La cryptomonnaie ou l’émergence d’une nouvelle féodalité
L’émergence des cryptomonnaies, dont le bitcoin est le plus illustre exemple, vient d’une certaine manière détacher la monnaie de l’emprise de l’État. Cette évolution invite à se demander si nous n’assisterions pas à une reféodalisation.
Sur les évolutions du droit actuel, l’historien du droit ne peut s’empêcher de penser que l’on assiste aujourd’hui à l’éclosion de nouvelles féodalités. L’idée n’est pas neuve1, mais ne cesse de croître au fil des réformes.
Rappelons tout de suite ce qu’est la féodalité2. L’Empire carolingien, tout d’abord, connaît des institutions complexes dont les rouages sont particulièrement aboutis. Il émane du système judiciaire, dans lequel le droit a toute sa place, des décisions fondées en autorité. Un personnel complexe gravite autour des autorités chargées de rendre justice au nom de l’Empereur : des juges, des connaisseurs de lois, des médiateurs, des scribes, des portiers chargés de filtrer l’auditoire, etc. Les règles de procédure, la composition du personnel judiciaire et leur fonction peuvent ainsi se reconstruire. Mais lorsque l’Empire carolingien s’effondre et ne jouit plus d’autorité au début de l’an mil, les institutions passent d’une structure de type centralisé à une structure de type microsociétal ; par-là, le pouvoir judiciaire, à l’origine délégué, se partage, et rend les institutions carolingiennes inopérables en cas de conflits. S’ouvre alors une période où la justice contractuelle se substitue aux institutions de manière pragmatique. Le tribunal n’existe plus. Les parties ne peuvent plus que conclure des accords précaires… sans possibilité d’avoir accès aux juges. Cette période de flou institutionnel (1000-1050) laisse ensuite sa place à la féodalité au sein de laquelle la justice seigneuriale va s’exercer. Entre 1050 et 1190, en l’absence de moyen de contrainte étatique et efficace, la justice est principalement rendue par voie de médiation et d’arbitrage dans les cours seigneuriales. Il faut attendre le XIIIe siècle, progressivement marqué par le développement du pouvoir royal, pour qu’un système répressif, de nature inquisitoire, permette de rendre des jugements.
Il faut en conséquence comprendre que la féodalité est marquée par le démembrement de la puissance publique. La cryptomonnaie en est un exemple fameux.
La monnaie virtuelle, dont le bitcoin est l’exemple le plus représentatif, tente de détacher la monnaie de l’emprise de l’État3. Toutefois, le bitcoin et toutes les autres cryptomonnaies soulèvent de nombreuses et fondamentales questions pour les juristes comme pour les économistes. Sont-elles une monnaie « transnationale, a-bancaire et décentralisée »4 ? Le bitcoin, par exemple, semble fonctionner comme une unité monétaire mais également comme un système de paiement, loin d’être autonome et détaché de toute autre unité monétaire étatique5.
La cryptomonnaie a pour caractéristique l’utilisation massive de l’électronique. La monnaie électronique en est un substitut qui se définit comme « une valeur monétaire qui est stockée sous une forme électronique, y compris magnétique, représentant une créance sur l’émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins d’opérations de paiement (…) et qui est acceptée par une personne physique ou morale autre que l’émetteur de monnaie électronique »6. Ces monnaies privées, concurrentes des monnaies étatiques, sont susceptibles de s’y substituer7.
Si le bitcoin n’est pas une devise ayant cours en France, rien n’interdit toutefois de l’utiliser comme des monnaies conventionnelles dans les échanges économiques8. Les monnaies virtuelles apparaissent et sont donc utilisées indépendamment d’un quelconque garant universel, jusqu’à présent incarné par l’État9.
Notes de bas de pages
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1.
Laurent-Bonne N., « La re-féodalisation du droit par la blockchain », D. 2019, IP/IT, p. 416 ; Supiot A., « Les deux visages de la contractualisation : déconstruction du Droit et renaissance féodale », Chassagnard-Pinet S. et Hiez D. (dir.), Approche critique de la contractualisation, 2017, Paris, LGDJ, p. 19 ; Legendre P., « Remarque sur la re-féodalisation de la France », in Études en l'honneur de Georges Dupuis : droit public, 1997, LGDJ, p. 201.
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2.
Bournazel É. et Poly J.-P., La mutation féodale, 1980, Paris, PUF ; Bonnassie P., La Catalogne du milieu du Xe siècle à la fin du XIe siècle. Croissance et mutation d’une société, 1976, Toulouse, Université de Toulouse, 1976 ; Poly J.-P., La Provence et la société féodale (879-1166), 1976, Paris, Bordas ; Ascheri M., Lezioni di storia del diritto nel medioevo, 2007, Turin, Giappichelli, p. 26 ; Wickham C., « El fin del Imperio Carolingio. Qué tipo de crisis ? », in Kamen H. et alii (dir.), Las crisis en la historia, 1995, Salamenque, Ediciones universidad Salamanca, p. 11 ; Wickham C., « Le forme del feudalesimo », in Il feudalesimo nell’alto medioevo, t. 1, 2000, Spoleto, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, p. 15-46. Et, à titre d’approfondissement, Wickham C., Early medieval Italy. Central power and local society. 400-1000, 1981, Londres, Macmillan ; Bisson T., « The feudal revolution », Past and present 1994, n° 142, p. 36 ; Débax H., « L’aristocratie languedocienne et la société féodale : le témoignage des sources », in Bagge S. et alii (dir.), Feudalism. New landscapes of debate, 2011, Turnhout, Brepols, p. 78 ; Bournazel É. et Poly J.-P. (dir.), Les féodalités, 1998, Paris, PUF ; Lauranson-Rosaz C., « En France : le débat sur la mutation féodale. État de la question », in Urbanczyk P. (dir.), Europe around the year 1000, 2001, Varsovie, Widamictwo, p. 11 ; Kosto A., Making Agreements in Medieval Catalonia. Power, order and the written word, 1000-1200, 2001, Cambridge, Cambridge University Press ; Ganivet P., Recherches sur l’évolution des pouvoirs dans les pays lyonnais de l’époque carolingienne au lendemain de l’an mil, thèse dactyl., 2000, Clermont I ; Grimaldi L., Le Viennois du monde carolingien au début des temps féodaux, thèse dactyl., 2002, Clermont I ; Bonnassie P., « Les inconstances de l’an mil », Médiévales 1999, n° 37, p. 81. Contra Barthélémy D., La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ?,1997, Paris, Fayard ; « Encore le débat sur l’an mil ! », Rev. hist. droit 1995, p. 349 ; L’an mil et la Paix de Dieu : la France chrétienne et féodale, 980-1060, 1999, Paris, Fayard. Barthelemy D., La société dans le comté de Vendôme de l’an mil au XIVe siècle, 1993, Paris, Fayard ; Barthelemy D., « Deux mutations du féodalisme », in Barthelemy D. et Bruand O. (dir.), Les pouvoirs locaux dans la France du centre et de l’Ouest, 2005, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 233 ; Barthélemy D., « La société de l’an mil dans le royaume capétien : essai historiographique », Revue historique 2017, n° 681, p. 93.
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3.
Serval J. F. et Tranié J.-P., La monnaie virtuelle qui nous fait vivre, 2011, Paris, Eyrolles.
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4.
Lakomski-Laguerre O. et Desmedt L., « L'alternative monétaire Bitcoin : une perspective institutionnaliste », Revue de la régulation, 20 déc. 2015, https://journals.openedition.org/regulation/11489.
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5.
Carreau D. et Kleine C., v° Monnaie, Rép. droit international, juin 2017.
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6.
PE et Cons. UE, dir. n° 2009/110/CE, 16 sept. 2009 : JOUE, n° L 267, 10 oct. 2009.
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7.
Louvet N., « Les apports de la blockchain et des actifs numériques au secteur financier », D. 2019, IP/IT, p. 546 ; Pays B., Libérer la monnaie : les contributions monétaires de Mises, Rueff et Hayek, 1991, PUF, p. 231 ; von Hayek F. A., Pour une vraie concurrence des monnaies, 2017, PUF, trad. Vuillemey G.
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8.
Laurent-Bonne N., « La re-féodalisation du droit par la blockchain », D. 2019, IP/IT, p. 416.
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9.
Laurent-Bonne N., « La re-féodalisation du droit par la blockchain », D. 2019, IP/IT, p. 416 : « En témoigne, également, la certification distributive de transactions et d'actes juridiques, en dehors de tout contrôle étatique. Le fonctionnement collectif et pair à pair d'une blockchain permet ainsi de fonder un ordre normatif sur un dispositif d'enregistrement électronique partagé, supposé infalsifiable, qui se passe de toute autorité de confiance. À la manière du lien de vassalité, la chaîne de blocs tend à inscrire les hommes libres, organisés en réseau, dans un tissu d'obligations et de conséquences normatives qui les dépassent. Cette disparition du tiers public, garant des conventions et des échanges, évoque à l'historien du droit une féodalité polycentrique, amplement refoulée depuis la tourmente révolutionnaire ».