Affaire Benalla : condamnation de l’État pour tentative de perquisition au sein d’un média
Consacrant le principe de la protection des sources d’information des journalistes, y compris à l’égard d’une tentative de perquisition non effectuée en raison du refus des représentants du média concerné, le Tribunal prononce, à cet égard, une condamnation de principe (TJ Nanterre, Pôle civil, ch. 1, 6 juillet 2022, n° 20/01194). L’éclairage d’Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.
En raison de la publication, par Mediapart, dans les suites de la dite « affaire Benalla », d’extraits d’enregistrements de conversations entre Alexandre Benalla et Vincent Crase (à l’époque des faits, responsable de la sécurité à l’Élysée), les services de police et justice compétents ont, dans le cadre d’une « enquête préliminaire des chefs d’atteinte à l’intimité de la vie privée et de détention illicite d’appareils ou de dispositifs techniques permettant l’interception de télécommunications ou conversations », souhaité procéder à une perquisition, au siège de la société éditrice du site d’information en ligne, dans le but d’obtenir les enregistrements « aux fins de vérifier leur contenu et d’identifier les moyens utilisés » pour réaliser l’interception litigieuse.
Bien que, s’étant opposée au refus des représentants de la rédaction au nom de la protection des sources d’information des journalistes, la perquisition envisagée n’ait pas eu lieu, sa seule tentative a entraîné l’action en justice, de la société éditrice de Mediapart, à l’encontre de l’agent judiciaire de l’État, en vue d’obtenir réparation du préjudice moral qu’elle disait avoir subi de ce fait.
La compréhension de la décision rendue, le 6 juillet 2022, par le Tribunal judiciaire de Nanterre, implique qu’il soit fait rappel du principe de protection des sources des journalistes, de l’atteinte portée à ce droit, telle qu’alléguée en cette affaire, et des moyens de réparation accordée.
Principe de protection des sources des journalistes
La protection des sources d’information des journalistes est, conformément au principe dégagé par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), désormais explicitement consacrée par diverses dispositions du droit français.
Depuis un arrêt Goodwin c. Royaume-Uni, du 27 mars 1996, dans lequel la CEDH (se référant à l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, relatif à la « liberté d’expression », qui ne fait cependant nulle mention explicite de ce droit), la CEDH a posé que « la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse ». Elle a considéré que, « eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à l’effet négatif sur l’exercice de cette liberté que risque de produire une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public ».
Une telle formule a été reprise dans différents arrêts de la même CEDH : R. Roemen et A.-M. Schmit c. Luxembourg, du 25 février 2003 ; Ernst et autres c. Belgique, du 13 juillet 2003 ; Tillack et autres c. Belgique, du 27 novembre 2007 ; Sanoma Uitgevers c. Pays-Bas, du 31 mars 2009 ; Sanoma Uitgevers c. Pays-Bas, du 14 septembre 2010 ; Martin et autres c. France, du 12 avril 2012 ; Ressiot et autres c. France, du 28 juin 2012 ; Saint-Paul Luxembourg SA c. Luxembourg, du 18 avril 2013…).
Introduit par la loi du 4 janvier 2010, l’article 2 de la loi française du 29 juillet 1881 dispose désormais, dans le même esprit et en utilisant certaines des mêmes formules, que « le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public » et qu’« il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi ». Mention y est faite de ce que, « au cours d’une procédure pénale, il est tenu compte, pour apprécier la nécessité de l’atteinte, de la gravité du crime ou du délit, de l’importance de l’information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction et du fait que les mesures d’investigation envisagées sont indispensables à la manifestation de la vérité ».
Conformément à ces principes, diverses dispositions du Code de procédure pénale encadrent notamment les mesures de réquisitions et de perquisitions dont les médias et les journalistes sont susceptibles d’être l’objet.
Aux termes de l’article 56-2 dudit Code, les perquisitions dans les locaux d’un média, dans leurs véhicules professionnels « ou au domicile d’un journaliste, lorsque les investigations sont liées à son activité professionnelle, ne peuvent être effectuées que par un magistrat ». Celui-ci a seul « le droit de prendre connaissance des documents ou des objets découverts lors de la perquisition préalablement à leur saisie […] Le magistrat qui effectue la perquisition veille à ce que les investigations conduites respectent le libre exercice de la profession de journaliste, ne portent pas atteinte au secret des sources en violation de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et ne constituent pas un obstacle ou n’entraînent pas un retard injustifié à la diffusion de l’information ». Le représentant du média, présent à la perquisition, « peut s’opposer à la saisie d’un document ou de tout autre objet s’il estime que cette saisie serait irrégulière […] Le document ou l’objet doit alors être placé sous scellé fermé […] transmis sans délai au juge des libertés et de la détention » qui doit, « dans les cinq jours », statuer sur la justification de sa saisie.
Les articles 60-1, 77-1-1 et 99-3 dudit Code encadrent les réquisitions (présentées par l’officier de police judiciaire, le procureur de la République, ou le juge d’instruction). Ils prévoient que, « lorsque les réquisitions concernent » des professionnels des médias, « la remise des documents ne peut intervenir qu’avec leur accord ».
C’est par référence à ces dispositions que la présente affaire a été considérée.
Atteinte à la protection des sources des journalistes
En cette affaire, la société éditrice de Mediapart a demandé au tribunal de dire que « la mesure de perquisition » envisagée, bien que, se heurtant au refus des représentants dudit média, elle n’ait pas été effectivement réalisée, « constitue une violation de la protection du secret des sources » et qu’elle était « déloyale et disproportionnée ».
Elle a prétendu que « l’acte d’enquête effectué […] était une perquisition […] et qu’une telle mesure, intrinsèquement coercitive quoique conditionnée par l’assentiment de l’organe de presse, avait pour objet d’identifier les sources des enregistrements […] et constituait une ingérence dans l’exercice de sa liberté garantie par l’article 10 ConvEDH qui n’était ni nécessaire ni proportionnée au but poursuivi dont la légitimité n’est pas établie ».
Elle a ajouté que, « l’absence de pénétration dans ses locaux et de saisie effective ne retire en rien à la mesure […] son effet inhibiteur sur son activité et ses sources, qui peuvent craindre pour la préservation de leur anonymat ».
En réplique, l’agent judiciaire de l’État a fait valoir que le but de la perquisition envisagée n’était « en rien de procéder à une fouille des locaux de la société Médiapart, mais uniquement d’obtenir, dans les meilleurs délais, et avec l’accord du journal, la remise des enregistrements litigieux ». Il a souligné « l’absence de pénétration dans les lieux et de saisie, dans le respect du refus des journalistes ». En conséquence, il a contesté « la qualification de perquisition et de tentative de perquisition ».
Pour le Tribunal, « le déplacement, dans le cadre d’une enquête préliminaire, de magistrats et d’officiers de police judiciaire jusqu’au seuil du local » d’un média « pour obtenir la remise, avec son accord, d’objets, de documents ou d’informations […] est susceptible de recevoir les qualifications de réquisition ou de perquisition ».
Le jugement ajoute que « la qualification d’un acte, par hypothèse ordonné avant sa réalisation concrète, ne dépend pas de son résultat effectif mais de l’objectif qu’il poursuit, peu important qu’il se solde par un échec ou soit finalement infructueux : le fait que les autorités présentes devant les locaux de la société Mediapart n’aient pas pénétré […] ni fouillé les lieux n’est pas décisif si le but du transport était le recueil d’une information ou d’un document conservé sur place ». Se référant à la jurisprudence de la CEDH (Roemen et Schmit c. Luxembourg, 25 février 2003), il considère que « l’échec d’une mesure n’en fait pas un non-événement et ne permet pas sa requalification rétrospective ».
Il considère qu’il n’est « pas abusif d’évoquer une tentative de perquisition si la mesure a été infructueuse ou avortée faute d’accord » des représentants du média à son égard.
Estimant qu’étaient en balance des intérêts privés (la protection de la vie privée des individus dont les conversations ont été enregistrées) « et, à travers la protection de ses sources, la liberté d’expression exercée par la société Mediapart pour traiter un débat d’intérêt général d’importance », le Tribunal considère que, « au regard de l’objet de l’article et de l’importance de sa contribution à un débat d’intérêt général touchant la vie politique du pays, l’intérêt privé devait céder dans la protection des sources ». Il conclut que « la perquisition litigieuse n’était ni nécessaire dans une société démocratique ni proportionnée à l’objectif poursuivi au sens de la jurisprudence de la CEDH ».
Il a été jugé que l’atteinte ainsi portée à la protection des sources d’information des journalistes justifie qu’il lui soit dû réparation.
Réparation de l’atteinte à la protection des sources des journalistes
Estimant avoir « subi un préjudice anormal, spécial et d’une particulière gravité, causé directement » par la tentative de perquisition, la société éditrice de Mediapart a saisi le Tribunal d’une demande de réparation, sous différentes formes, dudit préjudice moral. Elle a, pour cela, sollicité le versement « d’un euro à titre de dommages-intérêts » et que soit ordonnée la publication, « visible pendant une durée minimale de quinze jours », d’un communiqué judiciaire, « en page d’accueil du site du ministère de la Justice ».
Pour l’agent judiciaire de l’État, « la demande de remise volontaire […] des enregistrements recherchés » n’ayant été « accompagnée d’aucune mesure de contrainte et n’ayant pas été suivie d’effet », la société Médiapart ne pouvait se prévaloir d’aucun dommage.
Pour le Tribunal, « au regard de la nature de la liberté exercée et de l’atteinte portée à l’un de ses piliers », Mediapart « justifie subir » le préjudice allégué.
Considérant que, « ainsi que le reconnaît la société Mediapart, le litige avant tout porte, pour elle, sur une question de principe » et que « la condamnation de l’État (est) en soit une mesure de nature à réparer les préjudices subis », le Tribunal condamne symboliquement l’agent judiciaire de l’État « à payer à la société Médiapart la somme d’un euro en réparation de son préjudice ».
Alors que Mediapart sollicitait, par ailleurs, la publication d’un communiqué judiciaire sur le site du ministère de la Justice, le jugement considère qu’une telle publication, sur ce site, « à l’évidence moins consulté que son propre média en ligne, n’a aucun intérêt ». Il rappelle que « la société Mediapart peut, sans autorisation du juge, effectuer, à ses frais et sauf abus, toute mesure de publicité du jugement ». En conséquence, la demande est rejetée.
En application des dispositions de la loi française, et sous l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, le Tribunal consacre ici le principe de la protection des sources d’information des journalistes, y compris à l’égard d’une tentative de perquisition qui n’a pas été effectuée en raison du refus opposé par les représentants du média concerné. Il prononce, à cet égard, une condamnation de principe qui pourra apparaître comme relativement équilibrée. Certains estimeront en effet qu’une telle protection est excessive et injustifiée, notamment dans le cadre de la recherche des éléments de preuve d’une infraction imputable aux journalistes. Tandis que d’autres, au nom de la garantie de la liberté d’information, la considéreront comme absolument nécessaire et justifiée en toutes circonstances. Jusqu’où convient-il de faire, en la matière, un cas à part des médias ?
Référence : AJU306050