Interdire de prendre l’avion porte-t-il atteinte à une liberté fondamentale ?

Publié le 28/09/2023

Le droit de prendre l’avion relève de la liberté d’aller et de venir qui constitue une liberté fondamentale selon le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane suivant deux ordonnances rendues le 19 septembre 2023. 

avion de papier en papier journal en train de voler sur fond de ciel bleu
Alex Bramwell / AdobeStock

La première ordonnance n° 2301749, concerne Monsieur A. R., né en 2001 à Saint-Laurent du Maroni, de nationalité française, inscrit à l’université de Paris 8 en licence Economie et Gestion et qui est domicilié en Seine-Saint-Denis. Revenu en Guyane pour les vacances d’été, il avait prévu son retour en région parisienne le 16 septembre 2023. Toutefois, par un arrêté du même jour, le préfet de la Guyane lui a interdit d’embarquer pendant cinq jours à bord d’un avion au départ de l’aéroport Felix Eboué (Guyane). L’arrêté préfectoral s’appuie sur le cochage de deux cases contenant des motivations prérédigées suivante : “ Attendu en effet que Monsieur R. A. déclare un itinéraire imprécis, sans être en mesure de fournir de renseignements sur les destinations et motifs de son séjour ; »  «  Attendu que l’intéressé a une transpiration importante sans raison apparente, des lèvres craquelées et blanches, la langue jaune, les yeux jaunis, nerveux, a le regard fuyant, a une mauvaise haleine, souffre de hoquet ; ».

La deuxième ordonnance se rapporte à Monsieur V. C. S., né en 1965 à Cayenne, de nationalité française et américaine et est domicilié à New York. Il s’être rendu en Guyane pour des prestations artistiques et avoir prévu de repartir le 16 septembre 2023 . Par un arrêté du même jour, le préfet de la Guyane lui a interdit d’embarquer pendant cinq jours à bord d’un avion au départ de I’aéroport Felix Eboué. L’arrêté préfectoral s’appuie sur le cochage d’une case contenant la motivation prérédigée suivante : « Attendu que l’intéressé est dans l’incapacité de préciser la date et le mode de réservation de son titre de transport ; » 

Par une requête distincte enregistrée le 16 septembre 2023, M. A. R. et M. V. C. S. ont saisi le juge des référés, sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative aux fins de demander la suspension de l’exécution de l’arrêté leur interdisant pendant cinq jours d’embarquer à bord d’un aéronef au départ de l’aéroport Félix Eboué.

Par deux ordonnances rendues le 19 septembre 2023, le juge des référés administratif guyanais a suspendu les deux décisions litigieuses.

Le juge des référés du tribunal administratif de la Guyane a été saisi sur le fondement du référé-liberté prévu par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative qui impose au juge de se prononcer dans un délai de 48 heures.

Pour rappel, le référé dit liberté impose au requérant de satisfaire essentiellement deux conditions : d’une part, l’urgence ; d’autre part, une atteinte grave et manifestement illégale portée par l’administration à une liberté fondamentale.

Notre commentaire de ces deux décisions portera donc en premier lieu sur la condition d’urgence qui était contestée en l’espèce par l’administration dans les deux cas et en deuxième lieu, sur la liberté fondamentale en cause.

I – Sur la condition de l’urgence

Il convient de rappeler que la condition d’urgence exigée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative pour le référé-liberté est une condition renforcée et amplifiée au regard de celle exigées par l’article L. 521-1 du même code régissant le référé-suspension. Ainsi, en matière de référé-liberté, cette condition d’urgence est appréciée de manière plus restrictive.

Le Conseil d’État a jugé que « le requérant qui saisit le juge des référés sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative doit justifier des circonstances particulières caractérisant la nécessité pour lui de bénéficier à très bref délai d’une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement de cet article » (Conseil d’Etat, Juges des référés, 28 mars 2008, Commune du Raincy, n° 314368).

Cependant, il a précisé que « la condition d’urgence posée par cet article s’apprécie objectivement et compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce[,] qu’à cet égard, doivent être prise en compte, non seulement l’atteinte portée de manière suffisamment grave et immédiate à la situation de la personne qui est visée par l’exécution de la mesure décidée par l’autorité administrative et dont la suspension est demandée, mais également les considérations d’intérêt général qui servent de fondement à cette mesure » et que « lorsque l’autorité de police a recours aux pouvoirs qui lui sont conférés par l’article L. 2212-4 du Code général des collectivités territoriales, dont l’usage légal est lui-même conditionné par l’existence d’un danger grave ou imminent, le respect de la condition d’urgence exigé par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative recoupe très largement, l’appréciation que le juge des référés est amenée à porter, en l’état de l’instruction, sur la légalité interne de la mesure de police contestée » (Conseil d’Etat, Juge des référés, 9 décembre 2004, Commune de Béziers, n° 274852).

L’urgence peut donc résulter de l’atteinte même portée à une liberté fondamentale, spécialement lorsqu’est en cause la liberté d’aller et venir comme le rappelle le Juge du Palais-Royal :

« eu égard à son objet et à ses effets, notamment aux restrictions apportées à la liberté d’aller et venir, une décision prononçant l’assignation à résidence d’une personne, prise par l’autorité administrative en application de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, porte, en principe et par elle-même, sauf à ce que l’administration fasse valoir des circonstances particulières, une atteinte grave et immédiate à la situation de cette personne, de nature à créer une situation d’urgence justifiant que le juge administratif des référés [soit] saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative » (Conseil d’Etat, Section, 11 décembre 2015, M. B., n° 394990).

Le Conseil d’État fait œuvre donc d’un certain pragmatisme dans l’application des dispositions exigées par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Son appréciation de l’atteinte grave et manifestement illégale portée à une liberté fondamentale et également de la condition d’urgence se fait non pas seulement au regard du seul objet de la mesure déférée mais également au regard des motifs de celle-ci. C’est ainsi que le Conseil d’État a jugé que les motifs d’une décision administrative peuvent révéler une atteinte à une liberté fondamentale et l’urgence à y remédier qui s’ensuit (Conseil d’Etat, Section, du 28 février 2001, 229163, publié au recueil Lebon) :

 « Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ; Considérant que si la décision mettant fin aux fonctions d’un agent public à la suite d’un refus de titularisation n’est pas, par son seul objet, de nature à porter atteinte à une liberté fondamentale, les motifs sur lesquels se fonde cette décision peuvent, dans certains cas, révéler une telle atteinte ; que, dès lors, le juge des référés du tribunal administratif de Nancy a commis une erreur de droit en considérant qu’un refus de titularisation ne pouvait, « quels qu’en soient les motifs », porter une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ; que M. X… est, par suite, fondé à demander l’annulation de l’ordonnance attaquée du 5 janvier 2001 ; »

 Dans les deux affaires, le préfet de la Guyane contestait cette condition d’urgence, arguant qu’il n’était pas démontré d’urgence impérieuse à prendre l’avion pour se rendre à Paris ou à New York.

La motivation retenue par la juge des référés guyanaise pour caractériser l’urgence dans les circonstances de l’espèce dans les deux affaires mérite d’être relevée :

 « L’urgence doit être appréciée en tenant compte des effets de la mesure contestée sur la situation de l’intéressé, mais également de l’objectif de prévention des atteintes à I’ordre public auquel elle a pour objet de contribuer. Dans les circonstances de I’affaire, eu égard à la gravité des restrictions à la liberté d’aller et venir de M. …, qui souhaite regagner son domicile, alors qu’il ne résulte d’aucun élément de l’instruction que l’objectif de lutte contre le trafic de stupéfiants ne pourrait être atteint par le recours à des mesures moins restrictives, notamment l’utilisation d’un scanner corporel à ondes millimétriques, d’un échographe ou d’un test de dépistage urinaire, l’existence d’une situation d’urgence est caractérisée. »

C’est une application de la jurisprudence précitée du Conseil d’État. En effet, il est évident que le fait de devoir regagner son domicile constitue une urgence caractérisée surtout lorsque celui-ci est éloigné. Dans les deux cas soumis au juge des référés, les deux requérants guyanais habitent de manière permanente à l’extérieur de la Guyane, l’un dans la banlieue parisienne à plus de 7 000 kilomètres et l’autre à New York à plus de 12 000 kilomètres en transitant par Paris.

II – La condition touchant à l’atteinte grave et manifestement illégale d’une liberté fondamentale 

Il n’existe pas de définition textuelle quant à la notion de liberté fondamentale mentionnée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Cette notion de liberté fondamentale est utilisée et partagée par les différentes juridictions qui ne se rejoignent pas toutes sur celle-ci (Cour de cassation, Cour européenne des droits de l’Homme, Cour de justice de l’Union européenne, Conseil constitutionnel, etc.).

Le Juge du Palais-Royal a donc défini ce qu’est une liberté fondamentale sous le prisme et au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Ainsi pour lui tous les droits constitutionnels ne sont pas nécessairement des libertés fondamentales au sens de cet article. Ainsi, il a jugé ainsi que le droit au logement ne constitue pas une liberté fondamentale au sens du référé-liberté (Conseil d’Etat, Juge des référés, 3 mai 2002, Association de réinsertion sociale du Limousin et autres, n° 245697).

De même, il faut savoir que toutes les libertés fondamentales qui peuvent être invoquées devant le juge administratif du référé-liberté ne recouvrent pas nécessairement une valeur constitutionnelle. À titre d’exemple, le juge du Palas Royal a jugé que les règles relatives à l’extradition relèvent d’une liberté fondamentale (Conseil d’Etat, Juge des référés, 29 juillet 2003, M. X., n° 258900).

Le Conseil d’État a donc établi sa propre grille de lecture et consacré, par touche successive, les libertés qui peuvent être qualifiées de fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative.

Les requérants soulevaient l’atteinte à deux libertés fondamentales : l’une portait sur l’entrave à la liberté d’aller et de venir et l’autre sur une rupture d’égalité. Nous traiterons que celle portant atteinte à la liberté d’aller et de venir.

En effet, le Conseil d’État juge que le principe d’égalité, droit constitutionnel par essence, n’est pas une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative : « ce principe est distinct des libertés fondamentales dont la protection relève de la procédure instituée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative ; que l’argumentation présentée sur ce dernier point ne saurait être accueillie » (Conseil d’Etat, Juge des référés, 14 mars 2005, Bruno X., n° 278435). C’est donc à bon droit que le juge administratif du référé-liberté guyanais a évacué la demande fondée sur la rupture d’égalité devant la loi invoquée.

S’agissant de la liberté d’aller et de venir, elle se rattache au principe général de liberté défini par les deux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 :

« Article 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. »

 « Article 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »

 Cette Déclaration a pleine valeur constitutionnelle (en ce sens décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association ; décision n° 79-107 DC du 12 juillet 1979, Loi relative à certains ouvrages reliant les voies nationales ou départementales ; décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation).

Par ailleurs, le Tribunal des conflits a jugé que la liberté d’aller et venir a une portée extraterritoriale sanctifiée au niveau constitutionnel (Tribunal des conflits, 9 juin 1986, Commissaire de la République de la région Alsace c/ Eucat, n° 2434) : « Considérant que la liberté fondamentale d’aller et venir n’est pas limitée au territoire national, mais comporte également le droit de le quitter ; que ce droit est reconnu par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 ».

Le Conseil d’État a jugé que « le refus de renouvellement ou de délivrance d’un passeport à un citoyen français porte atteinte à la liberté d’aller et venir, laquelle comporte le droit de se déplacer hors du territoire français, qui constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 précité du Code de justice administrative » (Conseil d’Etat, Ordonnance du juge des référés, 9 janvier 2001, M. X., n° 228928 ; Conseil d’Etat, Juge des référés, 11 mars 2003, M. Mohamed Ben-Sam X, n° 254791 ; Conseil d’Etat, Juge des référés, formation collégiale, 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme, n° 402742). Il a jugé, dans le même sens, qu’ « une décision prononçant l’assignation à résidence d’une personne, prise par l’autorité administrative sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, porte atteinte à la liberté d’aller et venir, qui constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative » (Conseil d’Etat, Section, 11 décembre 2015, M. A… B…, n° 394990 précité).

En premier lieu, l’administration pour fonder juridiquement ses arrêté sur les dispositions de l’article L. 6432-9 du Code des transports créé par l’article 2 de l’ordonnance n° 2022-831 du 1er juin 2022 créant un régime de sanctions administratives et pénales permettant de réprimer le comportement de passagers aériens perturbateurs :

« L’autorité administrative compétente peut, outre le prononcé d’une amende sur le fondement de l’article L. 6432-4, lorsqu’il ressort du constat des manquements mentionnés à cet article qu’un passager aérien est susceptible de porter atteinte à la sécurité des personnels navigants, des autres passagers, de l’aéronef ou des biens à bord ou de constituer un danger grave pour la sécurité du vol, prononcer à son encontre une interdiction d’embarquement à bord d’un aéronef exploité en transport aérien public par un transporteur aérien titulaire d’une licence d’exploitation de transporteur aérien délivrée par la France. »

 Cependant, la sanction n’est possible que si l’infraction commise par le passager rentre dans les trois cas de manquements mentionnés par l’article L. 6432-4 susvisé : – en cas d’utilisation
d’un appareil électronique ou électrique lorsque son utilisation a été interdite pendant une phase ou la totalité du vol par le personnel navigant, constitué de l’équipage de cabine et de l’équipage de conduite – en cas d’entrave de l’exercice des missions de sécurité du personnel navigant – en cas de refus de se conformer à une instruction de sécurité donnée par le personnel navigant.

 Ce dispositif textuel est inapplicable dans les circonstances de l’espèce.

En deuxième lieu, le préfet invoque pour fonder son pouvoir de police les dispositions de l’article L. 111-1 du Code de la sécurité intérieure :

« La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives.

L’État a le devoir d’assurer la sécurité en veillant, sur l’ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens.

Il associe à la politique de sécurité, dans le cadre de dispositifs locaux dont la structure est définie par voie réglementaire, les collectivités territoriales et les établissements publics de coopération intercommunale ainsi que les représentants des professions, des services et des associations confrontés aux manifestations de la délinquance ou œuvrant dans les domaines de la prévention, de la médiation, de la lutte contre l’exclusion ou de l’aide aux victimes. »

Ce texte général à portée essentiellement descriptive est trop large pour s’appliquer également dans les circonstances de l’espèce et permettre ainsi à l’administration de prendre des arrêtés d’interdiction d’embarquer.

Le juge du référé-liberté apporte une réponse pertinente à l’inapplicabilité dans les circonstances de l’espèce en précisant : « (…) A supposer même qu’en dehors des circonstances exceptionnelles, le préfet tiendrait de ce seul texte le pouvoir d’interdire, même à titre temporaire, à un passager d’embarquer à bord d’un aéronef, l’existence de risques avérés de troubles à l’ordre public n’est en tout état de cause pas établie en l’espèce par les éléments relevés par la police aux frontières et le préfet ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs de police, édicter une telle interdiction. »

 En troisième lieu et dans le prolongement de la recherche d’un fondement juridique pouvant justifier de telles restrictions en matière de liberté de circulation, force est de constater que le Code général des collectivités territoriales n’offre pas de base textuelle à ce niveau. En effet, aucune disposition de ce code ne permet en l’état à une autorité administrative de prendre de tels arrêtés, les articles L. 2214-1 à L. 2214-4 du Code général des collectivités territoriales applicables aux pouvoirs des préfets en matière de sécurité dans les communes à police étatisée étant limitées aux atteintes à la tranquillité publique.

À cela s’ajoute le fait que s’agissant d’une décision administrative de restriction d’une liberté ou d’un droit, celle-ci se trouve soumis au contrôle de proportionnalité du juge. Posé par le Conseil d’État dans son célèbre arrêt du 19 mai 1933, Benjamin, la nature et le détail du contrôle ont été précisés dans sa décision d’assemblée rendue le 26 décembre 2011, Association pour la promotion de l’image, n° 317827. La mesure de police contestée doit être soumise à trois critères d’appréciation cumulatifs : l’adaptation, la nécessité et la proportionnalité stricto sensu. En l’espèce, les deux arrêtés restrictifs de liberté pouvaient difficilement se justifier au regard de cette grille de contrôle.

En effet, si la lutte contre le trafic de stupéfiants doit mobiliser sans réserve tous les moyens nécessaires de l’État pour vaincre ce fléau sociétal, l’administration ne peut pour autant s’affranchir des règles assurant la protection des libertés publiques, sauf à faire basculer l’État de droit dans le droit de l’État avec les dérives graves qu’une telle situation ferait peser sur les personnes et les libertés.

Rappelons que l’État de droit est organisé autour d’un système constitutionnel et institutionnel dans lequel ce que l’on dénomme la puissance publique lato sensu (autorités nationales, locales, etc.) est et reste soumise au Droit. Cet État de droit s’appuie sur trois piliers fondamentaux : le respect impératif de la hiérarchie des normes, l’État ne pouvant se dérober aux règles juridiques fixées ; le respect de l’égalité des citoyens devant la loi avec les adaptations autorisées par le Conseil constitutionnel ; l’existence d’une séparation des pouvoirs entre le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, ce dernier étant chargé de contrôler et de sanctionner les actions et les actes du pouvoir exécutif (contrôle du juge administratif notamment au niveau national et local).

Les arrêtés portant interdiction d’embarquer soumis à la signature du préfet de la Guyane s’appuie sur un modèle type dans lequel figure neuf cases à cocher par le policier interpellateur, lesquelles correspondent à des situations factuelles qui renvoient à des motivations préétablies pour chacune. Certaines motivations sont pour les moins équivoques au regard des exigences du droit et surtout ne peuvent sur le plan juridique d’aboutir à une mesure d’interdiction d’embarquer en l’état du droit.

Le juge du référé-liberté relève au demeurant que l’instruction de ces deux dossiers n’a pas permis de démontrer que l’objectif de lutte contre le trafic de stupéfiants n’aurait pas pu être atteint par le recours à des mesures moins restrictives (utilisation d’un scanner corporel à ondes millimétriques, échographe, test de dépistage urinaire, etc.).

Deux enseignements à tirer sur la notion de droit différencié et sur l’application des mesures de police

Deux enseignements sont à retirer de ces deux décisions rendues par la juge du référé-liberté du tribunal administratif guyanais :

Le premier a trait au fond du droit : il conforte la notion de droit différencié que nous défendons en doctrine sur la nécessité d’adapter impérativement le droit aux bassins de vie ultramarins pour répondre aux réalités locales sans pour autant sacrifier au respect des libertés fondamentales. Il s’agit d’avoir un droit notamment régalien qui s’intègre dans les réalités de vie du cadre amazonien et sud-américain dans lequel baigne la Guyane (Propositions n° 9 et 10 présentées dans notre article « Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après de le rapport Sauvé ? III » ; plus spécifiquement pour la question du trafic stupéfient guyanais : « Trafic de cocaïne : osons une réforme paramétrique de l’institution judiciaire guyanaise ». Il est nécessaire que l’État dispose de moyens juridiques adaptés et calibrés au contexte amazonien et sud-américain pour lutter efficacement contre notamment le trafic de stupéfiant dont l’origine provient de pays situés dans le bassin de vie de la Guyane. Une mission d’information sénatoriale présidée par Olivier Cigolotti sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane a été créée en 2020. Le rapport de mission présenté par le sénateur Antoine Karam pointait déjà du doigt les dangers de ce trafic pour la Guyane mais également pour l’hexagone. Ainsi, il ressort de ce rapport de 2020 que 2,5 tonnes de cocaïne avaient été saisies en 2019, dont la moitié en Guyane ; 8 à 10 passeurs par vol transporte chacun 1,9 kilogrammes de cocaïne en moyenne ; le transport de la drogue se fait pour 40 % dans les bagages, 30 % in corpore, 30 % transport à corps. Ces chiffres se sont amplifiés depuis 2020 et l’on peut comprendre la volonté de l’État de recourir à des dispositifs hors normes pour tenter d’arrêter ce trafic à grand échelle qui détruit la société. Cependant, force est de constater que les outils juridiques de lutte sont restés les mêmes et ne répondent pas en réalité aux défis sociétaux qui sont posés. Nous ne pouvons que regretter pour notre part que la création en Guyane notamment d’une juridiction spécialisée pour lutter efficacement contre les trafics de haut niveau à l’échelle amazonienne et sud-américaine demandée par la sénatrice Marie-Laurent Phinéra-Horth (question orale et réponse du 14 avril 2021 du garde des sceaux) et le député et président de la délégation outre-mer Davy Rimane (amendement présenté le 17 juin 2023 à l’occasion du projet de loi du ministère de la justice 2023-2027) n’ait pas eu de suite. Il n’y aura pas de réponse idoine sans effectuer une réforme paramétrique des moyens régaliens destinés à mettre en échec ces trafics amazoniens et sud-américains, tout en étant en évitant de faire des victimes collatérales comme les deux requérants.

Le deuxième concerne l’application de mesures de police. Il n’y a pas de liberté notamment d’aller et de venir sans respect de la dignité. Lorsque l’autorité administrative interfère dans le cadre de cette liberté, son action doit être strictement proportionnée et surtout ne pas porter atteinte à la dignité des personnes contrôlées. Dans ces deux affaires, il ressort très clairement des éléments factuels que le contrôle de police a été très intrusif et a donc dérapé tant dans son objectif que dans ses modalités comme l’a relevé le juge du référé-liberté ; cela par ailleurs sans commune mesure avec les risques évoqués dans les deux arrêtés mais non avérés et démontrés. Pour reprendre les conclusions de Patrick Frydman présentées dans l’affaire Commune de Morsang-sur-Orge, nous disons que la dignité humaine ne saurait s’accommoder de quelques concessions qui seraient au demeurant à géométrie variables et dépendraient de circonstances nationales et locales (CE, assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang sur Orge, n° 136727).

Le juge du référé-liberté guyanais a donc remis l’État de droit au milieu du village en rappelant que les impératifs de l’État ne pouvaient s’en écarter, à charge de trouver la voie médiane entre protection sociétale et Liberté individuelle.

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