L’institution judiciaire confrontée à l’épreuve des Jeux olympiques 2024

Publié le 12/06/2023

Après la crise sanitaire, voici que la justice va devoir encaisser un nouveau choc : les jeux olympiques de 2024 à Paris. On pourrait croire que seules les juridictions d’Île-de-France sont concernées. En réalité, l’effort va peser indirectement sur tous les tribunaux de France. En cause ? Le manque d’effectifs. 

L'institution judiciaire confrontée à l'épreuve des Jeux olympiques 2024 
Photo : ©AdobeStock/Florence Piot

 

À Épinal, le bâtonnier Stéphane Giuranna est inquiet. Le département des Vosges compte 362 000 habitants. Or son tribunal va passer de 23 juges à 19 d’ici septembre. « Cela représente 5,2 magistrats pour 100 000 habitants alors que la moyenne nationale, déjà faible, se situe à 11/100 000. Je ne sais pas comment on va faire ».  Côté parquet ça ne va pas mieux. Pour gérer 24 000 procédures, ils ne sont que… sept magistrats. Soit 3 428 dossiers et des poussières par personne. Oh, bien sûr quand le président du tribunal, Fabien Son, évoque les délais actuels devant son tribunal, on se surprend à penser qu’il y a pire : six mois au civil, cinq mois en matière familiale, idem en pénal à juge unique, jusqu’à dix mois pour une audience correctionnelle collégiale… Cela ferait presque rêver. À Bobigny, on a atteint les quatorze mois pour voir un juge du divorce, quinze à Nanterre récemment, jusqu’à 17 à Nantes il y a quelques années !

À Épinal, le nombre d’audiences civiles sera réduit de moitié à la rentrée 

La justice est dans un tel état qu’on trouve toujours un record capable de relativiser toutes les autres situations. En réalité, partout en France, le système fonctionne à flux tendu et ne tient que grâce à l’implication sans faille des professionnels de justice. Plus une juridiction est petite, moins les magistrats sont nombreux et plus le départ d’un seul (mutation, congé maternité, maladie) pèse sur tous les autres. « À la rentrée, nous serons contraints de réduire sensiblement l’activité. En matière civile, le nombre d’audiences sera réduit de moitié, voire des deux tiers selon les contentieux » confie Fabien Son qui doit revoir toute son organisation. Pour ne rien arranger, les petits tribunaux sont généralement moins attractifs que ceux des grandes villes (moins de possibilité d’emploi pour le conjoint du magistrat, de logements, de facilités diverses et variées), ils bénéficient donc rarement des demandes de mutations, ce qui les rend particulièrement tributaires des affectations à la sortie de l’école nationale de la magistrature (ENM). « Il y a encore une dizaine d’années, peu de postes étaient proposés en région parisienne en sortie d’école, aujourd’hui, ils sont très nombreux. Pour une juridiction peu demandée comme Épinal, certains postes, par exemple de juge de l’application des peines ou de juge des enfants, ne peuvent être pourvus que par des auditeurs de justice à leur sortie de l’ENM » analyse  le président Fabien Son.

Des renforts massifs à Paris et Versailles en vue des JO 

Et c’est en effet une partie du problème actuel. En mars dernier, la secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats (USM), Alexandra Vaillant, par ailleurs  juge à Bobigny, alertait dans nos colonnes sur le surcroît de travail qu’allaient très vite représenter les JO de l’été 2024. Elle précisait alors : « Des rumeurs circulent selon lesquelles la Chancellerie, qui est en train d’élaborer la liste de postes offerts aux auditeurs qui entreront en fonction en septembre prochain, aurait décidé d’envoyer des renforts dans les juridictions d’Île-de-France en vue de la préparation des JO. On sera fixé mi-avril. Évidemment, ce serait une excellente nouvelle pour ces juridictions, mais il ne faut pas oublier que si on nous donne des effectifs supplémentaires, ils vont manquer ailleurs ». Les chiffres sont tombés fin avril. Comme l’avait espéré cette magistrate, les cours d’appel de Paris et Versailles ont reçu des renforts. La promotion 2021 (année d’entrée à l’ENM), qui prendra ses fonctions en septembre prochain, compte 333 magistrats, dont 125 sont affectés à ces cours selon la liste des choix de postes établie par la Chancellerie le 21 avril 2023. Par comparaison, la promotion 2019 (entrée en fonction en 2021) comptait 332 magistrats, dont 75 seulement affectés à Paris et Versailles. Alexandra Vaillant avait donc raison aussi de s’inquiéter, les renforts de l’île-de-France en vue des JO ont bien pour conséquence négative de pénaliser les autres juridictions.

Menace de burn out

« On va passer de dix mois de délai en correctionnelle à un an et demi, voire deux ans, s’inquiète le bâtonnier d’Épinal. Mon barreau, qui compte 115 avocats, est calibré pour un certain volume d’activité. Nous tenons actuellement grâce à l’engagement des magistrats et des greffiers, mais avec moins de magistrats, l’activité va forcément diminuer. J’ai des confrères qui ont des prêts COVID à rembourser, certains n’y arriveront pas. Sans compter la mise en place des cours criminelles départementales qui va encore aggraver la situation ». Une juge d’application des peines est prévue en renfort dans la note du 21 avril pour Épinal. En revanche, la transparence sortie vendredi 9 juin qui liste les mouvements de magistrats, si elle n’annonce aucun départ supplémentaire, ne prévoit pas non plus d’arrivée. Le risque, c’est qu’en demandant à 19 magistrats de faire le travail de 23 on les pousse au burn-out. S’enclenche alors la mécanique infernale : augmentation de la charge de travail, congés maladie, départs etc… Et cela ne va pas mieux côté greffe. Trois greffiers sont en partance. Deux d’entre eux ont réussi le concours de directeur de greffe, ils vont donc partir en formation pour 18 mois. Toutefois, pour la Chancellerie, ils seront toujours en poste à Épinal. Une logique administrative qui fait fi des contraintes de la réalité.

Même inquiétude en Ile-et-Villaine 

La juridiction vosgienne n’est pas la seule à s’inquiéter pour son avenir. De l’autre côté de la France, le tribunal judiciaire de Rennes tire aussi la sonnette d’alarme. Avec un effectif théorique (circulaire de localisation des emplois ou CLE) de 50 magistrats pour 903 056 habitants, la juridiction ne s’en sort pas. Elle s’est donc réunie en assemblée générale le 23 mai dernier pour dénoncer une situation intenable :

*à l’instruction : chacun des quatre magistrats instructeurs de droit commun traite en moyenne 124 dossiers, quand le seuil d’alerte est de 72. Quant aux trois juges du pôle JIRS, ils en gèrent en moyenne 33 quand la limite est fixée à 25.

*Les 6 juges des enfants traitent 500 mesures d’éducation en moyenne par cabinet, sachant qu’un poste sera bientôt vacant.

*Le juge des tutelles a 6500 dossiers en charge.

*Il faut compter en moyenne 16 mois pour une audience en correctionnelle.

*Quant aux juges des libertés et de la détention, ils ont rendu 5 000 décisions en 2022. À trois…

Motion AG siège Rennes 23 mai 2023

« Ça devient de l’abattage ! »

Combien de jeunes magistrats sortant de l’ENM arriveront en septembre à Rennes pour soulager leurs collègues, selon la note de la Chancellerie du 21 avril ? Zéro. « Les règles de droit du travail, on s’assoit dessus ! Certains commencent à sept heures et les audiences se terminent tard dans la nuit, déplore Marilyse Brard, déléguée régionale USM à Rennes. Le matin, on peut par exemple traiter quinze dossiers en audience de juge aux affaires familiales à Saint-Malo et l’après-midi débuter à 13 h 30 une audience correctionnelle pouvant se terminer à plus de 20 heures ». Non seulement cela fait des journées à rallonge, mais il n’y a plus de temps pour rédiger les jugements. Les magistrats sont donc condamnés à le faire le soir, pendant les week-ends ou lors des congés.  « Ça devient de l’abattage ! constate Marilyse Brard. En théorie, nous sommes tous d’accord sur une stratégie d’impossibilité de faire, autrement dit sur la décision de limiter par exemple à 30 le nombre de dossiers que l’on traite par jour au lieu de 75, mais en pratique, comment on fait pour dire à un justiciable qu’il n’aura pas son jugement avant neuf mois ? ».

« Quand pourrons-nous enfin travailler correctement ? »

« Le cas d’Épinal n’est pas isolé, confirme Ludovic Friat, président de l’USM. On nous remonte des difficultés à Reims, Charleville-Mézières… » Les localisations de postes n’ont pas suivi les évolutions démographiques,  ni celles de la délinquance, par exemple à Nantes. C’est donc toute la circulaire de localisation des emplois (CLE) qu’il faut remettre à plat.  « On ne peut pas se louper sur les Jeux Olympiques, d’où les renforts. Le problème c’est qu’on nomme des magistrats pour trois ans alors que le besoin ne va s’étaler que sur quelques mois. Les prochains grands mouvements de magistrats n’interviendront pas avant un an… » précise-t-il. Si les renforts structurels annoncés par le garde des Sceaux sont bien entendu salués, on sait déjà que ce sera insuffisant. « Toute la question va consister à savoir comment les affecter, si c’est un saupoudrage national aboutissant à deux ou trois magistrats supplémentaires par juridiction, on sera comme toujours dans la répartition de la misère. Quand pourrons-nous enfin travailler correctement ? » s’interroge le président de l’USM.

Sans doute quand le déficit de moyens qui s’étale sur plusieurs décennies sera enfin comblé. L’actuel garde des Sceaux s’y emploie : il a obtenu une augmentation de 8% du budget de son ministère chaque année sur trois exercices consécutifs. Mais le retard à rattraper est vertigineux…

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