécution, dans sa décision du 29 Janvier 2020, relève que le site demanderjustice.com comporte toujours une petite figurine portant un chapeau de juge et dont l’habit se décompose en trois couleurs : bleu, gris très pâle, rouge.
La société Demander Justice a tenté de soutenir, contre l’évidence, que le fait que le blanc se soit transformé en gris clair, avait supprimé le risque de confusion.
Bien sûr, le Juge ne s’est pas laissé tromper et d’ailleurs c’est le seul domaine où le Conseil National des Barreaux avait réussi à réunir plusieurs témoignages montrant que les justiciables pensaient être sur le site d’une juridiction, en l’occurrence la plupart du temps sur le site d’un Conseil des Prud’hommes.
En ce qui concerne le taux de réussite, un constat du 5 août 2019 relevait qu’en cliquant sur la mention «82 % des plaignants ont obtenu gain de cause depuis 2012 » l’internaute accède à une étude marketing, réalisée en 2014 sur la base de questionnaires adressés à 15.000 clients dont 1.516 ont apporté une réponse (on relèvera que c’est donc 80 % sur 1.516 personnes seulement !).
Mais en fait le juge va noter qu’il était très compliqué d’accéder à l’étude et que celle-ci était cachée.
En conséquence, il va considérer, à juste titre, que la Société Demander Justice n’avait pas exécuté la décision et liquider l’astreinte à un montant de 500.000 €, tout en rappelant que cette dernière continue à courir.
« Les legaltech n’échappent pas à la loi »
Il n’est pas du tout sûr que la Société Demander Justice puisse régler cette somme, tant le domaine du droit n’est pas l’eldorado que d’aucuns pensaient trouver. Au demeurant, il est très compliqué d’automatiser totalement la prestation, les acteurs du numérique se heurtant à un mur infranchissable : la compétence limitée du client nécessite en effet la plupart du temps une présence humaine.
En tout cas il s’agit d’un sévère rappel à l’ordre du fait que, comme le disait la Présidente du Conseil National des Barreaux, Christiane Féral-Schuhl, « les legaltechs n’échappent pas à la loi ».
Jusque-là les legaltechs, la plupart du temps des start-up, enfants gâtés du Président Macron, ne subissaient que très peu de contrôles et étaient très rarement poursuivies.
Il n’est d’ailleurs pas inutile de relever dans la 3ème édition du Baromètre, réalisée par l’Actualité du Droit, et lisible sur « Le Monde du Droit » du 23 Janvier 2020, que les legaltechs interrogées en 2019 sur ce qui pourrait expliquer les freins à leur développement, mettent en avant tout d’abord et avant tout « le périmètre des professions réglementées (le conseil juridique et leur déontologie) ».
La loi pour une république numérique du 7 Octobre 2016 a tenté de venir encadrer les services en ligne avec pour leitmotiv une obligation de loyauté des plateformes en ligne dont la finalité est de garantir au consommateur une information suffisante.
Pourtant, ni les services de la concurrence, ni d’ailleurs la CNIL pour ce qui concerne les données personnelles, ne se sont beaucoup intéressées aux legaltechs malgré les alertes lancées, le plus souvent par des avocats.
Seul le Conseil National des Barreaux a initié des poursuites à l’encontre des sociétés qui trompaient les consommateurs du droit.
Un salutaire électrochoc
Ces poursuites ont souvent été couronnées de succès, d’ailleurs avec des taux de réussite approchant les taux mirobolants avancés par Demander Justice ( !) mais elles ne peuvent l’être que dans le cadre de la réglementation de l’exercice du droit qui, certes, a pour objet également la protection du consommateur, mais ne couvre pas tous les risques.
Or, il est important dans un domaine aussi sensible, que l’activité des services juridiques en ligne soit mieux contrôlée.
En effet, combien de plateformes d’intermédiation et autres respectent vraiment la totalité de la réglementation telle que prévue, notamment par la loi pour une république numérique, le RGPD ou encore la réglementation de l’exercice du droit et l’interdiction du démarchage juridique ?
En réalité, très peu a priori.
Il est tout de même étonnant que le consommateur soit mieux protégé quand il fait l’acquisition d’un appareil ménager que quand il achète un tel service !
Ainsi cette décision aura le mérite de créer un électrochoc salutaire qui amènera tous les acteurs du domaine à repenser leur stratégie marketing et commerciale et à faire appel à des avocats pour garantir le respect de la loi et leur pérennité.
Référence : AJU65027