Professionnels de la justice : le burn-out, encore d’actualité avant le premier tour
Face à un système malade, un manque de greffiers, une situation sanitaire compliquée, une économie à bout de souffle, celles et ceux qui arpentent les tribunaux franciliens tentent de corriger le tir… ou de faire le dos rond !
Tribunal de grande instance de Créteil, un matin de novembre comme tous les autres matins depuis quelques mois. La salle des pas perdus résonne de dizaines de murmures, et sont régulièrement ponctués par des éclats de voix émanant de la 12e chambre. Alors que défilent les prévenus dans les box vitrés, le président tempête : il n’a pas le temps d’expliquer, pas le temps de demander de répéter, pas le temps pour leurs hésitations penaudes. Une interprète est en retard, c’est un caillou de plus dans un rouage qui n’a plus d’huile depuis de longues années. La tension est déjà à son maximum, quand vient le temps pour l’avocate de permanence de parler de son tout nouveau client, avec qui elle n’a pu échanger que quelques mots. “Monsieur le président, l’audience commençait à 13 h 30 je n’ai pu rencontrer mon client qu’à 13 heures…” ; elle est vite interrompue “je n’ai pas envie de terminer ma journée à 2 heures du matin, ni vous non plus, donc on abrège”. Le client assiste médusé à cet échange, qui n’a plus rien d’exceptionnel.
Quelques jours après cette audience exceptionnelle devenue banale, afin de dénoncer leurs conditions de travail, une lettre ouverte historique par son ampleur était publiée le 23 novembre 2021 dans les colonnes du Monde signée par 5 600 magistrats et greffiers, et soutenue par plus de 200 avocats, qui ont publié leur texte sur le site France Info. « Non seulement la justice n’a plus les moyens d’être rendue dignement, mais elle devient par ailleurs inaccessible », voilà ce qu’écrivent ces avocats. Ils s’attaquent ensuite aux États généraux de la justice. Cette organisation « n’est qu’un leurre », écrivent-ils, destiné « à feindre la mise en place d’ersatz de solutions à des problèmes dénoncés par tous les acteurs judiciaires ». La réponse du garde des Sceaux, à la mi-décembre, censée déminer le terrain n’avait pas apaisé la fureur tapie sous les robes : s’appuyant sur des graphiques et de nombreux chiffres, le ministre a d’abord taclé « les renoncements et les abandons des décennies passées », et de nouveau vanté un budget « historique » pour la justice depuis son arrivée au ministère. Pire, le 22 mars dernier, le ministère de la Justice a rejeté la demande de nomination d’un expert présentée par les syndicats au CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) fin janvier à la suite de deux suicides, arguant d’une erreur de procédure. Le Syndicat de la magistrature avait pourtant considéré qu’il y avait urgence. Dans un tweet, il disait : « Souffrance au travail : il est temps de reconnaître que l’intensité du travail, la pression du chiffre, les injonctions paradoxales, la logique gestionnaire déshumanisante, et le manque de moyens matériels et humains patents mettent en danger les agents du ministère de la Justice ».
Après la lettre ouverte de novembre : les professionnels de la justice restent mobilisés
En lieu et place de bien des audiences solennelles de rentrée dans les tribunaux franciliens, les présidents et les procureurs ont tous et toutes eu à cœur d’adresser un mot sur cette crise de la justice et sur le manque de moyens rencontrés dans les juridictions. À Bobigny, par exemple, le président, Peimane Ghaleh-Marzban, confiait en conférence de presse : « Nous faisons partie d’une génération qui considérait que terminer une audience à 2 heures du matin était non seulement normal mais nous honorait. Nous avions l’impression de rendre service à l’institution et au justiciable. La nouvelle génération s’interroge, au contraire, sur le sens d’une justice rendue à une heure du matin. C’est tout aussi honorable, voire davantage ». Le procureur, Éric Mathais, avait ajouté : « Nous avons accepté de travailler dans des conditions que nos collègues ne jugent plus acceptables. Avons-nous bien fait de chercher à bricoler pour rendre une justice de qualité ? ».
En février dernier, c’était au tour de la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires (CNPJT) de publier un communiqué catastrophiste après avoir consulté les résultats de leur référentiel d’activité 2022 d’évaluation des activités des magistrats du siège : « Ce travail précis de projection locale, conduit par deux tiers des tribunaux français, objective un besoin urgent d’augmentation d’au moins 35 % des effectifs de magistrats du siège afin de permettre, dans le fonctionnement actuel des tribunaux judiciaires, de pouvoir traiter le haut niveau de la demande de justice sans allonger plus encore les délais de jugements. Sincère et sérieuse du besoin impérieux de créer au moins 1 500 postes de magistrats du siège en première instance ».
Les avocats ne sont pas en reste. Le Syndicat des avocats de France (SAF) a publié, le 18 mars dernier, un livret Justice où sont dressés des constats et formulées des propositions : “afin d’améliorer le service public de la justice, pour un accès effectif de tous les justiciables à leurs droits, pour consolider la place de la défense et du contradictoire dans la procédure pénale, pour renforcer et protéger les libertés publiques, pour une justice sociale”.
« Une année terrible à laquelle succède une nouvelle année terrible »
Caroline Mécary est avocate au barreau de Paris et membre des commissions Textes et Règles et Usages de la section Paris du SAF. Depuis quelques années, elle est de plus en plus confrontée à une pression des magistrats pour ne pas plaider, et gagner du temps. Certains procès sont même renvoyés quand elle refuse de s’abstenir de plaider. Quand nous lui demandons comment elle envisage cette année 2022, elle enrage : ce qui fait l’actualité ne date pas d’hier. “Déjà, en 2016, Jean-Jacques Urvoas avait parlé de justice en voie de clochardisation. Il y a peut-être deux ou trois ans, dans une étude de sondage du SAF, la souffrance au travail apparaissait de façon très claire. La faute aux logiques budgétaires et d’efficacité de fonctionnement managérial mis en œuvre : on ne juge plus des gens mais on gère des numéros, on juge à la chaîne. Ces logiques sont technocratiques et pas humaines, nous le savons et on sait combien la justice et son budget son pathétiques (0,20 % du PIB contre 0,32 en moyenne chez le reste de nos voisins, NDLR)”!
Si elle est de toutes les mobilisations, et si elle admet que le cri d’alerte des magistrats de novembre 2021 est inédit, Caroline Mécary ne se laisse pas aller à l’optimisme. Surtout en cette période présidentielle : sur le site du gouvernement, dans la composition de ce dernier, le garde des Sceaux apparaît en onzième position, sur dix-sept. Et le prochain locataire de l’Élysée ne va sans doute pas révolutionner tout cela : “Le pouvoir est à Bercy, désormais, plus du tout à Vendôme. Aucun candidat ne prend au sérieux la place de l’institution judiciaire en France”, estime-t-elle. “Avec un système qui ne marche pas, la violence va se faire à l’extérieur, la loi du talion… C’est impératif d’avoir un système qui marche, la violation de la loi sociale doit être sanctionnée avec un système carcéral qui propose une vraie réhabilitation et une vraie réinsertion”…
Dans son livret, le SAF entend rappeler que la crise de la justice s’enkyste toujours plus loin. “La justice est sommée, depuis toujours en France, d’absorber sans moyens supplémentaires l’augmentation de ses charges. La gestion des stocks est assurée et le service public tient, mais à quel prix ? En cette période électorale, le SAF appelle à un engagement ferme des candidates et candidats aux prochaines élections, s’agissant tant de la place de la justice que de son financement, et leur rappelle : la nécessité de rompre avec une conception sécuritaire de la justice et du droit, la nécessité de doubler le budget de la justice, la nécessité de repenser l’aide juridictionnelle de manière à rendre effectif l’accès au droit et à la justice pour tous”. On espère, pour celles et ceux qui rendent la justice, celles et ceux qui la rendent possible et celles et ceux qui y ont recours ou la subissent, que cette énième adresse à l’encontre du pouvoir présent et futur sera entendue…
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Référence : AJU004h4