Affaire Halimi : ce n’est pas le cannabis qui est en cause mais l’abolition totale du discernement
L’arrêt de la Cour de cassation dans l’affaire Sarah Halimi (1) a déclenché une violente polémique. Une partie de l’opinion comprend cette décision comme signifiant que prendre des stupéfiants serait désormais une cause d’exonération de responsabilité. Jean-Baptiste Perrier, professeur de droit privé à l’Université d’Aix-Marseille, corrige cette erreur d’interprétation et met en garde contre la tentation de distinguer de « bons » et de « mauvais » fous.
Actu-Juridique : Que pensez-vous de la colère déclenchée par la récente décision de la Cour de cassation confirmant l’irresponsabilité du meurtrier de Sarah Halimi ?
Jean-Baptiste Perrier : Elle s’explique à mon avis notamment par l’incompréhension que suscite l’expression de « bouffées délirantes ». On a l’impression que c’est quelque chose d’aussi léger et fugace qu’une bouffée de cigarette. On peut penser que KobiliTraoré a eu une impulsion, qu’il a jeté Sarah Halimi par la fenêtre et qu’il est redevenu normal quelques instants plus tard. Alors qu’une bouffée délirante, telle que la décrivent les experts, c’est quelque chose de très grave qui dure longtemps et révèle souvent l’existence de pathologies profondes, par exemple des psychoses. Pour avoir fait un stage dans un service psychiatrique en milieu pénitentiaire et rencontré ces malades, je sais à quel point le cerveau est capable de se déconnecter du réel et de toute rationalité.
Actu-Juridique : La consommation de cannabis serait un permis de tuer, ont déclaré certains à l’annonce de la décision . Est-ce le cas ?
J-B. P : Pas du tout, personne ne dit cela et certainement pas la justice. Il a pris du cannabis, mais ce n’est pas ça le problème, s’il est jugé irresponsable c’est parce que les experts ont conclu à l’abolition totale du discernement au moment des faits. Or, depuis longtemps on a renoncé à juger les fous, plus précisément à juger les personnes qui n’ont pas librement conscience de leurs actes. Il y a un peu plus de dix ans, nous avions déjà connu ce débat lorsqu’une personne hospitalisée pour troubles psychiatriques avait décapité deux infirmières. Les circonstances étaient particulièrement atroces. Cette personne n’a pas été jugé pénalement responsable malgré l’horreur de son crime. Nicolas Sarkozy à l’époque avait fait adopter une loi qui contenait deux dispositions principales : la rétention de sûreté et la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. Sur le second volet, il constatait, avec raison, que le non-lieu dans ce type d’affaire est très violent. Pas de procès, la personne part à l’hôpital sur décision du préfet, tout ceci donne le sentiment à la famille qu’il ne s’est rien passé. Pour éviter cela, la loi du 25 février 2008 a créé une déclaration d’irresponsabilité pénale : cela permet une audience, présidée par un juge, au terme de laquelle on déclare que la personne est bien l’auteur des faits mais qu’elle est irresponsable. C’est sans doute ce qui va arriver à Kobili Traore car pour lui, comme pour les autres cas, la seule question que l’on se pose est de savoir si le discernement était ou non aboli au moment des faits. Il faut ici dire que dans la plupart des cas, les experts retiennent l’altération, qui réduit mais n’efface pas la responsabilité. L’abolition totale du discernement comme ici est extrêmement rare. On parle d’une perte totale de conscience de ses actes.
Actu-Juridique : Cette abolition totale du discernement est présentée comme consécutive à une prise de cannabis. Kobili Traoré n’est-il pas dès lors responsable de son état ?
J-B. P : Tous les fumeurs de cannabis n’ont pas de bouffées délirantes ! On pourrait en effet le poursuivre pour consommation de substances illicites, mais on mesure à quel point c’est dérisoire au regard de la gravité des faits. Il n’a pas voulu cet épisode délirant, celui-ci témoignerait d’ailleurs d’une pathologie sous-jacente. On ne peut pas considérer qu’il y aurait des « bons fous » irresponsables pénalement parce que identifiés comme atteints d’une pathologie mentale et les « mauvais fous » victimes d’une bouffée délirante suite à un facteur déclenchant. Dans ce cas, que fait-on des personnes qui, sous l’emprise de médicaments aux effets psychotropes, commettent des actes criminels ? C’est une circonstance aggravante ou au contraire une cause de réduction de responsabilité ? Personnellement, je pense que l’infraction n’est même pas constituée, puisque l’absence de discernement implique le défaut d’intention. C’est la même chose que le très jeune enfant qui crève l’œil d’un camarade avec un bâton, il n’est pas conscient et surtout n’a pas voulu ce dommage irréparable qu’il a provoqué.
Actu-Juridique : Il reste quand même un problème : comment le cannabis peut-il être une circonstance aggravante au volant ou dans le cadre des violences familiales et engendrer, dans cette affaire de meurtre, l’exact inverse, à savoir une irresponsabilité ?
J-B. P : Il faut bien expliquer ce point : le point de bascule, c’est le discernement. Si j’ai bu et que, bien que me sentant saoul, je prends le volant, j’ai conscience de prendre ma voiture, d’avoir trop bu et de mettre les autres en danger, donc je suis non seulement responsable mais on peut m’imputer des circonstances aggravantes. En revanche, si mon état fait que je n’ai plus conscience de ce que je suis en train de faire, alors je deviens irresponsable. Pour autant, il faut rappeler que cette solution est exceptionnelle car l’abolition du discernement est exceptionnelle. Les exemples d’irresponsabilité sont souvent édifiants : le 21 mai 1996, la cour d’appel de Paris avait eu à connaître le cas d’un homme, atteint de schizophrénie, qui avait commis des violences sur des agents de la RATP parce qu’il entendait des voix et les juges l’ont pourtant reconnu responsable. On voit ici que le trouble est plus grave encore : Traore n’est plus en état d’être conscient qu’il tue une femme, dans son délire, il tue un démon juif. Mais ce n’est pas la prise de stupéfiants qui l’exonère de sa responsabilité, c’est l’abolition du discernement due à une bouffée délirante. D’ailleurs, s’il avait pris de la cocaïne pour passer à l’acte, il serait considéré comme responsable car son discernement n’est pas aboli dans une telle situation. Encore une fois, l’abolition du discernement est extrêmement rare, surtout avec du cannabis. Le LSD peut parfois engendrer des épisodes délirants, mais alors les gens s’en prennent le plus souvent à eux-mêmes, en croyant par exemple qu’ils sont capables de voler.
Actu-Juridique : Vous pensez donc qu’il est inutile de changer la loi, contrairement à ce que semble souhaiter le président de la République ?
J-B. P : Oui, pour deux raisons. D’abord on connait les limites du réflexe « un fait divers, une loi ». Ce n’est pas utile car l’affaire est exceptionnelle. Il faut se méfier de ce type de texte, ils sont taillés sur mesure pour un fait divers bien particulier puis étendus souvent au gré des besoins. Par exemple, la rétention de sureté de la loi de 2008 concernait au départ une dizaine de personnes, des pédophiles particulièrement dangereux, puis certains ont rapidement proposé d’abaisser le seuil et, plus récemment, d’autres ont voulu l’appliquer aux terroristes. Ensuite, une réforme n’est pas souhaitable parce qu’elle s’annonce techniquement difficile. Que va-t-on prévoir ? Que par dérogation aux dispositions sur l’irresponsabilité pénale, la personne qui s’est volontairement intoxiquée demeure responsable même si son discernement est aboli ? Mais quel type d’intoxication ? Seulement les substances illicites, ou l’alcool et les médicaments aussi ? Et dans ce cas on assume de juger des fous ? De plus, je ne suis pas certain que ce soit conforme aux exigences constitutionnelles. Le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé sur ce point, mais dans ses décisions sur la justice pénale des mineurs, il semblait bien faire du discernement une condition de la responsabilité pénale. Surtout, pour réagir à une affaire passée répondant à une hypothèse rarissime, on risque de porter atteinte à une règle établie et qui a tout son sens, celle selon laquelle on ne juge pas les personnes dont le discernement est aboli au moment des faits. Il faut se souvenir du conseil de Portalis et de cette main tremblante et bien réfléchir avant de bouleverser nos règles fondamentales pour répondre à l’émotion, légitime, suscitée par un fait divers exceptionnel.
(1) Arrêt n°404 du 14 avril 2021 (20-80.135) – Cour de cassation – Chambre criminelle. Sont disponibles également sur la même page l’avis de l’avocate générale et le rapport du rapporteur.
Référence : AJU192898