Les professionnels de la justice vent debout contre le futur palais de justice de Lille

Publié le 10/03/2022

Le 17 mars prochain se tiendra à la maison du barreau de Lille une réunion avec les élus locaux pour parler du nouveau tribunal. Les professionnels de justice ne sont en effet pas de tout satisfaits de la tournure prise par le projet mené par le ministère. Faute d’être entendus Place Vendôme, ils ont décidé de se tourner vers les responsables locaux.

Les professionnels de la justice vent debout contre le futur palais de justice de Lille
Photo : © Xiongmao/AdobeStock

L’actuel palais de justice de Lille, qui n’a jamais brillé par ses qualités esthétiques, a aussi le défaut d’être devenu trop petit. Les professionnels judiciaires devraient donc attendre avec impatience la mise en service, annoncée pour 2025 (initialement 2022), de leur nouveau palais. Las ! Lors d’une réunion qui s’est tenue le 22 février dernier, ils ont découvert d’abord qu’ils n’avaient pas été consultés et ne le seraient sans doute jamais. Ensuite que le projet qu’on leur imposait ne répondait pas à leurs besoins. La colère est d’autant plus forte que l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ) en charge du projet et le ministère de la justice sont accusés de faire la sourde oreille.

« Une nouvelle gamme d’espaces tertiaires qualitative et flexible »

Premier problème : la taille du nouveau bâtiment. En 2017, on leur a promis un palais de justice d’environ 15 000 m 2 de surface utile (source : présentation powerpoint de l’époque). Celui qu’ils occupent actuellement compte….14 800 m 2. Sachant que la demande de justice est exponentielle et que les juridictions, structurellement sous-dotées en effectifs, espèrent toujours obtenir à un moment des renforts, on voit mal l’intérêt de construire un nouveau bâtiment de la même taille que celui vieux de 50 ans qu’il est censé remplacer… Lorsqu’on consulte le site de l’APIJ aujourd’hui, il évoque 24 000 m2 de surface utile. « En 2019, on nous a parlé de 20 000 m2, puis de 24 000…Le passage du TGV en sous-sol interdit de modifier l’emprise au sol. On ignore donc ce qui permet d’augmenter la surface de 40 % par rapport au chiffre initial (20% si l’on prend comme référence ce chiffre de 2019), surtout qu’il est 45% moins haut que l’ancien bâtiment » explique Audrey Bailleul, vice-présidente du Tribunal judiciaire de Lille et élue de l’Union syndicale des magistrats (USM).

Les professionnels de la justice vent debout contre le futur palais de justice de Lille

A lire le powerpoint de présentation du futur palais par l’APIJ en 2017, on comprend que le projet ne part pas des besoins exprimés par les professionnels, mais entend au contraire leur expliquer les nouvelles méthodes de travail qu’ils vont devoir adopter, sous la contrainte de l’architecture.  Sur le papier, on ne peut qu’adhérer aux objectifs : « Une justice plus proche et plus protectrice pour les citoyens et la société : allier transparence et ouverture de la justice, garantie de la confidentialité et de la sérénité des débats et respect des règles de sûreté ». C’est sur les moyens que les avis divergent. L’APIJ entend en effet mettre en place « Un développement du travail collaboratif, interne comme externe, s’appuyant sur de nouvelles organisations de travail : mise en œuvre d’une nouvelle gamme d’espaces tertiaires qualitative et flexible, augmentation du nombre de salles d’audiences de cabinet, etc. ». D’ailleurs, pour y parvenir la chancellerie s’est adjoint les services d’un cabinet privé « d’accompagnement au changement ».  Il est leur unique interlocuteur. « Ce cabinet a un mandat précis : nous faire accepter les bureaux partagés. Nous avons beau leur expliquer que ça ne convient pas à l’exercice de notre métier, ils nous répondent qu’ils n’ont ni le pouvoir de relayer nos observations ni celui, a fortiori, d’amender le projet » déplore Audrey Bailleul.

« C’est une véritable fonctionnarisation de nos métiers »

Pour rationnaliser au maximum la surface incertaine du nouveau bâtiment, l’APIJ a trouvé en effet la recette miracle : réduire le nombre de bureaux individuels. Et c’est le deuxième problème. Aux dernières nouvelles les bureaux partagés concerneraient prioritairement  les juges du siège non spécialisés et pourraient ne pas s’imposer pour les fonctions de cabinet. Un choix surprenant dans la mesure où cela touche des civilistes qui ont moins de temps d’audience et donc plus de travail de rédaction dans leurs bureaux. « C’est une véritable fonctionnarisation de nos métiers qui ne tient pas compte des particularités de notre activité » s’insurge Audrey Bailleul. Les magistrats vont devoir s’habituer à partager des bureaux, quasiment des open space. Pour recevoir un justiciable, il leur faudra réserver une salle. Téléphoner ? Des cabines dédiées seront à leur disposition.

Les professionnels de la justice vent debout contre le futur palais de justice de Lille

Les magistrats qui face au manque de moyens structurel de l’institution ont pris l’habitude de s’imposer des rythmes stakhanovistes s’inquiètent. « Nous allons perdre un temps fou dans les trajets. Par ailleurs, partager des salles communes ça fonctionne quand il y a un pool de secrétariat organisant un planning d’occupation, mais là on va devoir le faire nous-mêmes. Le magistrat qui dépassera son temps parce qu’il place un enfant sera pressé de libérer la salle par son collègue des tutelles ? » s’interroge la magistrate. L’idée même de bureau partagé est une erreur. Notre métier exige de nous après les audiences des temps de recherche et de raisonnement qui supposent de pouvoir travailler au calme, il nous faut aussi un lieu pour récupérer dans certains dossiers difficiles. Tout ça a été conçu sur le modèle fantasmé d’un juge mobile qui consulterait ses dossiers sur sa tablette en marchant ! ». Cela implique également de ne plus pouvoir recevoir un avocat sans immédiatement devoir réserver une salle. « Cela me fait frémir car je n’imagine pas travailler comme ça, ceux de nos collègues qui expérimentent déjà les des bureaux partagés le vivent très mal ».

Et pour ne pas entraver la mobilité de ce juge du 3e millénaire arpentant les couloirs du palais, tablette à la main, tel un moine lisant son bréviaire dans son cloitre, le projet repose sur une idée fondamentale et non négociable : la séparation des flux. « Il ne faut pas que les flux se rencontrent. Le flux du public a accès au centre du bâtiment et celui des professionnels tourne autour, chaque catégorie de personnes entre et sort par des portes différentes. On ne sait pas ce qui les amène à poser ce principe comme fondamental, en tout cas nous magistrats ne ressentons pas de sentiment d’insécurité, ce n’est absolument pas une nos demandes » assure la vice-présidente du TJ.

Les professionnels de la justice vent debout contre le futur palais de justice de Lille

On nous met clairement dehors, dénonce la bâtonnière de Lille

Les avocats ne sont pas mieux lotis, comme à Paris, à Saint-Malo ou ailleurs, ils sont devenus persona non grata dans les nouveaux palais. A Lille, c’est aussi flagrant qu’à Paris. Dans l’actuel palais, édifié au début des années 70 quand le barreau ne compte encore que 195 avocats, ils disposent de 395m2. Aujourd’hui, ils sont 1 400 et on leur propose royalement…80 m2. « On nous met clairement dehors ! » s’insurge Marie-Christine Dutat, la bâtonnière de Lille.  Comment faire entrer en effet dans une si petite surface le bureau pour le bâtonnier, des espaces pour les services de l’ordre, les cases courrier des avocats, un lieu d’accueil pour les justiciables qui cherchent un conseil et un local pour les avocats qui traitent les contentieux d’urgence que sont le pénal et le droit des étrangers ?  Le barreau a protesté, ce qui lui a permis de gagner…. 30m2. « L’APIJ nous indique que nous pourrons bénéficier de 300 m2 de box de consultation de dossier et d’échange avec nos clients, constate Marie-Christine Dutat, mais nos dossiers on les connait et les clients on les rencontre en amont, nous n’avons pas besoin de ça ».

La réunion publique du 22 février a été le détonateur. Les participants ont découvert en effet que non seulement le projet ne s’était pas amélioré mais que la réserve de 30% prévue initialement qui devait permettre au nouveau bâtiment d’absorber un accroissement d’activité d’un tiers avait disparu. On partait sur 9 salles d’audience publique on est à 11, auxquelles s’ajoutent 61 salles mutualisées d’audience en cabinet (55 initialement).   « Ils se sont fondés sur la circulaire de localisation des emplois, mais depuis le tribunal judiciaire a absorbé les tribunaux d’instance, créé un pôle social…. Ce qui nous a amené une croissance mécanique de 15%. On va donc se retrouver avec un nouveau palais en 2025 qui est déjà trop petit par rapport aux besoins d’aujourd’hui, sachant qu’on estime à 35% le nombre d’effectifs supplémentaires dont nous avons besoin ».

Autre sujet d’inquiétude, les transports. « Nous n’avions déjà pas beaucoup de places de parking, on n’en aura carrément plus, déplore la bâtonnière qui espère quand même qu’on accordera au barreau l’aumône de quelques emplacements vélo. Plusieurs lignes de bus et même un tramway sont annoncés. Réduire la taille des parkings est en effet à la mode. Ce n’est pas forcément pertinent. Ni pour le justiciable qui peut être âgé, handicapé ou tout simplement ne pas avoir envie de se rendre à son audience à vélo sous la pluie, ni pour les magistrats. « A la fin des audiences tardives, les juges n’ont pas forcément envie d’attendre le bus à côté des personnes qu’ils ont condamnées ».

Les leçons du tribunal de Paris n’ont pas été tirées

Ce qui frappe dans ce projet, c’est que visiblement les leçons de l’expérience du Tribunal de Paris n’ont pas été tirées. Depuis que ce bâtiment est entré en fonctions, les professionnels n’ont de cesse de dénoncer le cloisonnement étanche des espaces dédiés aux magistrats et greffiers d’une part, aux avocats et aux justiciables de l’autre. Cette bunkerisation est même accusée d’avoir suscité des tensions inédites entre professionnels de la justice en raison du manque de dialogue. Le tribunal de Paris illustre aussi à de multiples niveaux, les erreurs commises faute d’avoir pensé à consulter ceux qui sont appelés à y travailler en amont : problème de sécurité pour les justiciables liés à des gardes-corps trop bas dans les étages de l’atrium et à leur absence le long des Escalators, abus de l’installation de box dans les salles d’audience et mauvaise configuration de ceux-ci (pas de porte donnant dans la salle d’audience ce qui retarde l’arrivée des secours en cas de problème), micros trop courts sur les tables réservées aux avocats ne tenant pas compte du fait qu’ils s’expriment toujours debout à l’audience, lieux de restauration interdits d’accès aux avocats, équipement dédiés aux handicapés insuffisants ou pas en état de marche….Or, loin d’amender le modèle, on s’emploie visiblement à l’étendre à tous les nouveaux bâtiments, Lille ajoutant même la nouveauté des bureaux partagés. A quand les open space, façon Start up ?

Magistrats, greffiers et avocats n’ont toutefois pas dit leur dernier mot.   Une réunion est prévue à la Maison de l’avocat le jeudi 17 mars à 18 heures, pour discuter avec les élus. En espérant qu’ils soient plus sensibles aux réalités que l’administration centrale et cette étonnante APIJ qui définit l’organisation des nouveaux palais de justice non pas en fonction des besoins des professionnels mais de normes d’origine inconnue et apparemment peu adaptées à l’activité judiciaire. Interrogée, l’agence n’a pas répondu à notre courriel.  « Nous proposons de modifier le permis de construire pour surélever le projet initial, c’est parfaitement possible, le plan local d’urbanisme le permet, explique la bâtonnière de Lille. Plutôt que de s’obstiner sur un projet que tout le monde conteste, il serait plus sage de concevoir un projet modifié dans le sens de l’intérêt de la justice et de justiciable ».

 

Les réponses de l’APIJ

Nous avons reçu ce mardi 15 mars la réponse de l’APIJ à notre mail du 7. Nous publions celle-ci en intégralité ci-dessous :

Actu-Juridique : Les professionnels de la justice disent n’avoir pas été consultés sur le projet, est-ce exact ?

APIJ : Les échanges relatifs au projet de nouveau palais de justice ont débuté en amont de la phase de programmation, dès 2015, pour annoncer aux utilisateurs la méthodologie qui serait suivie. Ainsi, les principes généraux d’organisation du futur palais ont été présentés et discutés avec les utilisateurs en 2016, pour aboutir à un programme consolidé permettant de lancer le concours de maîtrise d’œuvre. Ce programme est une déclinaison des orientations génériques données par le ministère de la justice pour l’ensemble des palais de justice français. L’analyse des projets des architectes candidats, à laquelle ont participé les juridictions, a conduit début 2018 à la désignation du groupement lauréat dont OMA est l’architecte mandataire. Depuis le choix du lauréat, outre les présentations régulières à différentes étapes du projet via des comités de pilotage locaux, les utilisateurs du futur palais de justice ont été directement sollicités lors de nombreuses réunions de travail, en particulier pour ce qui concerne la répartition des espaces et l’implantation des bureaux. Ainsi, une démarche d’association des utilisateurs a été mise en œuvre afin de recueillir les besoins spécifiques de chaque pôle du tribunal judiciaire. On peut décompter 8 groupes de travail réalisés en 2020, 3 groupes de travail en 2021, et 5 groupes de travail depuis début 2022, auxquels viennent s’ajouter des réunions dédiées avec le CHSCT. Ainsi, depuis son dimensionnement initial jusqu’au travail plus fin d’organisation des espaces intérieurs, la juridiction a systématiquement été associée à la définition de ce projet et informée des orientations données. Les réserves exprimées par certains sur le dimensionnement du projet ont fait l’objet d’arbitrages du ministère de la justice.

Actu-Juridique : On impose aux magistrats un modèle de bureaux partagés, pourquoi ?

APIJ : Certains bureaux seront effectivement partagés conformément au guide de programmation judiciaire générique des nouveaux palais de justice. Cette orientation s’accompagne de la création de nouveaux espaces d’audiences, de réunion, de convivialité, de restauration permettant d’assurer les différentes fonctions aujourd’hui assumées par l’espace de bureau du magistrat. Ce mode d’aménagement des bureaux rejoint par ailleurs les directives données à tous les services de l’Etat, en intégrant la spécificité des fonctions de certains magistrats. A titre d’exemple, les magistrats spécialisés ou assurant des missions d’encadrement disposeront de bureaux simples dans le futur palais de justice.

Actu-Juridique : La surface utile du projet a d’abord été présentée comme étant de 15 000 m2 (powerpoint 2017), elle est aujourd’hui de 24 000 m2 (votre site), comment expliquer cette différence ? Quel est le bon chiffre ? 

APIJ : Il s’agit de 24 000 m² de surface de plancher correspondant à 16 000m² de surface utile. La surface utile correspond à la surface de travail, réelle ou potentielle, destinée aux occupants d’un bâtiment. Elle exclut notamment les surfaces de circulation et les éléments structurels. En outre, au regard des 14 000m² de surface utile existant au sein du palais de justice actuel, le futur bâtiment permettra donc d’accroitre la surface utile disponible de 2000m² environ. Cette surface supplémentaire sera répartie équitablement entre les espaces publics et tertiaires, et engendrera donc une augmentation du nombre de postes de travail pouvant être accueillis (558 postes de travail projetés contre 494 postes existants).

Actu-Juridique : L’un des principes consiste dans la « séparation des flux ». Quel est l’objectif poursuivi ?

APIJ : Les flux du public, des personnes détenues et des utilisateurs sont distincts dans le palais afin de garantir une meilleure fonctionnalité et une meilleure sécurité des lieux. Toutefois, ces principes peuvent aisément être adaptés dans le fonctionnement quotidien du bâtiment par une politique de gestion des accès répondant à la demande des utilisateurs. Ceci concerne en particulier l’accès des avocats aux différents espaces du bâtiment. De manière générale, le principe de sectorisation des espaces s’appuie sur les retours d’expérience de nombreux palais de justice aujourd’hui en fonctionnement.

 

 

 

 

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