Le secret de l’enquête plus fort que la liberté d’information ?

Publié le 29/04/2020

Le secret de l’enquête serait-il en train de prendre le pas sur la liberté d’information ? C’est en tout cas la question que l’on peut se poser à la lecture de l’ arrêt n° 19-80.909, du 24 mars 2020 de la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Celui-ci casse un arrêt de la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris confirmant une ordonnance de non-lieu suite à une plainte, pour fait de violation de secret professionnel et recel de secret, à l’encontre de la reproduction, dans la presse, de propos émanant d’un commandant de police en charge d’une enquête.

Le secret de l’enquête policière en sort au moins provisoirement renforcé au détriment de la liberté d’information. Les explications d’Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.

 Il appartient à la loi et aux juges d’assurer un juste et délicat équilibre entre deux principes et préoccupations apparemment antinomiques : le nécessaire secret de l’enquête policière, d’une part, et la liberté d’information, d’autre part. Dans son arrêt n°19-80.909, la chambre criminelle de la Cour de cassation  rappelle cette exigence.

 Une simple affaire de tags dans le métro

  A l’origine de cette affaire se trouvent deux articles de presse rapportant les propos d’un commandant de police en charge d’une enquête relative à des faits de dégradation de rames de métro au moyen de tags. Sans en identifier nommément les auteurs supposés, il mentionnait, dans sa déclaration, leurs modes d’action et le coût estimé des dégâts qui en résultant. Il évoquait également les circonstances de leur interpellation.

L’un des individus concernés décida de porter plainte pour violation de secret de l’enquête, de la part du policier, et recel de ce délit, du fait des journalistes. Une première plainte fut classée sans suite. La deuxième, assortie d’une constitution de partie civile, déboucha sur une ordonnance de non-lieu.

Pour confirmer ladite ordonnance, la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, par arrêt du 20 décembre 2018, a notamment considéré : que « seules les citations entre guillemets correspondent avec certitude à des propos tenus » par le commandant de police ; que, « tels que retranscrits par le journaliste », ils « ne comprennent aucune indication permettant d’identifier les personnes interpellées et ne contiennent aucune révélation d’une information à caractère secret au sens des dispositions de l’article 226-13 du Code pénal » ; et « qu’il s’agit de commentaires, et non d’informations couvertes par le secret de l’enquête et de l’instruction ».

Le secret de l'enquête plus fort que la liberté d'information ?
Adobe/Richard Villalon

Une atteinte au secret professionnel ?

C’est cette décision, favorable à la liberté d’information, qui a été l’objet d’un pourvoi en cassation.

Dans son moyen au pourvoi, le demandeur invoquait notamment les articles 226-13 du Code pénal et 11 du Code de procédure pénale.

Relatif à « l’atteinte au secret professionnel », l’article 226-13 du Code pénal réprime, de manière générale, « la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire, soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire ». Posant pour principe que, sauf dérogations, « la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète », l’article 11 du Code de procédure pénale dispose que « toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du Code pénal ». Seul le procureur de la République est, dans certaines conditions, habilité à s’exprimer sur une affaire en cours.

Bien que non expressément mentionné ici, l’article 321-1 du Code pénal définit « le recel » comme « le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose ou de faire office d’intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d’un crime ou d’un délit ». La question a précédemment été débattue, en doctrine, de savoir si une information pouvait être considérée comme constitutive d’une « chose » susceptible de recel.

A ces dispositions et à l’application qui est susceptible d’en être faite, peut être opposé le principe de liberté de communication, consacré notamment, bien qu’ils ne soient pas explicitement invoqués ici, par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et l’appréciation que pourrait en faire le Conseil constitutionnel, et l’article 10 de la Convention (européenne) de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), très favorable à cette liberté et opposée à ce que des journalistes puissent être condamnés pour recel.

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L’éclairage du Conseil constitutionnel et de la CEDH

Dans une décision du 2 mars 2018, le Conseil constitutionnel a rappelé que, « en instaurant le secret de l’enquête et de l’instruction, le législateur a entendu, d’une part, garantir le bon déroulement de l’enquête et de l’instruction » et, « d’autre part, protéger les personnes concernées ». Il a ajouté que « la portée du secret » ainsi instauré « est limitée aux actes d’enquête et d’instruction et à la durée des investigations correspondantes ». Il en a été conclu que « le grief tiré de la méconnaissance de l’article 11 de la Déclaration de 1789 doit donc être écarté » et que la disposition contestée de l’article 11 du Code de procédure pénale doit être déclarée « conforme à la Constitution » (Cons. constit., déc. n° 2017-693 QPC, du 2 mars 2018).

La Cour européenne des droits de l’homme a eu à statuer, de manière le plus souvent favorable à la liberté de communication, sur des condamnations pour violation et recel de secrets.

Saisie d’une condamnation pour recel de violation de secret (fiscal), ladite Cour, « tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique (…) souligne que les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10 » de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, « de leur devoir de respecter les lois pénales ». Elle indique cependant qu’il est nécessaire de « déterminer si l’objectif de préservation du secret fiscal, légitime en lui-même, offrait une justification pertinente et suffisante à l’ingérence » que constitue la condamnation prononcée par les juges nationaux. Pour conclure à la « violation de l’article 10 », elle estime que « la condamnation des journalistes ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse » (CEDH, 21 janvier 1999, R. Fressoz et Cl. Roire c. France, n° 29183/95).

S’agissant de la condamnation pour publication de « débats officiels secrets », la Cour européenne, pour conclure qu’« il y a eu violation de l’article 10 », considère que « la condamnation du journaliste ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé, compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse » (CEDH, 25 avril 2006, Stoll c. Suisse, n° 69698/01). C’est cependant en sens contraire, restrictif de la liberté d’information, que, en cette même affaire, a statué la Grande chambre de la Cour en posant notamment que « la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations fiables et précises dans le respect de la déontologie journalistique » (CEDH, Grande chambre, 10 décembre 2007, Stoll c. Suisse, n° 69698/01).

Sur la base des articles 11 du Code de procédure pénale et 226-13 du Code pénal, le demandeur au pourvoi a fait valoir que, en confirmant le non-lieu, la Chambre de l’instruction a méconnu les textes et les principes du secret de l’enquête policière et du secret professionnel tels qu’ils s’imposent à un commandant de police en charge d’une enquête.  Bien qu’il n’en soit pas expressément fait mention, c’est, contre la règle du secret de l’enquête et du secret professionnel, et le respect des droits de la personne qui s’estimait ainsi injustement mise en cause, le principe de liberté d’expression du commandant de police et de liberté d’information des journalistes qui, en cette affaire, avait prévalu jusque-là. C’est une appréciation inverse qui fonde l’arrêt de cassation.

Le secret de l'enquête plus fort que la liberté d'information ?

Seul le ministère public peut communiquer sur une enquête en cours

Dans cet arrêt, la Cour de cassation se réfère au dernier alinéa de l’article 11 du Code de procédure pénale. Par dérogation au principe du secret de l’enquête, celui-ci pose que, « afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public, le procureur de la République peut (…) rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ». Elle interprète exactement cette disposition en ce sens que « seul le ministère public est investi du droit de communiquer sur une enquête en cours, dans les conditions restrictives énoncées par le troisième alinéa de l’article 11 du Code de procédure pénale, de sorte que la communication de renseignements connus des seuls enquêteurs, par un officier de police judiciaire à des journalistes, est susceptible de constituer, le cas échéant, la violation du secret professionnel par une personne qui concourt à la procédure ». Tout autre, tel qu’un commandant de police, n’y est pas autorisé.

La Haute juridiction en conclut que « la cassation est par conséquent encourue de ce chef ». Elle « renvoie la cause et les parties devant la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris autrement composée ».

Sous réserve de ce que décidera la Cour d’appel de renvoi, un non-lieu ne peut, par principe, être ordonné face à des faits apparents de violation du secret de l’enquête policière par quelqu’un qui est tenu par cette obligation. Cela ne préjuge cependant pas de ce que, s’ils viennent à en être saisis, décideront les juges du fond. Ni encore moins, si l’affaire est portée jusqu’à elle, de l’appréciation qui pourra, par la suite, être celle de la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci, contrairement à ce qui ressort de la présente décision, fait largement prévaloir la liberté d’expression sur les autres droits et libertés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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