Rajae El Harrak : « Nous, personnes à mobilité réduite, sommes les grandes oubliées de la mobilité » !

Publié le 08/02/2024
Rajae El Harrak : « Nous, personnes à mobilité réduite, sommes les grandes oubliées de la mobilité » !
bahija/AdobeStock

Au mois de septembre 2024, 350 000 personnes à mobilité réduite sont attendues à Paris et en Seine-Saint-Denis pour les Jeux olympiques. Comment se déplaceront-elles alors que la métropole a peu développé l’accessibilité dans les transports ? Rajae El Harrak, entrepreneuse et personne handicapée, déplore ce manque d’offres. À tel point qu’elle a fini par créer elle-même une plateforme de transport adapté aux différents types de handicaps. Une initiative qui lui a permis de compter cette année parmi les finalistes du concours Créatrices d’avenir. Rencontre.

Actu-Juridique : Comment est née votre plateforme Veebya ?

Rajae El Harrak : Il y a trois ans, je venais de finir mon Master de gestion des entreprises avec une spécialité en finance. Me lancer dans l’entrepreneuriat était un challenge personnel. Je suis moi-même en situation de handicap, je me déplace en fauteuil roulant électrique. L’idée de créer cette entreprise qui me concernait directement s’est imposée. J’ai fait construire la plateforme alors qu’on sortait du confinement. L’entreprise a démarré en septembre dernier. J’étais alors seule, mais j’ai été rejointe par un associé, Malik Badsi, fondateur d’une agence de voyages spécialisée pour les personnes handicapées. Il a eu le même parcours que moi et fait face aux problèmes de transports pour les voyages de ses clients. Des synergies étaient possibles.

AJ : Vous vivez à Nanterre et allez souvent à Paris. Comment vous déplacez-vous ?

Rajae El Harrak : Nous, personnes à mobilité réduite, sommes les grands oubliés de la mobilité qui est pourtant un sujet d’actualité avec l’arrivée des Jeux olympiques. Lorsque je finissais mes études, je me déplaçais beaucoup pour voir des amis ou faire des activités. Sans transports en commun accessible, j’étais entravée dans mon quotidien. À Paris, seule la ligne 14 est accessible. La ligne 1, automatisée, ne l’est pas. Il reste les bus, mais on triple alors le temps de trajet. Les taxis classiques ne conviennent pas à tous les types de handicaps. Personnellement, je suis grande et mon fauteuil est haut : si la voiture n’est pas adaptée, je ne rentre pas. Quant aux personnes avec un handicap temporaire ou qui ont un fauteuil manuel dont elles peuvent se lever, il arrive qu’elles soient refusées par certains chauffeurs qui, du fait du manque de sensibilisation et d’information, craignent de ne pas savoir les accompagner. Il y a aussi des chauffeurs qui prennent peur quand ils voient une personne accompagnée d’un chien guide : ils craignent de salir la voiture qui est leur outil de travail.

AJ : Les taxis et les VTC n’ont donc pas d’offre pour les personnes à mobilité réduite ?

Rajae El Harrak : Quand les VTC ont communiqué sur des offres accessibles aux personnes handicapées, j’y ai vu une bonne nouvelle. Puis j’ai déchanté : il n’y avait pas beaucoup de véhicules, et ils ne sont qu’à Paris. À Nanterre, l’offre est quasi inexistante. G7 a une offre pour les personnes en situation de handicap mais qui ne permet pas de réserver en avance. En ce qui concerne les applis, l’offre qu’elles proposent est très restreinte : il y a moins de 20 véhicules Uber adaptés sur Paris. L’autre problème des applications est que les chauffeurs peuvent annuler une course à tout moment s’ils trouvent une opportunité plus intéressante. Cela n’est pas un problème pour la plupart des gens, mais une personne handicapée peinera à trouver une alternative… Une nouvelle société de VTC, Caocao, s’est néanmoins lancée en même temps que notre plateforme. Elle propose des voitures électriques plus grandes, avec des rampes d’accès. 70 % des chauffeurs sont des salariés. Il est d’ailleurs questions que j’intègre dans la plateforme certains de leurs chauffeurs…

AJ : Quelles sont alors les possibilités pour les personnes à mobilité réduite qui veulent se déplacer ? Le transport médicalisé ?

Rajae El Harrak : Pendant toute ma scolarité, j’ai été prise en charge via un transport médicalisé. Les chauffeurs avaient du travail le matin et le soir mais étaient très libres durant la journée. Le tarif d’une prise en charge est très cher : 3 fois le tarif classique. Et les chauffeurs fonctionnent avec des plannings : on ne peut pas les appeler au dernier moment. Pour une course non planifiée à l’avance, il n’y avait pas d’offre sur le marché. Notre plateforme permet aux personnes en situation de handicap de trouver un moyen de transport et aux transporteurs de compléter leur planning et d’augmenter leur chiffre d’affaires. Tout le monde y trouve son compte. L’ambition est de donner un coup de fouet à la mobilité pour les personnes en situation de handicap. On ne remplace pas une offre publique mais on permet de trouver une solution dans l’urgence, par exemple pour quelqu’un qui va à l’aéroport et veut être serein. Malheureusement, les personnes handicapées ne sont pas vues comme un marché mais uniquement comme des gens qu’il faut aider. Il faut bien sûr des transports médicalisés. Mais il y a aussi des gens qui travaillent, vont à l’école, ont des enfants et consomment du service comme n’importe qui. Ils auraient les moyens de payer un service adapté mais ne le trouvent pas !

AJ : Comment fonctionne votre plateforme ?

Rajae El Harrak : Elle réunit les différents types d’acteurs que sont les taxis, les VTC et les transporteurs spécialisés. Des personnes qui ont besoin de beaucoup d’attention ou une déficience psychique vont être orientées vers un transporteur spécialisé. D’autres, plus autonomes, ont juste besoin d’être déposées et peuvent prendre un taxi ou un VTC. On demande au chauffeur de préciser s’il a une rampe d’accès ou du matériel médical, aux clients de préciser leur handicap : par exemple, de signaler s’ils ont une déficience visuelle et qu’il est nécessaire que le chauffeur descende pour venir les chercher. Nous sommes en train de travailler sur une version avec plus d’options. L’idée est de proposer un accompagnement de bout en bout, pour prendre en charge des personnes en bas d’un immeuble, porter une valise jusqu’au quai, ou déposer chez un tiers de confiance une personne qui a besoin d’être accompagnée. Chacun a des besoins spécifiques. Comme on se spécialise, l’idée est d’offrir un maximum d’options.

AJ : Comment sélectionnez-vous les chauffeurs ?

Rajae El Harrak : Il y a différents critères de sélection. Tout le monde n’a pas besoin d’une rampe d’accès mais il faut un engagement de la part du chauffeur. Il faut qu’il ait suivi la formation de transporteur spécialisé, qu’il sache au minimum attacher un fauteuil et faire faire face aux différents types de handicap. Il faut avoir de la délicatesse, ne pas brusquer la personne, prendre le temps de bien lui passer sa ceinture. Nous veillons à ces détails pour que ces personnes soient à l’aise. Nous en sommes à nos débuts et avons aujourd’hui 160 chauffeurs enregistrés, qui interviennent principalement à Paris et en proche banlieue. Nous les avons trouvés par nos réseaux, et aussi beaucoup grâce à la médiatisation. Le Parisien nous avait consacré un article. Les chauffeurs de taxi l’ont lu et beaucoup nous ont d’eux-mêmes proposé leurs services. Il en faudrait plus mais nous préférons avancer progressivement pour bien sélectionner les conducteurs. Je veille à ce que le coût soit correct pour tout le monde : accessible pour les personnes en demande mais en même temps rentable pour les prestataires qui investissent dans des véhicules plus chers. Nos tarifs sont plus élevés que ceux d’un Uber mais sont dans l’étiage des tarifs de taxis. J’en suis très fière. Pour le moment, nos clients ont tendance à aller vers le transporteur spécialisé dont le prix est fixé à l’avance.

AJ : Voyez-vous dans l’arrivée des Jeux olympiques une opportunité pour votre activité ?

Rajae El Harrak : On attend 350 000 personnes en fauteuil roulant. Les jeux sont donc une opportunité qui devrait permettre de mettre en lumière les questions d’accessibilité et pousser à organiser le transport de ce public. On voit d’ailleurs bien que le sujet de l’accessibilité est beaucoup plus abordé dernièrement. Les caméras vont être braquées sur Paris. J’ai malheureusement l’impression que ces Jeux, un événement pourtant majeur, ne suffisent pas à faire bouger les choses. Rendre le métro parisien accessible coûterait un milliard d’euros. À Londres, quand l’Angleterre avait accueilli les Jeux, une station de métro sur 4 avait été rendue accessible. Et leur métro est aussi ancien que le nôtre… Cela permettait aux personnes handicapées d’approcher au moins les points-clés de la ville. À Madrid, le début des quais a été rehaussé pour qu’à cet endroit au moins les fauteuils puissent rentrer dans le métro. En France, des fonds ont été débloqués pour rendre accessible les lieux publics. Mais pour les transports, notre pays mise surtout sur des bus et des navettes comme alternative au métro. Elles s’arrêteront après les Jeux, et les personnes à mobilité réduite n’en tireront malheureusement aucun bénéfice !

AJ : Vous étiez finaliste du prix Créatrices d’avenir dans la catégorie « Quartiers ». Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

Rajae El Harrak : J’ai besoin de visibilité pour développer mon entreprise. D’une certaine manière, en étant finaliste, on gagne déjà. Cela va m’aider à obtenir des prêts ou demander des financements de la région. C’est un soutien énorme.

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