Sondages d’opinion : entre abus et bon usage
La multiplication des sondages d’opinion dans la perspective de la prochaine élection présidentielle suscite critiques, réflexions et interrogations. Une bonne compréhension de ce que sont les sondages et l’usage modéré qui devrait en être fait, dans le respect du cadre législatif qui s’y applique, devraient contribuer à en faire un instrument d’information au service de la démocratie. L’éclairage d’Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.
La succession de sondages d’opinion en relation avec l’élection présidentielle du printemps prochain conduit, en réaction à certaines utilisations et critiques dont ils sont l’objet, à considérer leur exploitation et la réglementation qui leur est applicable. Si l’abus des sondages est dangereux pour la démocratie, un bon usage, dans le respect du droit, peut être source d’informations utiles à cet égard.
Exploitation des sondages
Depuis des semaines, est publiée, par les différents médias, une série de résultats, pas toujours concordants, de sondages d’opinion relatifs à la prochaine élection à la présidence de la République. Extrapolant, pas toujours de la même façon ou dans le même sens, de leurs résultats, les personnalités politiques et les journalistes et autres débatteurs se livrent à leurs commentaires. Ils y consacrent de nombreuses déclarations et analyses, souvent partisanes et pas toujours rigoureuses, qui occupent les colonnes de journaux et les temps d’antenne des radios et des télévisions, ou qui sont colportées à travers les services de communication au public en ligne. De reflets de l’état de l’opinion à un moment particulier, certains tentent d’en faire un instrument de prédiction des résultats électoraux, sinon d’influence sur l’opinion publique elle-même.
Selon que les données d’un sondage leur paraissent bénéfiques ou positifs ou, au contraire, défavorables à leur personne ou à la cause qu’ils soutiennent, les uns et les autres les mettent en avant ou, à l’inverse, formulent de sévères critiques à leur encontre, les contestent et nient leur valeur et leur crédibilité. Leur appréciation est susceptible de changer à l’occasion de prochains sondages.
Ceux qui prétendent dénoncer le fait que les sondages se seraient trompés lors de précédents scrutins et qu’il conviendrait donc de ne pas leur accorder davantage d’attention oublient que, notamment plusieurs mois à l’avance, leurs résultats ne sont pas et ne doivent pas être pris pour une prévision. De telles études ne permettent que de rendre compte de ce qu’est l’état de l’opinion au moment où elles sont réalisées.
Ce qui est contestable c’est le fait, de la part des médias et des milieux politiques, de réduire les sondages à des tests de popularité des personnalités et à leur classement ou à un instrument d’évaluation de leurs chances de succès dans la course électorale.
L’attention exclusivement portée sur les résultats des sondages empêche l’instauration d’un vrai débat sur les questions de fond.
Reflets de l’opinion, les sondages ne doivent pas être transformés en faiseurs de cette opinion. Ils peuvent contribuer à faire émerger des personnalités politiques, à les soutenir dans leur possible candidature ou à les faire apparaître comme étant davantage dignes de confiance ou d’intérêt. Etre bien placé dans les sondages suscite l’attention des médias. Une situation contraire produit l’effet inverse. Ainsi lancée, la machine politique et médiatique se nourrit et s’entretient elle-même.
Pour être instructifs et utiles, les sondages d’opinion devraient ne pas se limiter à paraître faire des prévisions sur les chances de succès de chacun des candidats, déclarés ou potentiels. Il conviendrait de veiller à ce que cela ne soit pas fait par ceux qui les commentent et tentent d’en tirer profit.
Des critiques peuvent être formulées à l’encontre des sondages. Elles devraient probablement moins viser ceux qui les réalisent que ceux qui les exploitent et en tirent des conclusions hâtives et totalement étrangères à ce qu’ils peuvent être et faire apparaître.
Pour échapper à la pression que les résultats des sondages peuvent exercer sur l’opinion elle-même, faudrait-il, comme le préconisent certains, renoncer à en réaliser et en publier, et aller jusqu’à les interdire ? Bannir les sondages, ne serait-ce pas se priver d’un instrument de connaissance de l’état de l’opinion.
Quelle que soit la rigueur mise par les organismes de sondages dans l’élaboration de leur échantillon et la réalisation de leurs enquêtes, et même en apportant les corrections qu’ils savent devoir introduire, ils sont tributaires des réponses qui leur sont faites, avec plus ou moins de conscience et de franchise, par les personnes qu’ils interrogent et dont les opinions peuvent être changeantes.
Il est probable que, si les résultats de sondages ont quelque influence, cela se fasse dans des sens contraires. Sans doute s’équilibrent-ils sinon s’annulent-ils les uns les autres. Certains électeurs font le choix du « vote utile ». Les uns volent sans doute au secours de la victoire. D’autres apportent leur soutien à des candidats considérés comme ayant moins de chance ou pour défendre une conviction ou une préoccupation, même minoritaire ou considérée comme moins essentielle… au risque de priver de voix et de provoquer l’échec de la personne ou de la cause dont le succès avait pu être présenté comme acquis.
Les sondages d’opinion permettent de connaître les préoccupations et les préférences des différentes catégories de la population. Ils peuvent servir ainsi à déterminer les thèmes d’une campagne électorale ou à en forger les arguments. Ils ne doivent cependant pas enfermer le débat sur ces seuls sujets et dicter les positions prises par les candidats. Ceux-ci doivent parfois savoir aller à l’encontre de l’opinion et prendre le risque de l’impopularité. Il convient de ne pas glisser de la démocratie, tenant légitimement compte de l’état de l’opinion, au populisme et à la démagogie.
Aussi utiles et instructifs que les sondages puissent être, il convient cependant d’en faire un usage prudent et modéré. Ils doivent être considérés comme un élément parmi beaucoup d’autres du débat politique et de la connaissance de l’opinion. Cela relève de la responsabilité de chacun, qu’il s’agisse de ceux qui les réalisent ou les commentent, des personnalités politiques et du public lui-même.
Les sondages ne sont pas en eux-mêmes mauvais. C’est l’utilisation excessive qui en est parfois faite qui peut l’être.
Pris pour ce qu’ils sont, les résultats des sondages constituent, parmi bien d’autres éléments, complémentaires les uns des autres, une information utile pour les responsables politiques comme pour les électeurs.
Pour assumer leur rôle informatif et ne pas être pris pour autre chose que ce qu’ils sont et peuvent être, les sondages et ceux qui les effectuent et les exploitent doivent au moins respecter les éléments de réglementation qui, dans l’intérêt de tous, s’imposent et s’appliquent à eux.
Réglementation des sondages
Afin de contribuer à assurer le sérieux, la crédibilité et la juste exploitation et compréhension des sondages d’opinion à caractère politique, la loi n° 77-808, du 19 juillet 1977, plusieurs fois modifiée et complétée depuis, impose, aux organismes qui les réalisent et à ceux qui les publient et les commentent, le respect de diverses règles et contraintes.
Pour écarter les risques de fausse interprétation, l’actuel article 1er de ladite loi pose que’« un sondage est, quelle que soit sa dénomination, une enquête statistique visant à donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon représentatif ».
Sont ainsi régis, tant en ce qui concerne leur réalisation que leur publication, les sondages « portant sur des sujets liés, de manière directe ou indirecte, au débat électoral ».
Réalisation des sondages
Par la loi, il est posé que « nul ne peut réaliser » un de ces sondages, « destinés à être publiés ou diffusés, s’il ne s’est engagé, par une déclaration préalablement adressée à la Commission des sondages, à appliquer les dispositions » légales et réglementaires en vigueur.
Sur les organismes de sondages pèse l’obligation de « procéder au dépôt auprès de la Commission des sondages […] d’une notice précisant au minimum » : 1° leur nom ; « 2° le nom et la qualité du commanditaire du sondage […] 3° le nombre de personnes interrogées ; 4° la ou les dates auxquelles il a été procédé aux interrogations ; 5° le texte intégral de la ou des questions posées […] une mention précisant que tout sondage est affecté de marges d’erreur ». Indication doit encore être fournie notamment de : « 2° l’objet du sondage ; 3° la méthode selon laquelle les personnes interrogées ont été choisies, le choix et la composition de l’échantillon ; 4° les conditions dans lesquelles il a été procédé aux interrogations ; 5° la proportion des personnes n’ayant pas répondu à l’ensemble du sondage et à chacune des questions […] 7° s’il y a lieu, les critères de redressement des résultats bruts du sondage ».
Il est précisé que cette notice est, à l’usage de tous, rendue publique sur le service de la communication au public en ligne de ladite Commission.
Il appartient, par ailleurs, à la Commission des sondages de vérifier que les sondages « ont été commandés, réalisés, publiés ou diffusés conformément » à la loi et aux textes réglementaires.
Publication des sondages
Aux dispositions relatives aux modalités de publication des sondages, s’ajoutent celles concernant la publication des décisions ou mises au point, portant sur leur réalisation, formulées par ladite Commission.
Aux termes de la loi de juillet 1977 révisée, nombre d’indications concernant la réalisation des sondages, qui doivent être transmises, à la Commission des sondages, par les organismes qui les effectuent, doivent également en accompagner la publication. Cela porte notamment sur : « 1° le nom de l’organisme ayant réalisé le sondage ; 2° le nom et la qualité du commanditaire du sondage […] 3° le nombre de personnes interrogées ; 4° la ou les dates auxquelles il a été procédé aux interrogations ; 5° le texte intégral de la ou des questions posées […] 6° une mention précisant que tout sondage est affecté de marges d’erreur ».
Il est ajouté que doit être communiqué le « texte intégral des questions posées ».
Tout cela est-il toujours clairement et rigoureusement respecté ? Les commentateurs et le public y portent-ils suffisamment attention ?
La loi organique n° 2021-335, du 29 mars 2021, portant diverses mesures relatives à l’élection du Président de la République, pose que, « pour la prochaine élection du Président de la République […] toute publication ou diffusion de sondage » en relation avec cette élection « est accompagnée des marges d’erreurs des résultats ». Une telle obligation ne devrait-elle pas être généralisée à l’ensemble des scrutins ? Pourquoi ne la prévoir que « pour la prochaine élection » et pas pour celles qui suivront ?
Du fait de la loi de 1977, subsiste une interdiction de publication, dans le temps, des résultats d’un sondage. Il est en effet posé que, « la veille et le jour de chaque scrutin, aucun sondage électoral ne peut faire l’objet, par quelque moyen que ce soit, d’une publication, d’une diffusion ou d’un commentaire ». Précision est cependant apportée que « cette interdiction ne fait obstacle ni à la poursuite de la diffusion de sondages publiés avant la veille de chaque scrutin ni au commentaire de ces sondages, à condition que soient indiqués la date de la première publication ou diffusion, le média qui les a publiés et l’organisme qui les a réalisés ».
Aux éléments qui doivent accompagner la publication des résultats des sondages, peut éventuellement s’ajouter l’obligation de publication des décisions de la Commission des sondages.
Il est ainsi posé que ladite Commission « peut, à tout moment, ordonner à toute personne qui publie ou diffuse un sondage » en relation avec une élection « réalisé, publié ou diffusé en violation » de la « loi et des textes réglementaires applicables ou en altérant des résultats obtenus, de publier ou de diffuser une mise au point […] présentée comme émanant de la Commission ». Il est précisé que cette mise au point « est, suivant le cas, diffusée sans délai et de manière que lui soit assurée une audience équivalente à celle de ce sondage, ou insérée dans le plus prochain numéro du journal ou de l’écrit périodique, à la même place et en mêmes caractères que l’article qui l’a provoquée et sans aucune intercalation ».
Il est ajouté que « les décisions de la Commission des sondages donnent lieu à notification et à publication » et qu’« elles sont notamment transmises aux agences de presse ».
Il est par ailleurs prévu que, « lorsque la publication ou le commentaire du sondage est intervenu pendant la semaine précédant un tour de scrutin, les sociétés nationales de programme » de radio-télévision « diffusent sans délai la mise au point de la Commission », sur demande de celle-ci.
La loi comporte, par ailleurs, des dispositions qui répriment notamment le fait « d’utiliser le mot ‘sondage’ pour des enquêtes portant sur des sujets liés, de manière directe ou indirecte, au débat électoral et qui ne répondent pas à la définition du sondage […] de commander, réaliser, publier ou laisser publier […] un sondage en violation » des dispositions applicables ; « de ne pas publier ou diffuser une mise au point demandée par la Commission des sondages […] ou de la diffuser dans des conditions contraires » aux dispositions légales.
La violation des obligations légales est éventuellement susceptible d’être prise en compte par le juge de l’élection pour apprécier la sincérité et la régularité de certains scrutins au moins.
L’abus, en nombre et dans l’exploitation qui en est faite, des sondages d’opinion à caractère politique est dangereux pour la démocratie. Par l’information qu’elle constitue ou qu’elle comporte, une utilisation modérée et encadrée de ces sondages, dans le respect du droit, est éclairante et contribue au bon fonctionnement du système démocratique. Il convient de ne pas s’en priver mais d’en faire bon usage.
Référence : AJU254450