Activité record à la CNDA, « juridiction du chaos du monde »

Publié le 22/03/2024

L’activité de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a atteint des records en 2023. Tel est le principal enseignement du rapport d’activité annuel de la juridiction, remis au Conseil d’État à la fin du mois de janvier. En dépit du nombre de recours dont elle est saisie, la Cour met régulièrement à jour son cadre jurisprudentiel, pour être au plus près des réalités géopolitiques. En 2023, l’analyse de la guerre en Ukraine a largement mobilisé les présidents des formations de jugement. Le point avec le président CNDA, Mathieu Herondart.

Actu-Juridique : Quelle a été l’activité de la Cour en 2023 ?

Mathieu Herondart : La Cour ne chôme pas. Près de 65 000 recours ont été enregistrés en 2023, soit une augmentation de 5 % par rapport à 2022. 400 personnes passent la porte chaque jour, dont la grande majorité sont des requérants. La CNDA est de loin la juridiction administrative qui tient le plus grand nombre d’audiences, près de 6 000 en 2023. En 2020, l’OFPRA s’était arrêté pendant la crise sanitaire, diminuant un temps le nombre de recours enregistrés à la CNDA. L’année 2023 nous ramène à un point d’activité historiquement haut. Cette demande d’asile soutenue se retrouve au niveau européen : en 2023, l’OFPRA a reçu 8,6 % de demandes d’asile en plus et en Allemagne ces demandes ont augmenté de près de 50 %. Cette augmentation de la demande d’asile entraîne nécessairement plus de recours devant la Cour.

En dépit de ce grand nombre de recours, la situation de la Cour est saine. Elle parvient à juger plus de recours qu’elle n’en reçoit. Elle est également parvenue à réduire le nombre de recours en attente depuis plus d’un an. C’est une grande satisfaction. L’ensemble des acteurs de la juridiction — magistrats, rapporteurs, avocats — sont mus par un même objectif de ne pas faire attendre les demandeurs plus d’un an, dans la mesure du possible. Nous avons mis en place des audiences spécifiques avec l’aide des avocats et sommes ainsi parvenus à réduire de moitié ces dossiers. Pour tous les acteurs de la juridiction, la tenue des délais est un des éléments de la qualité de la justice. Les demandeurs qui ont déjà vécu un parcours d’exil et des conditions d’arrivée douloureuses en France ne doivent pas être laissés dans l’incertitude. C’est une valeur forte de la Cour.

AJ : Quel a été votre parcours avant de devenir président de la CNDA ?

Mathieu Herondart : Comme tous les présidents de la CNDA, je suis conseiller d’État. Je suis rentré au Conseil d’État à 25 ans et la première chambre à laquelle j’ai été affecté connaissait du droit d’asile. J’ai un attachement à ce droit. J’ai quitté le Conseil d’État pour la Chancellerie où j’ai travaillé au cabinet du garde des Sceaux et au secrétariat général. J’ai ensuite réintégré le Conseil d’État, toujours comme assesseur d’une chambre consacrée au droit d’asile. Le premier juillet 2022, j’ai été nommé président de la CNDA, une belle juridiction, mission difficile mais forte humainement. La Cour compte 32 salles d’audience qui peuvent fonctionner en parallèle. C’est la « Cour de Babel » : 600 interprètes y travaillent, 140 langues y sont parlées. Malgré cette dimension de justice de masse, chaque dossier doit être examiné individuellement avec soin. Une gageure ! Il faut un vrai engagement au service du droit d’asile pour travailler à la Cour.

AJ : Pourquoi ce droit vous passionne-t-il ?

Mathieu Herondart : La Cour nationale du droit d’asile, c’est la juridiction du chaos du monde. On y pratique un droit en perpétuel renouvellement car il repose sur des situations géopolitiques changeantes. Les risques de persécutions et les craintes évoluent. C’est également une juridiction qui est à la fois administrative et judiciaire, du fait de l’audience où le rôle de l’oralité et de l’avocat est essentiel. Un des intérêts de la Cour est de n’être pas uniquement entre pairs et de pouvoir siéger avec des gens qui ont des expériences très différentes. Les formations de jugement collégiales sont composées d’un président, qui peut être magistrat administratif, judiciaire ou financier, assisté de deux assesseurs qui ne sont pas des magistrats professionnels mais qui ont des compétences en matière de droit d’asile, dont l’un est proposé par le représentant français du Haut-commissaire des Nations unies aux réfugiés.

AJ : Quelles ont été en 2023 les nationalités les plus représentées dans les demandes ?

Mathieu Herondart : Les principaux pays demandeurs sont, dans l’ordre : le Bangladesh, la Turquie, dont les demandes ont augmenté après les élections, l’Afghanistan, la République démocratique du Congo, la Géorgie, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Nigéria, l’Albanie, et l’Arménie.

La CNDA protège 20 % des requérants. Les nationalités ayant le plus fort taux de protection par la Cour sont la Syrie, l’Iran, l’Ukraine, les territoires palestiniens, le Soudan, le Yemen, le Burkina Faso, Djibouti, la Centrafrique et l’Afghanistan. On retrouve dans les nationalités les plus protégées l’actualité internationale, les raidissements et les risques de conflits. Il y a néanmoins un biais : la CNDA est saisie de recours contre des décisions de l’OFPRA. Les demandeurs des pays en conflit, tels que l’Irak ou la Syrie, sont souvent protégés par l’OFPRA et n’ont pas à saisir la Cour. Pour les ressortissants ukrainiens, cela va même plus loin : pour la première fois, l’Europe a fait jouer un système de protection temporaire. Tout demandeur ukrainien ayant fui le conflit à la suite de l’invasion russe a pu bénéficier d’une protection d’un an qui a été renouvelée. Une protection temporaire similaire avait déjà été mise en place en France lors de la guerre en ex-Yougoslavie. La CNDA a statué en revanche sur les demandes de ressortissants ukrainiens qui ont demandé l’asile avant le déclenchement de la guerre.

AJ : En termes jurisprudentiels, quelles positions ont été prises par la Cour cette année ?

Mathieu Herondart : Nous tenons à l’harmonisation de la jurisprudence, que nous définissons de manière collégiale. Tous les 15 jours, je réunis les présidents de section de la Cour et nous dégageons les décisions proposées par les formations de jugement qui doivent faire jurisprudence. Ces décisions peuvent juger que tel groupe social est en danger dans tel pays, que telle région est considérée comme le lieu d’une violence d’intensité exceptionnelle et que, par conséquent, toute personne venant de cette région doit être protégée. À l’inverse, quand un pays ou une région du monde se stabilise, nous pouvons au contraire estimer que la violence baisse en intensité. Dans une zone dans laquelle règne une « violence aveugle », il faudra que le requérant puisse démontrer un risque individuel pour être protégé. Nous publions ces décisions sur le site de la Cour pour informer l’ensemble des acteurs de la Cour, et notamment les avocats. Nous faisons ce travail au vu des documentations publiques. Tout le travail du juge de l’asile est de s’appuyer toujours sur des sources publiques incontestables. Dans chaque décision de la Cour, vous trouvez toutes une série de sources : rapports de l’ONU, de l’agence de l’Union européenne pour l’asile, de gouvernements et d’administration de l’asile, comme l’OFPRA, d’ONG. Les membres des formations de jugement peuvent s’appuyer sur le CEREDOC, centre de documentation propre à la Cour, qui met très régulièrement à jour les différentes sources et dispose d’une base de données de 27 000 documents. Le CEREDOC peut également être consulté au cas par cas. Les juges peuvent se tourner vers ce centre pour essayer de retrouver des traces corroborant des faits rapportés en audience. C’est une aide précieuse.

AJ : En plus de ce travail sur la jurisprudence, comment cherchez-vous à harmoniser les décisions d’une chambre à l’autre ?

Mathieu Herondart : Nous avons une activité de formation pour harmoniser ce qui peut l’être. En termes de connaissances, nous faisons des points réguliers sur les pays. Nous faisons également des points réguliers sur la conduite de l’audience. Nous avons ainsi organisé une formation ouverte à l’ensemble des membres des formations de jugement sur l’évaluation de la crédibilité des récits des demandeurs d’asile liés à l’orientation sexuelle. C’est un sujet compliqué et nous nous sommes rendu compte que les questions étaient diverses, parfois inadaptées et maladroites, parfois au contraire inexistantes et ne permettant donc pas d’établir les faits. D’où la nécessité de donner un cadre aux formations de jugement. Nous envisageons de proposer une formation similaire sur la prise en compte des problématiques de traite des êtres humains.

Dernier élément susceptible d’harmoniser les décisions : la Cour s’appuie sur le travail de rapporteurs, qui, pour chaque dossier, analysent le recours et rappellent le cadre jurisprudentiel aux formations de jugement. Par exemple, sur un cas soulevant des questions d’orientation sexuelle, le rapporteur va rappeler que des persécutions contre les personnes homosexuelles existent ou non dans le pays d’origine du requérant. Les rapporteurs préparent également les projets de décision en utilisant des modèles de décision et de paragraphes, projet sur lequel le président de la formation de jugement peut s’appuyer. Ce cadre est régulièrement revu. Cette manière d’harmoniser la jurisprudence permet d’assurer une égalité des demandeurs d’asile devant la justice. L’appréciation de la crédibilité du récit, en revanche, dépend évidemment de chaque formation de jugement. Il y a toujours une liberté d’appréciation qui doit s’inscrire dans un cadre juridique harmonisé. Il reste toujours une intime conviction ou un doute propre aux trois personnes qui doivent statuer. C’est l’indépendance du juge, il est impossible de la remettre en cause. C’est le caractère irréductible de toute justice.

AJ : Comment la CNDA appréhende-t-elle la situation en Ukraine ?

Mathieu Herondart : Sur l’Ukraine, nous avons fait notre travail d’appréciation juridique. La violence règne sur l’ensemble du territoire. Nous avons défini des zones où la violence atteint une d’intensité exceptionnelle. Elles se trouvent, sans surprise, principalement le long de la ligne de front, mais celle-ci peut bouger. Quand on se rapproche de l’Ouest, les risques sont moindres. Nous avons recensé les territoires, « oblast » par « oblast », ou région par région. Cela nous a pris six mois. Les juges de la CNDA sont des juges de plein contentieux. Ils ne se contentent pas d’annuler une décision de l’OFPRA mais accordent directement l’asile. Il faut donc tenir compte d’un changement de situation qui modifie les craintes et raisonner par rapport à la situation présente. Parfois, nous sommes confrontés à des changements complets de situation avec des pays qui basculent, des conflits qui émergent. Cette année, la situation est ainsi devenue terrible au Soudan, où le conflit s’est exacerbé. Nous avons considéré qu’il y a maintenant une violence exceptionnelle dans de nombreuses régions qui fait qu’on accorde une protection internationale aux requérants soudanais.

AJ : La CNDA a également dû se prononcer sur le cas des Russes appelés à combattre. Qu’a-t-elle décidé ?

Mathieu Herondart : Cette année, pour la première fois, nous avons en effet dû statuer sur la situation des Russes appelés à aller combattre en Ukraine. Nous avons dû prendre parti sur le fait de savoir si ces personnes pouvaient être amenées à commettre des crimes de guerre. Le droit européen reconnaît que quelqu’un qui est amené à commettre des crimes de guerre doit se voir reconnaître la qualité de réfugié. C’est une question assez vertigineuse du point de vue juridictionnel. Et c’était une question inédite pour nous, car nous n’avons pas vécu de conflit inter-étatique depuis très longtemps. Cette question a été examinée par une grande formation de la Cour. Nous avons jugé que les risques que les appelés russes commettent des crimes de guerre en Ukraine étaient documentés. Dès lors que l’on a la preuve de leur mobilisation, ils ont droit à une protection statutaire de réfugié. La particularité est que celle-ci ne découle pas de la convention de Genève, mais de la directive européenne.

AJ : Quels autres sujets ont été tranchés cette année ?

Mathieu Herondart : Nous avons tenu trois grandes formations cette année. Ce sont nos plénières, nous y examinons les questions les plus complexes. Nous avons notamment tranché celle du traitement des demandes d’asile pour l’ensemble d’une famille. C’était une question avec des implications très concrètes sur le plan humain et juridique. L’OFPRA doit apprécier les risques encourus par une personne. Que se passe-t-il si un bébé naît en cours de période qui est une petite fille d’un pays où l’on peut être excisée ? Il a fallu définir un cadre. Nous avons fixé un cadre à partir de la jurisprudence du Conseil d’État. Et ce dernier a apporté des précisions au vu de notre décision.

AJ : Comment préparez-vous la réforme de la CNDA ?

Mathieu Herondart : L’organisation de la CNDA va être modifiée. Premier changement : la loi prévoit une extension de la compétence du juge unique. Mais elle précise que la Cour peut toujours juger en formation collégiale si elle pose une question qui le justifie. Étant donné l’attachement de la Cour au triple regard porté sur les dossiers et à la complexité de l’examen des demandes d’asile, la formation collégiale restera certainement la norme parmi les affaires passant en audience. Le deuxième sujet est celui de la territorialisation de la Cour. L’idée est de rapprocher le juge des demandeurs en créant des chambres territoriales. Rapprocher les demandeurs d’asile de leur juge constituera un progrès car actuellement tous les demandeurs doivent se rendre à Montreuil. Mais cette réforme constitue également un défi pour la Cour. Il faut, par exemple, s’assurer de trouver des bons interprètes car ils jouent un rôle essentiel lors de l’audience. Si les langues des 10 premières nationalités sont largement parlées, il sera certainement nécessaire de garder à Montreuil dans des chambres spécialisées le jugement des affaires qui peuvent poser des problèmes d’interprétariat. L’autre sujet va être de trouver des membres de formations de jugement dans les cours administratives d’appel, notamment des assesseurs. Quand on regarde d’où viennent les demandeurs, Montreuil restera le navire amiral de la Cour. Mais cette réforme sera un enjeu important pour 2024.

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