« La peine de mort reste un sujet d’actualité ! »
C’est une femme qui a deux passions a priori très éloignées : la justice et la bande dessinée. Scénariste, autrice, Marie Gloris Bardiaux-Vaïente est aussi une militante abolitionniste et une experte de la peine de mort, à laquelle elle a consacré une thèse en 2015. Dans son dernier ouvrage, L’Abolition, paru aux éditions Glénat en février 2019, elle revient sur le combat mené par Robert Badinter. Elle rend un vibrant hommage à cet homme qui a lutté sur le plan judiciaire d’abord et politique ensuite. La narration efficace et le dessin épuré font de cette bande dessinée un document très accessible, permettant de découvrir ou redécouvrir ce combat de plusieurs décennies mené pour l’abolition.
Les Petites Affiches
Pourquoi avez-vous eu envie, aujourd’hui, de revenir sur cette histoire ?
Marie Gloris Bardiaux-Vaïente
C’est en effet un sujet qui d’un côté peut paraître presque obsolète, et de l’autre, reste très contemporain et n’est pas encore entré dans l’Histoire. Je ne suis pas sûre pourtant que le combat pour l’abolition de la peine de mort soit pour autant si bien connu. J’ai 44 ans, et la génération de mes parents a vraiment vécu cette histoire. Moi, je l’ai vécue toute petite, car j’avais une maman abolitionniste qui avait été très choquée par l’exécution de Christian Ranucci (guillotiné à Marseille en 1976, NDLR). On en parlait beaucoup à la maison. Mais parmi les gens de ma génération, tous n’ont pas été sensibilisés de cette manière et nombreux sont ceux qui connaissent cette histoire de manière approximative : ils savent évidemment qui est Badinter mais ne peuvent pas dire à quelle date la peine de mort fut abolie. Ou alors, ils ignorent que les condamnés étaient exécutés à la guillotine jusqu’au bout… Quant aux générations plus jeunes, ils connaissent encore plus mal ce combat. Il n’y a plus de transmission car à force de croire que c’est un problème réglé, on n’en parle plus.
LPA
Pourquoi l’avoir traitée sous forme de bande dessinée ?
M. G. B.-V.
Parce que c’est mon métier, mon médium. J’écris sur la peine de mort dans d’autres cadres. Mais la bande dessinée, l’image, le dessin sont extrêmement séduisants et amènent un public non expert à avoir envie de vous lire. Et moi, j’ai envie d’accrocher ce public, qui, par exemple, n’aurait jamais lu ma thèse sur l’histoire de l’abolition de la peine de mort dans les six pays fondateurs de l’Union européenne ! En mettant en place une narration, en la dessinant, en racontant histoire d’homme, on leur permet de rentrer dans le sujet. La BD est un très bon objet de transmission. Il y a de toute façon toujours une dimension pédagogique dans mon travail.
LPA
Quel est votre parcours ?
M. G. B.-V.
Je milite pour l’abolition universelle depuis 20 ans. Je travaille sur la peine de mort depuis plus d’une décennie. J’ai été enseignante en élémentaire pendant 15 ans, puis j’ai arrêté depuis trois ans pour me consacrer à plein temps à mon métier d’autrice. Je ne vis plus aujourd’hui que de la bande dessinée. Ce médium me convient parfaitement car je peux apporter un propos pédagogique et didactique. Je me suis spécialisée sur des questions de justice : j’écris sur la peine de mort et le féminisme. Deux sujets qui peuvent paraître différents, mais qui ont pour liant la notion de justice. Longtemps je me suis posé la question de savoir ce qu’était la justice. Je me rends compte que c’est vain. Je travaille aujourd’hui plutôt par défaut : qu’est-ce qui n’est pas la justice ? La peine de mort, pour moi, ce n’est pas la justice. Et j’essaye d’expliquer pourquoi.
LPA
On sent chez vous un intérêt très fort pour le monde du droit. Vous n’avez jamais été tentée par une carrière judiciaire ?
M. G. B.-V.
Si, à 15 ans ! Je voulais être avocate. Mais j’étais trop passionnée d’histoire pour entreprendre des études de droit. Cela dit, j’ai soutenu une thèse en histoire et histoire du droit. Les questions de justice m’intéressent depuis toujours. J’ai été jurée d’assises à 24 ans, pendant une session entière. Je lis beaucoup de biographies des grands avocats, de ces tribuns du milieu du XXe siècle. Écrire des livres, c’est une façon de transmettre ma passion pour ces questions-là. Le droit, seul, serait pour moi un tout petit peu trop aride. Même si c’est passionnant.
LPA
Comment avez-vous choisi le dessinateur, Malo, qui a mis en dessin votre scénario ?
M. G. B.-V.
On se connaissait depuis plusieurs années, et on connaissait notre travail respectif. C’est important pour moi, je ne travaille jamais avec des gens que je ne connais pas. Je savais aussi qu’il était abolitionniste, et c’était également important. Enfin j’avais vu passer quelques dessins qu’il avait fait sur les années soixante-dix. Je me suis dit que graphiquement ça pouvait l’intéresser. Quand le projet a évolué et que l’éditeur m’a confirmé que le livre se ferait, j’ai tout de suite pensé à lui. C’est important d’embarquer un dessinateur dans une ambiance graphique qui lui convienne. Ils peuvent ne pas avoir envie du tout de dessiner certaines périodes ou certaines actions. Malo m’a tout de suite dit oui, il était emballé.
LPA
Vous racontez autant l’histoire de l’abolition que celle de Robert Badinter. Pourquoi avez-vous fait le choix de revenir sur sa vie ?
M. G. B.-V.
Je pense que son destin de fils de déporté n’est pas anodin. Perdre son père alors qu’il était un adolescent de quinze ans, dans ces conditions-là, me semble un élément déterminant de son histoire personnelle. Cela donne aussi une force à son combat. Il continue à tenir sa ligne même lorsque l’accusé est Klaus Barbie, comme je le raconte dans les dernières pages. C’est quelque chose de peu connu, et que je voulais mettre en avant pour souligner sa droiture, son engagement total. Détail technique : en tant que scénariste, cela m’intéressait car cela permettait d’avoir une boucle narrative, puisque la fin est consacrée au procès de Klaus Barbie.
LPA
Vous dites que c’est surtout un livre sur l’avocat de la défense…
M. G. B.-V.
Oui. C’est avant tout un parcours d’homme que je raconte. On lit souvent que Robert Badinter est un épris de justice. Je pense que les personnes qui sont dans cette logique-là le sont du fait de leur parcours. On n’est pas comme cela ex nihilo. Se détacher de la vengeance personnelle, la confier à l’État, qui s’approprie la sanction… Tout ça m’intéresse beaucoup dans le parcours de cet homme-là.
LPA
Avez-vous associé Robert Badinter à votre projet ? L’avez-vous rencontré ?
M. G. B.-V.
Non. Je l’avais rencontré pendant ma thèse, mais pour ce livre, je n’ai pas souhaité le revoir. Parce que je l’admire énormément et que cela aurait été un poids. Il m’aurait certainement demandé un droit de regard, et je voulais garder ma liberté d’autrice totale. Comme vous l’avez noté, je parle de son père et c’est délicat. Je prends la liberté de dire certaines choses, que peut-être il ne verrait pas exactement de la même façon. Bien que le titre puisse prêter à confusion, ce n’est pas non plus une adaptation du livre L’Abolition qu’il a écrit. Des livres de Robert Badinter, celui qui m’a le plus nourrie pour ma BD, c’est L’Exécution, qui a paru avant. Même si je ne l’ai pas consulté, je ne pouvais évidemment pas faire fi de ce qu’il a écrit.
LPA
De quelle manière avez-vous travaillé ?
M. G. B.-V.
Il y a d’abord un gros travail documentaire en amont, qui est difficile à mesurer. Celui-ci commence en fait dès ma thèse. Et ensuite, entre le moment où j’en ai parlé à mon éditeur et le moment où le projet a été signé, il s’est passé deux ans, pendant lesquels je réfléchissais et prenais des notes. Si je fais un livre, c’est de toute manière que le sujet m’habite. J’ai ensuite construit le scénario en trois parties, trois chapitres clairement délimités. Une des difficultés était de mettre de l’action. Les scènes de procès sont très compliquées en termes de narration. Je voulais aussi qu’il y ait des ambiances différentes. J’ai utilisé pour cela les scènes avec la police, qui sont des scènes véridiques. On fait des choix quand on écrit un livre. Ces scènes, on aurait pu ne pas les mettre mais elles me semblaient intéressantes pour redonner du rythme.
LPA
Savez-vous ce que Robert Badinter en a pensé ?
M. G. B.-V.
Je lui ai envoyé la BD et il ne m’a pas donné de réponse. Ce qui ne m’a pas vexée, car je ne l’avais pas prévenu. Je me mets à sa place : si quelqu’un dans 30 ans écrivait un livre sur moi sans me prévenir, est-ce que j’apprécierais ? J’estime cela dit que je n’ai rien écrit dans ce livre qui puisse aller contre lui, je crois que mon livre est au contraire assez dithyrambique. Ma question a plutôt été, à la sortie, de savoir comment les autres protagonistes du livre, témoins et acteurs de cette époque-là, allaient le recevoir. Par exemple, le frère de Philippe Bertrand (l’enfant victime de Patrick Henry, NDLR) est toujours en vie. Revoir cette histoire peut être une violence, pour lui. Je comprendrais que certains parents de victimes puissent être dérangés. Tous les faits dont je parle sont réels, durs, ils peuvent ne pas avoir envie qu’ils soient remis sur la place publique. Or il se peut qu’ils soient tombés dessus car on a eu beaucoup de presse.
LPA
Vous faites revivre le combat judiciaire de Robert Badinter, mais également son combat politique, en tant que garde des Sceaux. Un des moments forts est le discours au Sénat…
M. G. B.-V.
L’Assemblée, socialiste, lui était acquise. Le Sénat en revanche était à droite, et donc contre lui par principe, puisque dans l’opposition. Il fallait absolument les convaincre. Beaucoup de ces hommes-là étaient proeuropéens. Il a donc creusé sur cette question de l’Europe. Et aussi sur la question de la sécurité. Il dit que la peine de mort est une entrave à la répression, et c’était vrai : il y avait des gens qu’on ne pouvait pas extrader d’autres pays pour revenir se faire juger en France tout simplement parce qu’ils risquaient la peine de mort. Robert Badinter dit que le vote du Sénat est la seule victoire politique dont il s’honore.
LPA
La peine de mort est-elle encore un sujet d’actualité ?
M. G. B.-V.
Tant qu’il y aura une seule personne qui sera exécutée, ce sera une question d’actualité ! Il y a une composante universelle donc c’est loin d’être terminé. Nous avons également aujourd’hui la question des djihadistes qui me pose un énorme problème. On devrait vraiment agir pour qu’ils soient rapatriés et aient droit à un procès équitable. L’opinion est repassée pour la peine de mort. Depuis les attentats de 2015, des sondages réalisés par Sciences Po ont montré que près de 52 % des Français sont désormais favorables à la peine de mort. Ces questions ne sont pas réglées une fois pour toutes.
LPA
Pensez-vous qu’un retour en arrière soit possible ?
M. G. B.-V.
En France et en Europe, on peut considérer que, juridiquement, la question est dépassée, en tout cas tant que l’on vivra dans un cadre démocratique. Jacques Chirac a amendé la constitution en 2007, au Congrès de Versailles, de sorte que l’on ne puisse plus réintroduire la peine de mort. Il a fait cela pour mettre la France aux normes de l’Union européenne. L’Union nous protège, car la peine de mort y est interdite. Un État ne peut pas faire une demande pour rentrer dans l’UE s’il a la peine de mort dans son arsenal judiciaire. Et on ne peut pas la réintroduire si on est dans l’UE. Il y a donc une énorme protection juridique, tant au niveau national qu’européen. Pour que cela soit remis en cause, il faudrait que l’on sorte de l’Union européenne, qu’une dictature voie le jour, qu’il n’y ait plus de constitution.
LPA
Quels sont vos projets à venir ?
M. G. B.-V.
Je suis en train de travailler, toujours avec Malo, sur le procès Eichmann. Son cas m’intéresse car c’est le seul qui ait été exécuté en Israël. Pourquoi ? Que j’écrive sur la peine de mort et l’enfermement, que je travaille sur le féminisme, je reste obnubilée par les questions de justice.