Chronique de jurisprudence des juridictions supranationales en matière de droits de l’Homme (juillet 2016 – juin 2017) (3e partie)
PAS DE CHAPEAU
I – La recherche de standards supranationaux dans l’élaboration d’un espace pénal supranational
A – Nouvelles précisions sur le principe non bis in idem de l’article 4 du protocole n° 7 de la Convention EDH
B – Le principe ne bis in idem dans l’arrêt Orsi et Baldetti : entre autonomie formelle et harmonisation matérielle
C – L’arrêt Atanas Ognyanov ou la dialectique des principes
D – La libre circulation, le mandat d’arrêt européen et l’extradition
E – La notion de « détention » mentionnée dans le mandat d’arrêt européen doit s’interpréter comme une notion autonome
F – Les droits de la défense à l’épreuve de la terreur
II – La recherche de standards supranationaux dans la résolution des questions de société
A – La Cour interaméricaine des droits de l’Homme et l’affaire du village de Chichupac au Guatemala : la qualification de la disparition forcée par la constatation de violations multiples des droits de l’Homme
B – Surpopulation carcérale et lutte contre le traitement dégradant des détenus : l’audace est vaine !
C – La répression du terrorisme face aux droits à la vie et au recours effectif garantis par la CEDH
D – Exclusion de certains délinquants de la réclusion à perpétuité : une mesure non discriminatoire
CEDH, gde ch., 24 janv. 2017, nos 600367/08 et 961/11, Khamtokhu et Aksenchik c/ Russie. L’exclusion de certains groupes de délinquants de la réclusion à perpétuité représente « un progrès social en matière pénologique »1. Telle est la conclusion de la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) dans son arrêt Khamtokhu et Aksenchik c/ Russie2, en date du 24 janvier 2017, venant éclairer sa position à l’égard de différences de traitement fondées sur l’âge et le sexe prétendument discriminatoires.
En l’espèce, deux requêtes ont été introduites devant la CEDH par deux ressortissants russes adultes condamnés à la réclusion à perpétuité pour plusieurs infractions graves. À la suite des décisions respectivement rendues les 30 juin 2008 et 12 août 2010 par la Cour suprême de la Fédération de Russie, les requérants allèguent que leur condamnation à la réclusion à perpétuité les a exposés à un traitement discriminatoire fondé sur le sexe et l’âge, en violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne des droits de l’Homme combiné avec l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté). En effet, conformément à l’article 57 du Code pénal de la Fédération de Russie, il est interdit d’infliger une peine de réclusion criminelle à perpétuité aux femmes, ainsi qu’aux personnes âgées de moins de 18 ans ou de plus de 65 ans.
Il est question de savoir si les faits de l’espèce sont susceptibles de tomber sous l’empire de l’article 14 combiné avec l’article 5 de la Convention pour ensuite envisager la situation sous l’angle de la discrimination. Plus précisément, il est demandé à la CEDH si la différence de traitement fondée sur le sexe et l’âge est basée sur une justification légitime et raisonnable.
La CEDH admet l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 5 de la Convention et estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 5 tant quant aux différences fondées sur l’âge, que sur le sexe concernant l’imposition de la réclusion à perpétuité en Russie.
La solution rendue par la CEDH rappelle la portée autonome de l’article 14 de la Convention (I). Cette interprétation extensive lui permettant alors d’analyser la conformité de la différence de traitement entre les différentes catégories de délinquants aux exigences conventionnelles (II).
I. L’illustration de la portée autonome de l’interdiction de la discrimination
La protection d’un droit fondamental implique l’application de l’article 5 de la Convention (A) combiné avec l’article 14 en présence d’une différence de traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (B).
A. La nécessaire protection des stipulations protégeant un droit fondamental
La Cour rappelle tout d’abord que l’article 14 n’a pas d’existence indépendante étant donné qu’il ne fait que compléter les dispositions matérielles de la Convention et de ses protocoles. Cependant, son application n’implique pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention, il suffit que les faits s’apparentent à l’une des stipulations protégeant un droit ou une liberté fondamentale. En d’autres termes, en l’espèce, il n’est « pas nécessaire que la réclusion criminelle à perpétuité constitue une violation de l’article 5 pour que l’article 14 soit mis en œuvre »3.
L’article 5 de la Convention n’interdit pas l’imposition de la réclusion à perpétuité4 dans le cas où une telle peine est prévue par le droit national. Néanmoins, étant donné que l’article 14 consacre le principe de non-discrimination également applicable aux droits additionnels que l’État a décidé de protéger, il s’ensuit que les dispositions prévues par la loi russe, excluant certaines catégories de délinquants de la réclusion à perpétuité, tombent sous l’empire de l’article 5 de la Convention. Il convient alors d’analyser si la différence de traitement alléguée est liée à l’un des motifs de discrimination énoncés par l’article 14.
B. La reconnaissance d’une différence de traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables
L’article 14 de la Convention n’interdit pas toute différence de traitement, il prohibe uniquement certaines dispositions prévues par une liste non exhaustive. Ces distinctions sont, en principe, fondées sur une caractéristique identifiable, objective ou personnelle. En l’espèce, est en jeu une différence de traitement fondée sur le sexe et sur l’âge. Or, l’article 14 interdit explicitement toute discrimination fondée sur le sexe et il a déjà été admis par la Cour que l’âge est une notion couverte par cette disposition5. Ainsi, il est admis que l’article 14 combiné avec l’article 5 a vocation à s’appliquer aux faits de l’espèce.
Selon une jurisprudence constante, afin qu’un problème se pose au regard de l’article 14 combiné avec l’article 5, est nécessaire une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Sont également pris en compte les cas dans lesquels un individu ou un groupe sont moins bien traités qu’un autre sans justification adéquate6, même si une telle disposition n’est pas directement prévue par la Convention. En l’espèce, les requérants, hommes adultes, ont été condamnés à la réclusion à perpétuité alors que les femmes, les mineurs et les personnes âgés de plus de 65 ans ne peuvent l’être. Ainsi, la Cour considère que les requérants se trouvent dans une situation analogue à tous les autres délinquants condamnés pour les mêmes infractions ou pour des infractions comparables. Autrement dit, la Cour conclut au caractère comparable des situations en prenant en compte la seule qualité de délinquant condamné pour une infraction d’une gravité analogue. Dès lors, la différence de traitement sera considérée comme discriminatoire uniquement si elle ne poursuit pas un but légitime et s’il n’existe pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché.
II. Une différence de traitement conforme aux exigences conventionnelles
L’absence de consensus européen (B) est l’un des facteurs pertinents justifiant le but légitime et le caractère proportionné de l’exclusion de certaines catégories de délinquants à la réclusion à perpétuité (A).
A. Le but légitime et le caractère proportionné de l’exclusion de certaines catégories de délinquants
La Cour doit rechercher si la différence de traitement fondée sur le sexe et l’âge poursuit un but légitime. En l’espèce, le but retenu est celui de la promotion des principes de justice et d’humanité voulant que la politique en matière de fixation des peines prenne en compte l’âge et les caractères physiologiques de diverses catégories de délinquants7.
Tout d’abord, l’exclusion des mineurs de la réclusion à perpétuité n’entraîne aucune difficulté étant donné qu’elle fait l’objet d’un consensus dans l’ensemble des États contractants, tant au niveau interne qu’international. Ensuite, la différence de traitement des personnes âgées de 65 ans ou plus est également facilement admise car elle coïncide avec les principes dégagés dans l’arrêt Vinter8, soit la compatibilité d’une peine de réclusion à perpétuité avec l’article 3 à condition d’offrir la possibilité d’un réexamen ultérieur. Ainsi, cette différence de traitement paraît justifiée afin que « les perspectives de libération ne deviennent pas (…) une simple possibilité illusoire »9. Enfin, la situation est plus délicate quant à l’exclusion des femmes de 18 à 64 ans. La Cour la considère légitime en prenant en compte les instruments européens et internationaux traitant des besoins de protection des femmes contre les violences, abus et harcèlements sexuels en milieu pénitentiaire ainsi que la protection de la parentalité. Cette justification paraît critiquable puisqu’il est légitime de penser que ces différents besoins spécifiques soient aussi nécessaires aux hommes qu’aux femmes. La marge d’appréciation dont bénéficient les États dans la détermination des peines est certainement à l’origine de cette solution.
B. L’absence de consensus européen comme facteur de liberté des États
Les États disposent d’une grande latitude lorsqu’ils sont appelés à se prononcer sur des questions sensibles, telles que les politiques pénales, à condition de prendre en considération les intérêts de la société dans son ensemble. L’un des facteurs pertinents pour déterminer la portée de la marge d’appréciation accordée à l’État est l’existence ou l’absence d’un consensus au niveau européen. En effet, la Cour tient compte de l’évolution de la situation dans l’État en cause et dans les autres États contractants.
En l’espèce, il n’existe « aucune tendance internationale en faveur de l’abolition des formes d’emprisonnement à vie ou qui, au contraire, dénoterait un soutien positif à ce type de peines »10. Or en l’absence de dénominateur commun aux systèmes juridiques internes des États contractants en la matière, il s’ensuit que les autorités nationales russes n’ont pas excédé leur marge d’appréciation.
Sarah LACOURT
E – Les rapports entre accident du travail, handicap et discriminations
CJUE, 3e ch., 1er déc. 2016, n° C-395/15, Daouidi c/ Bootes Plus SL11. Le 1er décembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a eu à se prononcer sur les potentiels liens entre accident du travail, situation de handicap et discriminations.
M. Daouidi avait été recruté en avril 2014 par un restaurant barcelonais en tant qu’aide de cuisine, dans un premier temps à temps partiel puis à temps complet pour une durée déterminée. Environ 6 mois après le début de son contrat, M. Daouidi fut victime d’un accident du travail ayant pour conséquence une luxation du coude, un bras plâtré et un arrêt de travail, celui-ci ne pouvant – en toute logique – travailler avec un bras invalide.
Fin novembre 2014, M. Daouidi, toujours en arrêt de travail, reçut une lettre de licenciement au motif qu’il ne répondait pas aux « attentes de l’entreprise »12 et qu’il n’avait pas « atteint le rendement [jugé] adéquat dans l’accomplissement de [ses] tâches »13.
Par suite, le plaignant saisit le tribunal du travail barcelonais afin de contester son licenciement, arguant notamment qu’il n’avait pas commis de faute et que le licenciement serait « discriminatoire au motif qu’il avait pour cause réelle l’incapacité temporaire résultant de son accident du travail et que, notamment, il relèverait ainsi de la notion de “handicap” (…) »14.
Comme le rappelle le tribunal, le droit espagnol ne considère pas qu’un licenciement fondé sur une « situation d’incapacité temporaire résultant d’un accident du travail »15 soit discriminatoire. Or la juridiction, après avoir explicitement admis que le motif disciplinaire argué par l’employeur n’était qu’un leurre, soulève un problème de fond : le droit espagnol pourrait-il entrer en contradiction avec le droit de l’Union de ce point de vue, et dans ce cas précis, pouvait-on considérer que M. Daouidi, du fait d’une durée d’incapacité non définie, était de fait dans une situation de handicap et ainsi victime d’une discrimination ?
Plus précisément, dans le cas particulier d’un accident du travail d’une durée indéterminée, pourrait-on assimiler cette situation à une situation de handicap ? C’est en effet ici la question de la durée de l’incapacité, en cela qu’elle est indéterminée, qui fonde le tribunal espagnol à poser cinq questions préjudicielles à la CJUE. Celle-ci se concentrera essentiellement sur la cinquième, c’est-à-dire sur le point de savoir si en cas de durée indéterminée d’une incapacité en raison d’un accident du travail, cette situation relèverait du handicap au sens de la directive n° 2000/78 et plus précisément si une personne dont la capacité serait limitée durablement par un accident du travail pourrait être assimilée à un handicap.
La Cour reprend ainsi le travail amorcé dans sa jurisprudence ultérieure, et confirme la position donnée par les conclusions de l’avocat général16 proposant une analyse de la durabilité de la limitation consécutive à un accident du travail et un renvoi vers une analyse concrète.
Dans ce cadre, la Cour rappellera dans un premier temps le cadre général de la notion de handicap (I) puis dans un second temps, appréciera les liens entre situation de handicap et durée (II).
I. Le rappel par la Cour du cadre général de la notion de handicap
La CJUE rappelle d’une part les liens entre l’appréciation du handicap par l’ONU et par l’Union (A) et d’autre part met en avant la directive n° 2000/78 (B).
A. La prise en compte du droit onusien dans la définition du handicap
Dans sa décision Daouidi, la CJUE saisit l’occasion de rappeler les liens entre l’ONU et l’Union au travers d’un rappel historique autour de la notion de handicap, l’Union ayant approuvé la Convention onusienne relative au handicap, considérant ainsi que « les dispositions de cette convention font partie intégrante (…) de l’ordre juridique de l’Union »17.
En effet, la notion de handicap est depuis longtemps prise en compte par l’ensemble de la société internationale et plus particulièrement par l’ONU, au travers notamment de la Convention relative aux personnes handicapées qui définit ces dernières comme « des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres »18. Cette convention, du fait de l’adhésion de l’Union à celle-ci sert ainsi de socle à la réflexion et à l’interprétation de la notion de handicap en droit de l’Union et en plus particulièrement en l’espèce à celle de la directive19.
B. La mise en avant de la directive n° 2000/78 par la Cour
La directive n° 2000/78 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail20 est particulièrement mise en avant par la Cour – à la lumière de la convention onusienne – sur la question du handicap, et rappelle ainsi que celui-ci est défini comme une « limitation, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques durables, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs »21.
Pour aller plus loin, la Cour rappelle par ailleurs cette notion de handicap peut être « d’origine accidentelle »22, incluant de facto les accidents du travail.
Cependant, outre une interprétation communément admise de la question du handicap, la Cour ajoute un nouvel élément à la problématique : celui de la durée23. Elle affirme alors que les conséquences d’un accident qui relèveraient des critères imposés par la directive et dont la durée serait « longue »24 pourraient être assimilées à la notion de handicap, ouvrant ainsi largement le champ de la protection des personnes en situation de handicap aux personnes victimes d’un accident du travail.
II. L’appréciation par la Cour des liens entre situation de handicap et durée
La CJUE affirme à l’occasion de l’arrêt Daouidi la nécessité d’une interprétation autonome et uniforme de la limitation durable (A) tout en renvoyant in fine vers une analyse in concreto de la durée d’une incapacité (B).
A. L’affirmation de la nécessité d’une interprétation autonome et uniforme de la notion de limitation durable
De prime abord, la Cour semble se trouver dans une position inconfortable, en ce sens qu’elle constate que ni la convention de l’ONU ni la directive ne donnent de précisions sur la question de la durabilité de la limitation provocant le handicap25. Cependant, elle se ressaisit rapidement, rappelant qu’en l’absence de renvoi interprétatif des dispositions du droit de l’Union vers les droits nationaux des États membres, une interprétation autonome et uniforme doit être mise en œuvre et constatant que la directive n° 2000/78 est dans cette configuration26.
La CJUE concentre ainsi son attention sur la détermination de ce que pourrait ou devrait être un état « durable » et tente alors une analyse relativement obscure de la notion de durabilité, énonçant par exemple que « le caractère “durable” de la limitation doit être examiné au regard de l’état d’incapacité en tant que tel (…) »27, tout en tentant de déterminer les contours de la notion. La tâche est objectivement ardue mais la Cour donne cependant une bonne indication de sa perception indiquant non pas des critères mais des indices de « durabilité » comme le fait qu’au moment de la supposée discrimination « l’incapacité de la personne concernée ne présente pas une perspective bien délimitée quant à son achèvement à court terme »28.
B. Le renvoi par la Cour vers une analyse in concreto de la durée d’une incapacité
C’est finalement vers l’analyse concrète que va se tourner la CJUE pour résoudre la question de la durabilité ; en effet, rendant – relativement – les armes, elle admet en toute logique que seule la juridiction de renvoi peut « vérifier si la limitation de la capacité de la personne concernée possède ou non un caractère “durable”, une telle appréciation étant avant tout de nature factuelle »29.
La durée de la limitation devient ainsi tout à la fois centrale en matière de discrimination et pourtant relative, eu égard à l’interprétation que pourraient en donner les juridictions nationales, qui étudieront au cas par cas les affaires qui leur seront soumises.
Dès lors, la CJUE ajoute à la compréhension de ce qui relève du handicap, indiquant que la seule situation d’incapacité temporaire de travail, même pour une durée indéterminée n’est pas suffisante en soi pour assimiler le cas à une situation de handicap mais ouvrant en parallèle la voie en permettant aux juridictions, en fonction de leur analyse concrète, d’estimer qu’il est possible qu’une limitation consécutive à un accident du travail puisse être assimilée à une situation de handicap et de sanctionner une éventuelle discrimination.
Gaëlle LICHARDOS
III – La recherche de standards supranationaux dans l’animation et la protection de la société démocratique
A – L’absence de violation de la vie privée et familiale dans une affaire de gestation pour autrui, une solution curieuse de la CEDH ?
CEDH, gde ch., 24 janv. 2017, n° 25358/12, Paradiso et Campanelli c/ Italie. En début d’année 2017, la grande chambre de la Cour de Strasbourg s’est prononcée pour la première fois sur la question éthiquement sensible qu’est la gestation pour autrui, à l’occasion de l’affaire Paradiso et Campanelli30 ayant déjà fait l’objet, deux ans plus tôt, d’un arrêt devant cette même cour31.
Un couple marié de nationalité italienne, les requérants, se sont rendus en Russie pour y recourir à une GPA. Après une erreur opérée par le centre médical russe, les gamètes du père d’intention n’ont pas été utilisés pour la procréation, si bien qu’aucun des parents d’intention ne partage de lien biologique avec l’enfant. À leur retour en Italie, ces derniers se heurtent aux autorités italiennes qui ordonnent des mesures d’éloignement de l’enfant32.
Dans l’arrêt de chambre, la Cour avait conclu à la violation de l’article 8 CEDH au titre du droit au respect de la vie familiale des requérants. Deux ans plus tard, la Cour statue différemment en ne se prononçant qu’en vertu du droit au respect de la vie privée des requérants, rejetant l’existence d’une vie familiale. Elle conclut également à l’absence de violation de l’article 8 CEDH, estimant qu’un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts publics et privés en jeu. L’arrêt de la grande chambre constitue-t-il alors un revirement de jurisprudence en matière de GPA ?
Il s’agira alors d’analyser la précision opérée par la Cour quant au contenu des droits garantis par l’article 8 CEDH (I) et de rejeter l’argument tenant à conclure à un revirement de jurisprudence, compte tenu de l’originalité de l’affaire conduisant nécessairement à une solution inédite (II).
I. Une occasion de préciser le contenu des droits garantis par l’article 8 CEDH
Contrairement à l’arrêt rendu en 2015, la grande chambre conclut à l’absence de vie familiale de facto (A) mais, accepte tout de même de caractériser une ingérence dans leur vie privée (B).
A. L’absence de lien biologique : élément déterminant du non-établissement de la « vie familiale »
Pour apprécier si les mesures d’éloignement de l’enfant constituaient une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale des requérants, la Cour fait état des bases jurisprudentielles permettant de définir la notion de « vie familiale » et les applique au cas d’espèce. Elle rappelle à ce titre qu’il s’agit d’une notion de fait s’appréciant au regard des liens personnels étroits qui ne correspondent pas uniquement à des liens tirés d’un mariage. Une vie familiale de facto peut se constituer dès lors qu’une certaine constance existe dans la relation (§ 140 et § 141). Elle évoque alors qu’en l’absence de lien biologique, une vie familiale peut être constituée si certaines conditions sont remplies : l’existence de liens personnels forts, le rôle de parent assumé par l’adulte vis-à-vis de l’enfant et une durée de vie commune33.
Pour conclure à l’absence d’une « vie familiale » des requérants et rejeter de ce fait l’applicabilité de l’article 8 CEDH dans ce volet, la Cour se base sur la composante traditionnelle qu’est la durée de cohabitation34, considérée comme « un facteur clé » pour caractériser ce droit. Elle associe en effet la courte durée de vie commune entre les requérants et l’enfant, d’environ 8 mois, à l’absence de lien biologique entre le père d’intention et l’enfant et la précarité des liens juridiques, conséquence d’un comportement illégal des requérants (§ 157). La Cour réitère donc une conception biologique de la gestation pour autrui. Elle choisit de faire primer le biologique sur l’affectif alors même qu’un rapport produit par une assistance sociale attestait de la qualité des liens entre les requérants et l’enfant. Quid de la vie privée des requérants ?
B. La prise en compte du projet parental : établissement de la « vie privée » des parents d’intention
C’est sans difficulté que la Cour caractérise l’existence d’une ingérence dans la vie privée des requérants. Elle entame son raisonnement par un rappel des différentes dimensions du droit au respect de la vie privée. Les juges considèrent que les liens affectifs se créant et se développant en dehors des schémas classiques de parenté relèvent de la vie et de l’identité sociale, donc de la vie privée des requérants (§ 163).
La Cour met alors l’accent sur le véritable projet parental qui unissait les requérants, l’objectif de devenir parent ayant été au centre d’une grande partie de leur vie. Ce projet relève alors du droit au respect de la décision de devenir parent et du droit à leur développement personnel, composantes du droit au respect de la vie privée. Au surplus, le recours à des expertises génétiques pour déterminer le lien biologique de l’enfant constituait en soi une ingérence dans la vie privée des requérants. Il convient de souligner que c’est la première fois que la Cour accepte de qualifier l’existence d’une telle ingérence au regard des parents d’intention dans les affaires ayant trait à la GPA. Cette solution se justifierait aisément au regard de la complexité des faits.
II. Une solution nouvelle pour une situation nouvelle
Si la conclusion de la Cour peut paraître à première vue surprenante au vu de sa jurisprudence précédente, elle peut s’analyser du fait de la spécificité du cas (B) autant que de la marge d’appréciation large accordée à l’État italien dans l’affaire (A).
A. La prévalence des intérêts publics sur les intérêts privés en cause
Après avoir établi l’ingérence dans la « vie privée » des requérants, la Cour examine la proportionnalité des mesures litigieuses (séparation et placement de l’enfant) avant de conclure à la non-violation de l’article 8 CEDH. En particulier, la chambre a estimé que les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés en jeu, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont elles disposaient (§ 182 et 194).
Concernant les intérêts publics, la Cour a insisté sur l’illégalité de la situation créée par les requérants. Elle considère que les mesures prises par l’État pour dissuader ses ressortissants d’avoir recours à l’étranger à des pratiques qui sont interdites sur son propre territoire correspondent à l’intérêt général sous-jacent de protection des femmes et des enfants potentiellement concernés par ces pratiques, celles-ci étant considérées comme problématiques en Italie d’un point de vue éthique (§ 203)35.
Concernant les intérêts privés, et bien que l’enfant ne soit pas requérant dans l’affaire, la Cour relève que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être considéré (§ 218) mais se contente de reprendre la conclusion des juridictions nationales selon lesquelles la séparation de l’enfant des requérants « ne causerait pas à l’enfant un préjudice grave ou irréparable » (§ 210). Par ailleurs, et contrairement aux juridictions nationales, la Cour prend en compte les intérêts des requérants en reconnaissant « la douleur morale ressentie par ceux dont le désir de parentalité n’a pas ou ne peut être satisfait » mais elle fait peser plus de poids à l’intérêt général en jeu (§ 215).
Finalement, alors qu’aucun consensus n’existe à l’échelle européenne concernant la GPA, cette marge d’appréciation ample laissée à l’Italie correspond à une jurisprudence constante de la Cour36. La solution d’espèce semble alors signifier que la protection des droits de l’Homme trouve ses limites dans des situations accomplies en violation du droit interne37.
B. La portée limitée de l’arrêt
Il convient de rappeler la spécificité de l’affaire Paradiso caractérisée par sa portée limitée. En effet, cette affaire ne portait pas sur l’enregistrement d’un certificat de naissance étranger ou sur la reconnaissance d’une filiation légale concernant un enfant né en vertu d’une convention de GPA, la chambre ayant rejeté ce grief pour non-épuisement des voies des recours internes (§ 84). Elle ne portait pas non plus sur d’éventuels griefs de l’enfant, la chambre ayant considéré que seuls les parents intentionnels pouvaient être considérés comme requérants (§ 86).
Ainsi, contrairement aux affaires Mennesson et Labassée, la question en jeu était uniquement celle de la conformité des mesures prises par les autorités italiennes pour séparer de manière permanente les requérants de l’enfant avec l’article 8 de la Convention EDH.
D’une part, on ne peut pas considérer que cette décision doive être interprétée dans le sens d’une remise en cause des condamnations de la France dans les différentes affaires de refus de transcription d’état civil38. Alors que la Cour considère ici que la question de l’identité de l’enfant ou de la reconnaissance de sa filiation génétique ne se pose pas (§ 195), la solution sera sans doute différente pour les affaires encore pendantes liées à la GPA dans le cas où l’enfant peut être considéré comme requérant39.
D’autre part, il n’est pas exclu que l’affaire Paradiso connaisse des développements futurs dans l’éventualité de l’épuisement des voies de recours internes concernant la reconnaissance du certificat de naissance russe.
Maéva DESPAUX et Morgane MAURICE
B – Le changement d’état civil : fruit d’une réalité sociale
CEDH, 6 avr. 2017, n° 79885/12, A. P., Garçon et Nicot c/ France40. « Le terme même de “transsexualité” est ambigu et dépassé » annonçait le professeur Roman en 201041 et l’arrêt A. P., Garçon et Nicot contre France du 6 avril 2017 de la Cour EDH42 en est l’illustration.
Trois requêtes ont été introduites devant la Cour EDH par trois Français transsexuels de sexe masculin afin d’obtenir la mention de sexe féminin sur leur état civil. Par arrêts des 7 juin 2012 et 13 février 2013, la Cour de cassation avait rejeté chaque requête au motif qu’aucun ne rapportait « la réalité du syndrome transsexuel dont elle était atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ». Les requérants ont alors saisi la Cour EDH considérant que cette jurisprudence emportait violation de l’article 8 et des articles 3 et 14 de la Convention EDH43. Ils ont dénoncé le fait que « la seconde condition a pour effet de contraindre les personnes transgenres qui (…) souhaitent obtenir une modification de la mention de leur sexe à l’état civil, à subir préalablement une opération ou un traitement impliquant une stérilité irréversible ».
Il était demandé à la Cour EDH si les conditions du changement d’état civil posées par la Cour de cassation (le diagnostic du transsexualisme et l’irréversibilité de la transformation de l’apparence physique) sont contraires au droit au respect de la vie privée ; et précisément, si le caractère irréversible de la transformation physique constitue une atteinte à l’intégrité physique contraire au droit à l’identité sexuelle.
La Cour EDH rappelle que l’article 8 de la Convention EDH garantit le droit à l’identité sexuelle, à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique et morale des personnes transsexuelles, et considère que « le rejet de la demande (…) tendant à la modification de leur état civil au motif qu’ils n’avaient pas établi le caractère irréversible de la transformation de leur apparence, c’est-à-dire démontré avoir subi une opération stérilisante ou un traitement médical entraînant une très forte probabilité de stérilité, s’analyse en un manquement de l’État défendeur à son obligation positive de garantir le droit de ces derniers au respect de leur vie privée ».
Cette solution de la Cour EDH illustre le respect de l’exercice effectif des droits garantis par la Convention EDH, à savoir les droits à l’identité sexuelle et au respect de l’intégrité physique (I), et consacre juridiquement la personne reconnue transgenre sur la base de critères sociaux (II).
I. L’exercice effectif des droits à l’identité sexuelle et au respect de l’intégrité physique
Pour garantir l’effectivité de ces droits, la Cour EDH pose l’interdiction de recourir à la stérilisation comme condition de changement d’état civil (A) afin de garantir un nécessaire équilibre entre intérêt général et intérêts des personnes transgenres (B).
A. La stérilisation : condition prohibée au changement d’état civil
Comme l’affirme la Cour EDH, la France répond à son obligation positive de reconnaître juridiquement la conversion sexuelle des personnes transsexuelles conformément au droit à l’identité sexuelle. Cependant, la détermination des conditions nécessaires à la reconnaissance juridique d’une nouvelle identité sexuelle fait l’objet d’une marge d’appréciation dans chaque État partie.
Celle-ci est variable, elle est large en l’absence de consensus entre États parties mais est restreinte lorsqu’un aspect particulièrement important de l’identité se trouve en jeu. Son étendue encadre les conditions nécessaires de la reconnaissance juridique d’une nouvelle identité sexuelle.
Pour en déterminer l’étendue, la Cour EDH s’est penchée sur « la démonstration du caractère irréversible de la transformation de l’apparence ». Elle note « l’ambiguïté de ces termes » mais souligne qu’il s’agit d’une question relative à l’intégrité physique. Pour définir ces termes, la Cour EDH se réfère à l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme de 2013, ainsi qu’à l’analyse des auteurs de la proposition de loi enregistrée au Sénat en 2013, pour considérer que le traitement médical irréversible implique la stérilisation.
Estimant qu’il n’existe pas de consensus sur la condition de la stérilité mais qu’est en jeu l’intégrité physique, donc un aspect de l’identité intime et sexuelle des individus, elle conclut à une marge d’appréciation restreinte des États parties ; laquelle pourrait justifier la suppression d’une condition d’ordre médical. Pour l’établir, la Cour EDH procède à l’analyse de l’équilibre garanti entre intérêt général et intérêts des personnes transgenres.
B. Un nécessaire équilibre entre intérêt général et intérêts des personnes transgenres
Dans son analyse, la Cour EDH constate d’une part, que les intérêts publics en jeu sont ceux de la préservation du principe d’indisponibilité de l’état des personnes et de garantie de la fiabilité et cohérence de l’état civil. D’autre part, elle étudie les intérêts particuliers en rappelant que les traitements et opérations médicaux touchent à l’intégrité de la personne physique, et observe que dans d’autres contextes, la stérilisation a pu être considérée comme une violation des articles 3 et 8 de la CEDH. Elle ajoute qu’« un traitement médical n’est pas véritablement consenti lorsque le fait pour l’intéressé de ne pas s’y plier a pour conséquence de le priver du plein exercice de son droit à l’identité sexuelle et à l’épanouissement personnel ». La Cour s’interroge donc sur le respect du droit à l’identité sexuelle alors que celui-ci contraint à bafouer le droit au respect de l’intégrité physique.
Elle constate que le droit positif français de l’époque, justifié par l’intérêt général, « mettait les personnes transgenres ne souhaitant pas suivre un traitement de réassignation sexuel intégral devant un dilemme insoluble : soit subir malgré elles une opération ou un traitement stérilisant (…), et renoncer au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique (…) ; soit renoncer à la reconnaissance de leur identité sexuelle et donc au plein exercice de ce même droit ». Elle conclut à une rupture du juste équilibre entre intérêt général et intérêts des personnes transgenres et à une violation de l’article 8.
Les droits au respect de l’intégrité physique et à l’identité sexuelle doivent être garantis à égale valeur conformément aux articles 3 et 8 de la Convention EDH. Une condition d’ordre médical constituant une atteinte à l’intégrité physique ne peut donc être prévue par un État partie, contrairement à la condition de réalité du syndrome transsexuel puisqu’elle permet aux personnes transgenres de ne pas s’engager erronément dans un processus de changement légal de leur identité. La Cour EDH a donc reconnu la personne transgenre dans notre droit positif européen.
II. La consécration juridique de la personne socialement reconnue transgenre
En procédant à la reconnaissance juridique de la personne transgenre (A) sur la base de critères sociaux, un droit au changement d’état civil apparaît implicitement, lequel est sujet à quelques réserves (B).
A. La reconnaissance juridique de la personne transgenre
Conformément au dictionnaire Larousse, un transgenre « se dit d’une personne présentant un transsexualisme et qui adopte l’apparence et le mode de vie de l’autre genre, mais sans changer de sexe ».
La question de savoir si la condition de l’irréversibilité de la transformation de l’apparence physique est contraire au droit au respect de la vie privée ne s’est posée que tardivement. Le système juridique n’appréhendait auparavant que la personne dite « transsexuelle ». En considérant cette condition comme contraire à la Convention EDH, la Cour reconnaît juridiquement la personne « transgenre » c’est-à-dire la personne présentant un transsexualisme mais qui ne souhaite pas subir de transformation physique irréversible. Cette considération implique que désormais la personne transgenre qui n’a pas subi d’opération chirurgicale pourra changer d’état civil.
La position de la Cour EDH, justifiée par le respect des articles 3 et 8 de la Convention EDH, opère dans un sens similaire à la position adoptée par plusieurs États parties. Grâce au droit comparé, la Cour EDH a constaté d’une part que la condition du caractère irréversible a disparu dans 11 États parties et que de nombreux acteurs institutionnels européens et internationaux ont pris position en faveur de l’abandon d’une telle condition ; d’autre part que, « le 12 octobre 2016, le législateur français a expressément exclu la stérilisation des conditions exigées des personnes transgenres pour l’obtention de la reconnaissance de leur identité ». Ainsi, la Cour EDH n’a fait qu’admettre une réalité qui s’imposait d’elle-même au sein de ses États parties. Doit-on y voir la naissance d’un droit au changement d’état civil ?
B. Les implications d’un droit au changement d’état civil
Si la Cour EDH s’est prononcée en faveur de la suppression d’une condition médicale contraignant à la stérilisation, elle ne s’est pas prononcée en faveur de la suppression de celle relative à la réalité du syndrome transsexuel. Pourtant, la nouvelle législation française prévoit dans le Code civil que le changement d’état civil sera accordé dès lors que toute personne établira socialement être reconnue comme appartenant au sexe revendiqué.
La législation française semble critiquable, puisqu’en l’absence de toute condition médicale, notamment celle relative au diagnostic du transsexualisme, il pourrait être envisagé de changer d’état civil à plusieurs reprises, la condition n’étant plus que sociale. La caractérisation du syndrome constatant une dysphorie du genre permettait d’encadrer la procédure de changement d’état civil et de préserver l’intérêt général, à savoir la sécurité juridique (fiabilité et cohérence de l’état civil). L’application de cette nouvelle législation permettra d’en révéler sa pertinence et sa portée en tant que reconnaissance implicite d’un droit au changement d’état civil.
Aude LELOUVIER
C – Non à la surveillance électronique de masse
CJUE, 21 déc. 2016, n° C-203/15, Tele 2 Sveridge. C’est en ce sens que s’est prononcée la Cour de justice dans l’arrêt du 21 décembre 2016, Tele 2 Sveridge44. Dans l’espèce de la première affaire jointe, un opérateur privé suédois de communication électronique avait notifié à la PTS45, suivant une jurisprudence de la Cour de Luxembourg bien établie en la matière46, qu’il cesserait de communiquer les données à caractère personnel. Cette notification faisait en réalité suite à l’invalidation, par la Cour, de la directive n° 2006/2447 dans son arrêt du 8 avril 201448. La direction de la police nationale suédoise avait alors déposé une plainte auprès de la PTS à l’encontre de l’opérateur, sur la base d’une violation de la loi suédoise sur les communications électroniques49. À la suite d’une procédure devant les juridictions administratives, deux questions préjudicielles étaient posées à la Cour de justice.
La première consistait à savoir si l’existence d’une conservation générale et indifférenciée des données à caractère personnel était conforme au droit de l’Union tant au regard du droit primaire, c’est-à-dire des articles 7, 8 et 52 de la Charte des droits fondamentaux, que du droit dérivé, au travers de la directive n° 2002/5850.
La seconde s’intéressait à une éventuelle conformité de la conservation des données à caractère personnel dans la mesure où seraient encadrés précisément l’accès des autorités nationales à ces données et les exigences de protection et de sécurité relatives à celles-ci. La juridiction de renvoi précisait également que les données seraient effacées au terme d’un délai de 6 mois commençant au jour de l’achèvement de la communication.
Si la Cour de justice répond par la négative à la première question, elle admet toutefois une éventuelle conservation des données à caractère personnel dans des cas précis, dont les conditions sont strictement encadrées.
Dans la seconde affaire jointe, Secretary of State c/ Watson, si les faits diffèrent, la juridiction de renvoi avait également formulé une question préjudicielle sur le fait de savoir si l’arrêt Digital Rights Ireland, invalidant la directive n° 2006/24, établissait des « exigences impératives du droit de l’Union » interdisant toute surveillance électronique de masse, au-delà même de la portée de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Ces affaires conduisent à s’interroger sur l’existence hypothétique d’un principe d’interdiction de la surveillance électronique de masse, assorti d’exceptions admettant que dans des cas particuliers, des dérogations existent.
Ainsi paraît-il opportun de s’intéresser en premier lieu à la consécration de ce principe d’interdiction (I), afin d’envisager en second lieu, les cas lors desquels les autorités nationales peuvent y déroger (II).
I. L’interdiction de principe de la conservation généralisée et indifférenciée des données à caractère personnel
Depuis la décision Digital Rights Ireland, la Cour de justice proscrit toute conservation générale des données à caractère personnel. Ces conservations apparaissent comme contraires au droit de l’Union européenne (A). Néanmoins des dérogations peuvent être admises à la condition d’être strictement encadrées (B).
A. Une conservation contraire au droit primaire et au droit dérivé de l’Union
Le droit primaire et particulièrement les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux garantissent un principe d’interdiction de la surveillance électronique de masse généralisée. Après avoir admis que ces questions relèvent de la directive n° 2002/5851, la Cour reconnaît qu’une conservation générale des données à caractère personnel n’étant pas strictement conditionnée apparaît comme une « ingérence grave »52 de l’État dans les droits fondamentaux consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte. Dès lors, cette conservation semble contraire au principe de proportionnalité auquel les États membres doivent se conformer53, en ce qu’elle apparaît dans l’esprit des utilisateurs comme la mise en œuvre d’une surveillance constante54.
En réalité, la protection de la vie privée n’était pas le seul droit en cause, la Cour relevant que de telles pratiques pouvaient avoir « une incidence sur l’utilisation des moyens de communication électronique et, en conséquence, sur l’exercice par les utilisateurs de ces moyens de leur liberté d’expression, garantie à l’article 11 de la Charte »55. En ce sens, suivant les conclusions de l’avocat général56, une telle ingérence de l’État ne peut être admise, suivant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme en matière de liberté d’expression57, que dans les cas où elle est « prévue par la loi »58.
B. Une conservation dérogatoire strictement encadrée
La Cour a en effet considéré que si l’ingérence doit être prévue par la loi et être proportionnée, la seule exigence de la satisfaction de l’intérêt général, « pour fondamental qu’il soit » 59, ne suffit pas. Elle doit en ce sens, dans une société démocratique, selon la Cour, être strictement nécessaire ainsi que l’exige l’article 15, § 1 de la directive n° 2002/58, lu à la lumière des articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux60.
Ainsi, le strict encadrement d’une conservation des données à caractère personnel s’illustre en matière de lutte contre la criminalité grave à condition d’être prévue par la loi, d’être strictement nécessaire. C’est en ce sens que la Cour de justice admet qu’il soit possible de déroger au principe d’interdiction de la surveillance de masse tel que formulé par la directive n° 2002/58, à la condition que la conservation des données à caractère personnel soit ciblée.
II. La conservation, l’exception aux fins de lutte contre la criminalité grave
L’ingérence est possible exceptionnellement par la détermination préalable dans la loi de la matière visée par l’exception, et des conditions de mise en œuvre de celle-ci (A), dans la seule hypothèse où cette exception serait fondée sur des éléments objectifs (B).
A. Une conservation ciblée
Ainsi, la Cour semble-t-elle admettre une exception en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée à la condition que la conservation soit limitée dans le temps, et seulement aux fins de lutte contre la criminalité grave61. La seule poursuite de ces objectifs ne saurait suffire à justifier l’ingérence. Dès lors, les réglementations nationales doivent en outre prévoir des « règles claires et précises régissant la portée et l’application de la mesure de conservation » et des exigences minimales « de sorte que les personnes concernées disposent de garanties suffisantes permettant de protéger efficacement leurs données à caractère personnel contre les risques d’abus »62.
B. Une conservation fondée sur des éléments objectifs et proportionnels
La Cour précise enfin que « la réglementation nationale doit être fondée sur des éléments objectifs ». Ces éléments justifiant l’ingérence, doivent permettre l’établissement d’un lien « au moins indirect » avec des faits criminels et une lutte effective contre ceux-ci ou participer à la « sécurité publique »63. La Cour rappelle que c’est seulement au regard des objectifs énoncés exhaustivement par l’article 15, § 1 de la directive n° 2002/58, que l’ingérence peut être justifiée64.
Afin de s’assurer du respect du principe de proportionnalité auquel doit se conformer l’ingérence, les réglementations nationales doivent en outre prévoir des garanties procédurales régissant l’accès des autorités aux données conservées et les soumettant au contrôle préalable d’une juridiction ou d’une autorité administrative indépendante65. Une telle garantie présente l’autorité indépendante comme « la gardienne du respect du niveau de protection garanti par le droit de l’Union en matière de protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel »66. Contrôle exigé, comme la Cour le rappelle, par l’article 8, § 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Pierre ROUJOU de BOUBÉE
D – « It’s okay to be gay » : la législation russe « anti-propagande homosexuelle » déclarée incompatible avec la Convention
E – Licenciées pour avoir refusé de retirer leur voile : la frontière entre différence de traitement justifiée et discrimination tient à peu de choses
F – Liberté de religion et intégration par l’instruction : la primauté de l’intérêt public sur l’intérêt privé
G – « L’article 10, § 1 de la Convention peut être interprété comme incluant un droit d’accès à l’information »
H – La Cour européenne des droits de l’Homme face au discours de haine
(À suivre)
Notes de bas de pages
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1.
§ 86.
-
2.
CEDH, gde ch., 24 janv. 2017, nos 600367/08 et 961/11, Khamtokhu et Aksenchik c/ Russie : Marguénaud J.-P., « Exclusion de la réclusion à perpétuité : les femmes et les enfants d’abord », RCS 2017, p. 123 ; Surrel H., « Possible exclusion de groupes d’individus de la réclusion à perpétuité », JCP 2017, 177, n° 7-8 ; Sudre F., « Droit de la Convention européenne des droits de l’Homme », JCP 2017, doctr. 804, n° 28 ; Saas C., « Réclusion criminelle à perpétuité et discrimination », AJ pénal 2017, p. 184.
-
3.
Saas C., « Réclusion criminelle à perpétuité et discrimination », AJ pénal 2017, p. 184.
-
4.
CEDH, gde ch., 9 juill. 2013, nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, Vinter et a. c/ Royaume-Uni.
-
5.
CEDH, 10 juin 2010, n° 25762/07, Schwizgebel c/ Suisse.
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6.
CEDH, 28 mai 1985, nos 9214/80, 9473/81 et 9474/81, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/ Royaume-Uni.
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7.
§ 70.
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8.
CEDH, gde ch., 9 juill. 2013, nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, Vinter et a. c/ Royaume-Uni.
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9.
§ 81.
-
10.
§ 86.
-
11.
CJUE, 3e ch., 1er déc. 2016, n° C-395/15, Daouidi c/ Bootes Plus SL, note Boujeka A., « La condition de durabilité dans la définition du handicap en droit de l’Union européenne », D. 2017, p. 1101-1106 ; obs. Cavallini J., « Identification des discriminations fondées sur le handicap », JCP S 2017, 30-31 ; Driguez L., « Discrimination en raison du handicap », Europe févr. 2017, p. 34-35.
-
12.
Ibid. § 27.
-
13.
Idem.
-
14.
Ibid. § 29.
-
15.
Ibid. § 32.
-
16.
Conclusions de l’avocat général Y. Bot, présentées le 26 mai 2016.
-
17.
Ibid. § 40.
-
18.
Convention relative aux personnes handicapées, 13 déc. 2006, entrée en vigueur en 2008, art. 1.
-
19.
CJUE, Daouidi, op. cit., § 41.
-
20.
Directive du 27 novembre 2000.
-
21.
Ibid. § 42.
-
22.
Ibid. § 44.
-
23.
M. Boujeka relève cependant que la démarche avait était en réalité amorcée par la CJUE dans l’arrêt Chacon Navas ; v. à ce propos Boujeka A., « La condition de durabilité dans la définition du handicap en droit de l’Union européenne », op. cit., § 7.
-
24.
Ibid. § 45.
-
25.
CJUE, Daouidi, op. cit., § 49.
-
26.
Ibid. § 51.
-
27.
Ibid. § 53.
-
28.
Ibid. § 56 et 59.
-
29.
Ibid. § 55, souligné par nous.
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30.
CEDH, gde ch., 24 janv. 2017, n° 25358/12, Paradiso et Campanelli c/ Italie : JDI 2017, n° 2, p. 9, note Fulchiron H. ; D. 2017, p. 215, obs. Le Maigat P., et p. 663, chron. Chénédé F. et p. 897, note de Saint-Pern L. et p. 729, obs. Granet-Lambrechts F. ; AJ fam. 2017, p. 93, obs. Dionisi-Peyrusse A. et p. 301, obs. Clavin C. ; RTD civ. 2017, p. 335, note Marguénaud J.-P. et p. 367, obs. Hauser J. ; JCP G 2017, 176, n° 7-8, obs. Sudre F. et n° 12, p. 323, note Fulchiron H. ; LPA 9 juin 2017, n° 126x5, p. 7, note Chaltiel F. ; Gaz. Pal. 7 mars 2017, n° 289w5, p. 34, note Andriantsimbazovina J.
-
31.
CEDH, 27 janv. 2015, n° 25358/12, Paradiso et Campanelli c/ Italie : Juris-Data n° 2015-000832.
-
32.
Pour un exposé en détails des faits très complexes de l’affaire, v. les § 8 à 16 de la décision.
-
33.
V. nota. CEDH, 22 nov. 2010, n° 16318/07, Moretti et Benedetti c/ Italie, § 48.
-
34.
V. Fulchiron H., JDI 2017, p. 26.
-
35.
V. Andriantsimbazovina J., Gaz. Pal. 7 mars 2017, n° 289w5, p. 34.
-
36.
V. S.H. et a. c/ Autriche, § 95-118 en matière de fécondation assistée hétérologue et CEDH, 26 juin 2014, n° 65192/11, Mennesson c/ France, § 78-79 en matière de GPA.
-
37.
V. Fulchiron H., JCP G 2017, 323, n° 12.
-
38.
V. Le Maigat P., D. 2017, p. 215.
-
39.
Chaltiel F., LPA 2017, p. 11.
-
40.
Sudre F., JCP G 2017, 504, n° 18 ; Coustes T., « Transgenre : plus besoin de changer de sexe pour changer d’état civil », Dalloz Actualité, 18 avr. 2017.
-
41.
Roman D., « Droits de l’Homme et identité de genre : (…) », D. 2010, p. 79.
-
42.
Cour européenne des droits de l’Homme.
-
43.
Convention européenne des droits de l’Homme.
-
44.
CJUE, gde ch., 21 déc. 2016, n° C-203/15, Tele 2 Sverige AB c/ Post-och telestyrelsen, et Secretary of State for the Home Department c/ Tom Watson, Peter Brice, Geoffrey Lewis n° C698/15 en présence de Open Rights Group, Privacy International, Law Society of England and Wales, nos C-203/15 et C-698/15.
-
45.
Autorité suédoise de surveillance des postes et des télécommunications.
-
46.
V. par ex. : CJUE, 6 oct. 2015, n° C-362-14, Schrems ; Castet-Renard C., « Invalidation du safe harbor par la CJUE : tempête sur la protection des données à caractère personnel aux États-Unis », D. 2016, p. 88, v. égal : Tesseydre J., « L’arrêt Schrems : la Cour de justice gardienne des droits fondamentaux en matière de transfert et de protection des données à caractère personnel, Chronique de jurisprudence des cours supranationales en matière des droits de l’Homme, janvier 2015-juin 2016 », LPA 25 juill. 2017, n° 128k9, p. 19 à 21.
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47.
Dir. n° 2006/24/CE du PE et du Cons., 15 mars 2006, sur la conservation de données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communications, et modifiant la directive n° 2002/58/CE.
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48.
CJUE, 8 avr. 2014, nos C293/12 et C594/12, Digital Rights Ireland e.a..
-
49.
Loi suédoise 2003:389, dite « LEK », transposant la directive n° 2006/24.
-
50.
Dir. n° 2002/58/CE du PE et du Cons., 12 juill. 2002, concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications.
-
51.
§ 81.
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52.
§ 100.
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53.
§ 96, 111 et 112.
-
54.
§ 100. V. égal. : CJUE, 8 avr. 2014, Digital Rights Ireland e.a., préc., § 47.
-
55.
§ 101.
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56.
§ 142.
-
57.
Sur la base des exigences posées par l’article 10, § 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
-
58.
Article 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
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59.
§ 103. V. égal. : CJUE, 8 avr. 2014, Digital Rights Ireland e.a., préc., § 51.
-
60.
§ 107.
-
61.
§ 103.
-
62.
§ 109.
-
63.
§ 111.
-
64.
§ 90, 102 et 115.
-
65.
§ 118 à 122.
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66.
§ 123.