Fraude à l’Urssaf : seuls cinq des 49 salariés étaient déclarés

Publié le 29/12/2022

Patron de 49 salariés étrangers, la plupart sans autorisation de travailler, Cihan a escroqué l’Urssaf à hauteur de 221 405 euros. Quand le tribunal de Meaux (Seine-et-Marne) l’a cité à comparaître, il a transféré la société et pris la poudre d’escampette.

Fraude à l’Urssaf : seuls cinq des 49 salariés étaient déclarés
Salle d’audience au tribunal judiciaire de Meaux (Photo : ©I. Horlans)

 L’application s’appelle « Escobar ». Comme Pablo, ex-baron de la cocaïne à la tête du cartel de Medellin (Colombie), millionnaire en pesos à 22 ans, roi de la contrebande, du trafic et de la corruption à l’échelle industrielle. D’où le surnom par antithèse. Elle est apparue en 2021 quand l’Urssaf, qui recouvre les cotisations patronales et salariales, a embauché des experts en datamining, comme elle l’écrit dans son rapport paru le 8 août dernier. Soit, en français, des informaticiens chargés d’explorer des données. Leur mission : repérer des comportements douteux en 2020, année difficile pour les professionnels frappés par la pandémie de Covid, « sans toutefois freiner la reprise économique ». D’où l’instauration du « droit à l’erreur », mais une tolérance zéro pour les fraudeurs. Ainsi l’Urssaf a-t-elle récupéré 789 millions d’euros (+ 30 % par rapport à 2020) grâce à des contrôles en hausse de 46 %.

Si l’Union de recouvrement poursuit ses efforts pour encaisser « plusieurs centaines de millions » engloutis par les individus qui ont indûment perçu des aides (notre article du 20 décembre ici), elle lutte aussi contre le travail illégal d’employés étrangers, automatiquement privés de leurs droits.

Hausse constante du chiffre d’affaires et fausses fiches de paie

 « Escobar », donc, a signalé l’entreprise AJE, sise à Grigny jusqu’au 27 juin 2022. Depuis, elle a délocalisé son siège dans un département voisin d’Île-de-France, la Seine-Saint-Denis, où elle déclare trois à cinq salariés, comme précédemment en Seine-et-Marne. En dépit de son faible effectif, la société spécialisée dans les travaux de terrassement a dégagé un chiffre d’affaires de 394 400 € et 34 000 € de bénéfices en 2020. « Il est en hausse constante », précise d’ailleurs le procureur Pierre-Yves Biet à la chambre financière. Et pour cause : l’établissement employait en fait 49 ouvriers. Parmi eux, assis coudes sur les genoux à cause de son dos douloureux, Abdullah, un Turc installé en France depuis 2015. Il espère être confronté à son ancien patron qui l’a privé de six mois de salaire.

À l’ouverture de l’audience, Cihan est absent. Un problème de transport ? En attendant, la présidente Isabelle Florentin-Dombre statue sur le sort de Khaled, père de quatre enfants, libérable de prison en 2032. « Je suis tombé dans un quiproquo (sic) et je me retrouve avec dix ans. C’est trop, là », dit-il. Le quiproquo en question englobe des violences contre des policiers, un vol aggravé en réunion (110 000 € de préjudice) et en récidive, 19 mentions à son casier et « encore des infractions à juger ». Il sollicite l’élargissement anticipé – « le passé m’a rattrapé, ça m’a fait un électrochoc » –, qui lui est bien entendu refusé.

Retour à « Escobar », qui a détecté « de fausses fiches paie » à destination des Africains, Turcs, Sud-Américains corvéables à merci et 70 938 € sur le compte bancaire de Cihan, prestement saisis. En revanche, lui s’est envolé.

Abdullah a travaillé un an sur un chantier sans contrat

 Plusieurs parties civiles rapportent un même mode opératoire, résumé par Abdullah, le Turc âgé, visiblement usé : Cihan l’a fait bosser avec un faux titre de séjour durant un an sur un chantier et sans contrat de travail. Il l’a un temps payé en espèces, puis a cessé de le rémunérer. Bien que marié à une Française, l’ouvrier fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire (OQTF) à cause de l’utilisation d’un titre illégal. Il la respectera mais veut, au moins, être dédommagé des 9 000 € qu’on lui doit.

Cihan et l’entreprise AJE, poursuivies pour travail dissimulé entre 2019 et 2021 à Grigny, ont également une ardoise à l’Urssaf d’Île-de-France, dont le représentant calcule le montant à la barre : au total, 221 405 €. La « mise en demeure » qu’il a envoyée est restée lettre morte comme la convocation devant la justice.

Puisque Cihan semble se moquer des conséquences de ses actes, M. Biet a la main lourde. A fortiori en raison de « la délocalisation opportune » dans le 9-3, « du changement de dirigeant », de « cinq salariés déclarés sur 49 » et « de sa volonté de diluer ses responsabilités dans une fraude de grande ampleur ». Contre l’absent, il requiert une interdiction de gérer durant dix ans, douze mois de prison avec sursis probatoire de deux ans, une amende de 5 000 € et une autre de 30 000 contre la société, dont moitié avec sursis. Quant aux 70 938 euros confisqués par l’AGRASC, l’agence de recouvrement des avoirs saisis, et qui dorment à la Caisse des dépôts parmi 401 474 461 millions d’euros non restitués (1), ils devront être versés à l’Urssaf.

Sans avocat de la défense, le procès s’achève par un jugement exécutoire rapidement prononcé : la peine de prison avec sursis est abaissée de deux mois, l’interdiction de gérer tombe à un trimestre – Cihan a de toute façon probablement quitté la France –, l’Urssaf sera remboursée et Abdullah est admis dans ses droits à percevoir ses six mois de salaire, soit 9 000 €. Il lui est cependant recommandé de quitter la France avant d’être arrêté et placé en centre de rétention. Il opine, regarde sa femme qui tient sa main gauche, évoque à bas bruit son opposition au régime du président Erdoğan qui, il en est sûr, lui réservera un sort pire que Cihan.

(1) Selon le rapport de l’AGRASC en 2021

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