Rentrée de la Cour de cassation : « Les juges ne prennent pas le pouvoir » assure R. Heitz

Publié le 12/01/2024

La Cour de cassation a tenu sa rentrée solennelle le 12 janvier. S’ils se félicitent de l’augmentation des moyens alloués à la justice, les plus hauts magistrats s’inquiètent en revanche d’entendre de plus en plus souvent le politique dénoncer le « pouvoir des juges ».

Rentrée de la Cour de cassation : "Les juges ne prennent pas le pouvoir" assure R. Heitz
Rentrée solennelle de la Cour de cassation 12 janvier 2024 (Photo : ©P. Cabaret)

On a cru un moment que le Premier ministre fraîchement nommé Gabriel Attal viendrait à l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, et puis non. Le garde des Sceaux n’était pas davantage présent. Il ne faudrait pas voir cependant une forme de mépris de l’exécutif à l’égard de la justice, dans ce qui n’est qu’un problème d’agenda. Le premier conseil des ministres du nouveau gouvernement se tenait, en effet, comme la rentrée solennelle, ce vendredi à 11 heures. La concomitance des deux événements  aura privé le public du face à face entre Éric Dupond-Moretti, reconduit dans ses fonctions de ministre de la Justice, et le procureur général de la Cour de cassation Rémy Heitz qui a soutenu contre lui l’accusation de prise illégale d’intérêts en novembre dernier devant la Cour de justice de la République (lire nos chroniques du procès ici). Le ministre a été relaxé, mais l’affaire laissera des traces dans les relations entre les magistrats et le garde des Sceaux.

« Les pouvoirs dont disposent les juges sont d’abord des devoirs »

Rentrée de la Cour de cassation : "Les juges ne prennent pas le pouvoir" assure R. Heitz
Christophe Soulard, premier président de la Cour de cassation (Photo : P. Cabaret)

 

Officiellement, les rentrées solennelles ont vocation à dresser le bilan d’activité de l’année écoulée. Mais de plus en plus souvent, l’exercice est renvoyé aux plaquettes que l’on pose sur les sièges des invités. On garde pour les discours le plus intéressant, c’est-à-dire les projets, les revendications et les coups de gueule.

Depuis plusieurs décennies, à Paris comme en région, dans les petites comme dans les grandes juridictions, la revendication majeure est celle des moyens. Mais pas cette année, en tout cas pas à a Cour de cassation.  L’augmentation historique du budget contenue dans la loi de programmation de la justice adoptée il y a quelques semaines portera en effet le budget à 11 milliards d’euros en 2027. De quoi susciter l’espoir, même si la justice met en garde sur le fait qu’il n’y aura pas de miracle. Le Premier président Christophe Soulard, comme le procureur général Rémy Heitz, ont salué l’effort accompli par le gouvernement avec l’aval du Parlement.

Ce qui préoccupe en revanche les deux chefs de juridiction, ce sont les attaques régulières contre les juges qui outrepasseraient leurs pouvoirs. On leur reproche, en appliquant la jurisprudence européenne de paralyser l’exécutif ? « Les pouvoirs dont disposent les juges sont d’abord des devoirs : celui, prescrit par le Code civil et sanctionné par le Code pénal, de trancher les litiges qui leur sont soumis en appliquant les textes, répond Christophe Soulard. Ce devoir inclut celui de faire respecter la hiérarchie des normes voulue par le constituant et le législateur. C’est ce principe qui commande notamment de respecter les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne et celles de la Cour européenne des droits de l’Homme. L’autorité de leurs décisions résulte des conventions signées par la France ». Sans surprise, Rémy Heitz a affiché exactement la même position, dénonçant pour sa part dans le « pouvoir des juges » une « facilité », un « cliché » ; « les juges ne prennent pas le pouvoir. Ils ne font que remplir la mission qui leur a été confiée par la loi et nos textes fondamentaux » a-t-il précisé. C’est sans doute balayer un peu vite toute une partie de la réflexion des constitutionnalistes qui s’interrogent sur l’équilibre des pouvoirs, pour n’y voir qu’une attaque politique… À l’évidence la justice se ressent en position de faiblesse et nourrit donc le souci constant de renforcer ses pouvoirs et prérogatives.

La réforme du statut du parquet : une attente renforcée

Rentrée de la Cour de cassation : "Les juges ne prennent pas le pouvoir" assure R. Heitz
Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation (Photo : ©P. Cabaret)

C’est ainsi que Rémy Heitz a renouvelé la demande d’une réforme du statut du parquet, interpellant même directement le président du Sénat Gérard Larcher et Naïma Moutchou, vice-présidente de l’Assemblée nationale. La veille la conférence générale des procureurs de la République venait d’organiser une conférence de presse pour expliquer aux médias la nécessité de cette réforme. « Les magistrats du parquet appellent, unanimement et de longue date, à cette réforme. Leur attente ne faiblit pas face au temps. Elle se renforce même, nourrie par la conviction qu’il ne faudrait pas qu’un jour, un jour qui peut-être viendra, nous ayons à regretter amèrement de ne pas avoir suffisamment protégé notre démocratie » a déclaré le procureur général.

Classer plusieurs millions de décisions par an

Côté siège, Christophe Soulard a rappelé le défi que constituait l’open data.  « Cette connaissance de la jurisprudence des juges du fond ne manquera pas d’alimenter la réflexion de la Cour de cassation, a relevé le premier président.  Mais encore faudra-t-il classer et hiérarchiser ces décisions, qui seront au nombre de plusieurs millions par an, sous peine que se confondent jurisprudence et contentieux. C’est ce qu’entreprend actuellement la Cour de cassation, avec l’appui de correspondants au sein de chaque cour d’appel ». La Cour a créé un observatoire des litiges qui est actuellement expérimenté dans les cours d’appel de Versailles, Rennes et Nancy pour « repérer les contentieux émergents » et  « donner à l’ensemble des juridictions des informations d’ordre à la fois procédural (quelles sont les juridictions saisies du même contentieux, à quel stade de la procédure ils se trouvent) et substantiel (élaboration d’une documentation, recensement des solutions déjà adoptées) ».

Vers une jurisprudence « de fait »

Evidemment, l’open data ne se conçoit pas sans un recours à l’intelligence artificielle. La mission du juge ne peut être accomplie par une IA, a précisé le Premier président, mais la cour s’investit beaucoup dans cette technologie qui peut lui être « d’une aide précieuse ». À ceux qui pensent que l’IA remplacera un jour la Cour de cassation, Christophe Soulard répond qu’au contraire, la cour sera de plus ne plus nécessaire.  « La mise à disposition de l’ensemble des décisions de justice engendre le risque qu’une même valeur soit attribuée à chacune. Le principe de l’égalité devant la loi pourrait être sérieusement mis en cause si la même interprétation des textes n’était pas retenue d’une juridiction à l’autre. C’est bien pour conjurer ce risque que la Cour de cassation existe. Son rôle deviendra plus important encore au fur et à mesure que le risque augmentera ». Il juge cependant nécessaire dans ce contexte d’aller plus loin que la jurisprudence de droit pour élaborer une jurisprudence de fait autrement dit « une harmonisation des décisions de justice appliquées à des situations très proches sur le plan factuel. Par exemple des décisions fixant le montant de dommages-intérêts ou de prestations compensatoires. Il y va, là aussi, de la prévisibilité du droit et de la sécurité juridique ».

Faut-il moderniser les robes de la Cour de cassation ?

Rentrée de la Cour de cassation : "Les juges ne prennent pas le pouvoir" assure R. Heitz
Le président du Sénat, Gérard Larcher, saluant les magistrats avant le début de la cérémonie (Photo : ©P. Cabaret)

 

La modernisation s’intéresse même au costume. Il semblerait qu’une querelle agite les magistrats de la Cour de cassation, les uns affichant leur attachement à la lourde robe herminée quand les autres regrettent un décorum surchargé et suranné. La salle a souri de l’évidente divergence opposant jusqu’aux membres de la dyarchie à la tête de la cour. Car pour Christophe Soulard, la robe ne semble pas si lourde qu’il faille s’en débarrasser. Il a conclu son discours dans une volonté très nette de maintenir la tradition : « Choisir de voir dans leur lourdeur le signe des contraintes que nous acceptons, dans leur caractère séculaire, la marque de l’inscription de nos décisions dans une histoire et dans leur caractère uniforme, qui fut jadis moqué, le signe de la collégialité. Certes elles sont solennelles mais c’est la solennité que nous donnons à nos délibérés, conscients que la discussion argumentée recèle une valeur qu’il faut, aujourd’hui plus que jamais, préserver. Et j’ai personnellement la conviction que cet apparat n’empêche pas l’institution judiciaire, et singulièrement la Cour de cassation, de se rénover dans un mouvement perpétuel ». Tandis que quelques minutes plus tard Rémy Heitz déclarait « il pourrait être temps de considérer que les costumes d’apparat que nous portons présentent aujourd’hui un certain décalage avec les objectifs d’accessibilité et de simplicité vers lesquels doit tendre notre justice ».

Que les amoureux du décorum se rassurent, il n’est de toute façon pas question de supprimer la robe, mais éventuellement d’en moderniser la forme. « S’il s’agit juste d’ôter un peu de moumoute, on peut bien s’épargner la peine d’ouvrir un chantier sur le sujet » commentait un magistrat en sortant. Il est vrai qu’en hiver, le poids de la fourrure sur le costume d’audience apparait moins préoccupant qu’en période de canicule…

Rentrée de la Cour de cassation : "Les juges ne prennent pas le pouvoir" assure R. Heitz
De gauche à droite : Charles Touboul, directeur de cabinet du ministre de la justice, Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, Gérard Larcher, président du Sénat, Christophe Soulard, Premier président de la Cour de cassation, Naïma Moutchou, vice-présidente de l’Assemblée nationale et Anne Hidalgo, maire de Paris (Photo : ©P. Cabaret)

 

Et les relations entre avocats et magistrats ?

C’est le procureur général qui a abordé le sujet en quelques mots à la fin de son discours « la qualité de la relation entre magistrats et avocats est un sujet de première importance qui sera porté, j’en suis certain, avec force par la nouvelle présidente du Conseil national des barreaux, Julie Cuturier, et le nouveau président de la Conférence des bâtonniers, Jean-Raphaël Fernandez, que je salue et que je félicite pour leur élection ». Si les relations avocats magistrats à Paris se sont apaisées sous le bâtonnat de Julie Couturier, désormais présidente du CNB et de Vincent Nioré, alors que Rémy Heitz était procureur général de Paris, rappelons quand même que l’année 2023 a connu des conflits historiques. Il y a eu d’abord, en début d’année, le procès intenté contre Me Xavier Nogueras et Joseph Cohen-Sabban pour tentative d’escroquerie au jugement, qui s’est terminé par une relaxe de ce chef, mais dont le jugement est frappé d’appel (lire nos chroniques du procès ici). Toujours à Paris, le procès du garde des Sceaux devant la cour de justice en novembre a mis en exergue la défiance de certains juges à l’égard des avocats, voire leur incompréhension du métier. Sans oublier le nombre record de perquisitions dans des cabinets parisiens en 2023 : 34. En région, plusieurs affaires ont défrayé la chronique dont le crachat sur la robe d’un avocat nîmois en mars, ou encore un mois plus tard le conflit aux assises de Dijon entre l’avocat de la défense et la cour. Des tensions toujours bien réelles donc, qui désolent les deux professions et nuisent indiscutablement à la qualité de la justice.

 

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