Voyage judiciaire « au bout de la nuit ? »
À au moins deux reprises ces derniers jours, des audiences au tribunal judiciaire de Paris se sont terminées au petit matin, ranimant le débat sur cette pathologie chronique de la justice pénale en France, essentiellement liée au manque de moyens de l’institution. Pour la magistrate Valérie-Odile Dervieux, déléguée régionale Unité Magistrats SNM FO, il est temps de se pencher sérieusement sur le problème et d’adopter au niveau local et national les mesures susceptibles d’y remédier.
« Il est primordial que, non seulement les accusés, mais également leurs défenseurs, puissent suivre les débats, répondre aux questions et plaider en n’étant pas dans un état de fatigue excessif. De même, il est crucial que les juges et jurés bénéficient de leurs pleines capacités de concentration et d’attention pour suivre les débats et pouvoir rendre un jugement éclairé. »
( Makhfi c. France – 59335/00 CEDH 19.10.2004)
Déraisonnable
Le « déraisonnable » peut qualifier l’ancienneté de certaines procédures pénales[1], il peut aussi, à l’autre bout du spectre, caractériser la durée des audiences pénales elles-mêmes, notamment de comparutions immédiates.
C’est ce que nous rappelle Olivia Dufour dans son article « Il est 6h30 du matin, l’audience est levée. ».
Les audiences pénales « du matin » (9h) qui se terminent en fin de journée, les audiences de l’après l’après-midi (13h) qui se terminent au bout de la nuit, voire au petit matin, sont une des marques d’une justice pénale qui ne parvient pas à s’autoréguler.
Chaque magistrat, chaque greffier de terrain, chaque avocat pénaliste peut en témoigner.
Les médias évoquent régulièrement ces audiences qui n’en finissent pas :
–« À une heure avancée, on plaide mal » : audiences tardives, quand la justice se rend la nuit
Au tribunal du Mans, des audiences tardives : « On subit le rythme et la colère des clients ».
–Le cri d’alerte des syndicats sur les audiences tardives du tribunal judiciaire de Nantes
Manque de moyens, audiences tardives, rythme épuisant… le blues des greffiers à Versailles.
La Cour de cassation[2], saisie de cette réalité, a d’ailleurs développé une jurisprudence dédiée qui permet à la juridiction pénale de comparution immédiate de statuer après minuit malgré la lettre de l’art 395[3] du CPP :
« Lorsque le procureur de la République décide de déférer un prévenu selon la procédure de comparution immédiate prévue par l’article 395 du code de procédure pénale, le tribunal correctionnel ne peut se déclarer non saisi des faits reprochés, au motif que l’intéressé a été jugé après minuit, alors que la juridiction est, d’une part, irrévocablement saisie par le procès-verbal de notification du ministère public, d’autre part, tenue de statuer au cours de l’audience considérée quelle qu’en soit la durée, dès lors que l’intéressé comparaît devant elle avant l’expiration du délai de 20 heures couru à compter de la levée de sa garde à vue prolongée, en application de la réserve posée par la décision du Conseil constitutionnel du 17 décembre 2010 (Cons. const., 17 décembre 2010, décision n° 2010-80 QPC, M. Michel F.) ».
Absence d’indicateur statistique
Travailler 24/24, le monde de l’industrie connait. Le code du travail régit strictement temps de travail, travail de nuit, pénibilité et impose évaluations et contrôles. Le droit positif sanctionne sévèrement les infractions liées à la violation des périodes des durées de travail et des périodes de repos obligatoires au risque de mise en danger et/ou d’accident (ex : transports routiers).
En justice, rien de tout cela.
Si une organisation syndicale de magistrats a tenté un sondage auprès de ses adhérents, force est de constater l’indisponibilité d’indicateurs statistiques officiels.
Et alors ?
L’important n’est-il pas que la justice passe, et vite ?
Certes mais à quel prix ?
Car au-delà d’études qui lient l’« état » du juge [4]» aux décisions rendues, les audiences dites « tardives », sortes de « voyages judiciaires au bout de la nuit » interrogent, au-delà des conditions de travail, notre conception du procès équitable.
Le rapport des Etats généraux de la Justice (P58/59 et p63) fait d’ailleurs expressément le lien entre :
– l’augmentation des audiences de comparution immédiate,
– leurs modalités dégradées de mise en œuvre (longueur de l’audience, rôle surchargé, temporalité),
et les qualités de la justice et de l’accueil des justiciables.
Au-delà du constat et des « coups de gueule » réguliers des organisations syndicales et des représentants des barreaux, ce qui interpelle, c’est le caractère ancré, connu et récurrent du problème et l’absence de prise en compte systémique.
Pas vu, pas pris ?
Tout se passe comme si, face à l’incapacité de maitriser les temps d’audience, on admettait que deviennent moins opérants les principes conventionnels d’équité du procès, rappelés par l’article préliminaire du CPP : publicité des débats, droits de la défense, droit des victimes, accès au juge :
En effet, comment s’assurer, qu’après des heures et des heures d’audience, les acteurs du procès restent en pleine possession de leurs moyens physiologiques et donc de leurs « pleines capacités de concentration et d’attention » (cf CEDH, 19.10.2004) ?
Et comment s’assurer du caractère public de l’audience au milieu de la nuit ?
Certes, la fameuse circulaire Lebranchu du 6 juin 2001 fixant à six heures la durée maximale de l’audience pénale (délibéré inclus) existe et son application est constamment demandée, notamment dans les suites de la tribune des 3000, par le syndicat de magistrats UNITE MAGISTRATS SNM FO.
Certes, la France a déjà été condamnée pour une « durée anormalement longue » d’une audience pénale et la violation subséquente des droits de la défense et le droit à un procès équitable (C.E.D.H. 19 avril 2004)
Certes, des groupes de travail internes sont mis en place périodiquement par certaines juridictions, avec plus ou moins de succès local et sans évaluation sur le long terme.
Finalement, la fiche « bonne pratique » élaborée par le Tribunal judiciaire de Bobigny publiée récemment sur l’intranet justice est en soi révélatrice du niveau de prise en compte du sujet : celui d’une pratique qui ne serait imputable qu’aux seuls magistrats en charge.
Ces magistrats du parquet, présidents d’audience, qui peuvent d’ailleurs être l’objet de directives/pressions internes pour « plus audiencer » pour les premiers, et mieux présider (adopter une police de l’audience plus « dynamique » soit « aller plus vite ») pour les seconds, au risque de tensions avec les avocats.
À l’heure où le domaine des comparutions immédiates/différées s’étend (cf. : Projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027) et alors que la perspective des Jeux olympiques de 2024 annonce son cortège de « procédures rapides » : quel plan d’action ?
Au-delà de la question de moyens (humains, bâtimentaires, informatiques) qui reste bien évidemment centrale, le sujet « organisation » doit être abordé.
Propositions
Au niveau national :
-Réguler les audiences de nuit, faire appliquer la circulaire Lebranchu et déterminer les effectifs nécessaires.
-Faire de la durée de l’audience et de l’audiencement :
* un axe de politique pénale substantiel incluant des remontées d’information chiffrées à documenter dans le rapport de politique pénale annuel du parquet.
* un item d’évaluation.
* un item des contrats d’objectif des chefs de juridiction.
-Définir et mettre en place des outils nationaux (applicatifs) :
*Pour évaluer/calibrer l’audiencement (nombre et complexité de dossiers par audience)
*Pour quantifier, analyser et localiser la problématique,
*Pour prendre en compte les dépassements d’horaires (RTT etc.)
Pour les chefs de juridiction :
* Évaluer la charge de travail interne,
*Prévoir des « équipes » de remplacement (ce qui suppose bien sûr les effectifs adaptés ou/et la priorisation officielle de contentieux),
*Gérer les horaires de convocation en lien avec les services de la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) de transfèrement et le barreau ;
*Mettre en place des études statistiques et traiter immédiatement les incidents « audiences tardives » dans le cadre de RETEX (NDLR : retours d’expériences) locaux et nationaux,
*Notifier au plus haut niveau des « impossibilités de faire ».
Et, de manière générale, traiter les risques psychosociaux dans la justice liés pour ce qu’ils peuvent induire (cf : rapport Etats généraux de la Justice) : la dégradation de la qualité de la justice.
(Re)donner confiance dans une justice pénale, c’est aussi traiter dignement ceux qui la rendent et ceux pour qui elle est rendue.
[1] CEDH, 12 mai 2022, Req. 43078/15, Tabouret c/ France
[2] Cass, Crim, n°00030 du 12 janvier 2021
[3] « Le prévenu est retenu jusqu’à sa comparution qui doit avoir lieu le jour même »
[4] les juges sont-ils plus sévères quand ils ont faim ?
Référence : AJU385471