Insupportable justice de nuit

Publié le 24/08/2021

Alors que le ministère de la justice se félicite régulièrement de l’augmentation historique de son budget pour 2021, Me Julia Courvoisier rappelle qu’en France, on continue à juger et envoyer des personnes en prison jusque tard dans la nuit, faute de moyens.

Salle des pas perdus de Nanterre - Photo Pierre Anquetin
Salle des pas perdus du Palais de justice de Nanterre (Photo : ©P. Anquetin)

 Le 22 juillet 2021, en réponse à une question du sénateur Roger Karoutchi sur la situation préoccupante du tribunal de Nanterre en raison du manque de personnel,  le Ministère de la justice se vantait une nouvelle fois de l’augmentation « historique » du budget qui atteint cette année 8,2 milliards d’euros. Et d’ajouter « Depuis le début de l’année 2021, une attention toute particulière est portée aux effectifs du tribunal judiciaire de Nanterre et ces efforts se poursuivront au cours du second semestre 2021 » (réponse publiée au JO du Sénat le 22 juillet 2021 page 4623).

Une énième audience nocturne

Pour tout vous dire, je suis tombée de ma chaise à la lecture de ces lignes, moi qui venais de vivre, pour la énième fois, une audience correctionnelle nocturne.

C’était le 20 juillet dernier.

Ce jour-là, j’étais donc convoquée à Nanterre pour une audience au cours de laquelle mon client allait être jugé pour des faits graves de violences volontaires avec arme en récidive. Le tribunal avait à juger plusieurs affaires : deux où les prévenus étaient en détention provisoire (dont la mienne) et six dans lesquelles les prévenus comparaissaient libres.

Mais avant, le tribunal devait procéder à deux « fixations » : treize prévenus au total, tous extraits de leurs prisons respectives et qui ont demandé leur remise en liberté (ce qui est leur droit le plus absolu). Treize prévenus c’est autant d’avocats venant déposer des pièces, argumenter et répondre aux doutes et questions du procureur de la république.

Mais, me direz-vous, qu’est donc qu’une audience de fixation ?

L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que : « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable (..). Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est un des corolaires de la présomption d’innocence : pour éviter que des innocents attendent trop longtemps leur procès, il ne faut pas tarder à les juger.

C’est pourquoi l’article 179 du code de procédure pénale prévoit qu’une personne placée en détention provisoire dans le cadre d’une affaire correctionnelle doit être jugée dans le délai de deux mois à partir de la décision de « renvoi » (c’est la décision par laquelle un juge décide qu’un suspect sera jugé par un tribunal). Mais comme il se peut que ce délai de deux mois soit impossible à tenir, il existe des audiences de « fixation » qui se tiennent…tous les deux mois ! Le prévenu est extrait de sa cellule pour être amené devant le tribunal correctionnel qui vérifie son identité, lui rappelle les faits pour lesquels il va être jugé et surtout, décide de le maintenir, ou pas, en prison. Le nombre d’audiences de fixation est limité à deux mais cela fait quand même passer le délai maximum de deux à six mois.

Le curseur du raisonnable est bien extensible avec la loi française ! C’est pourquoi d’ailleurs la France est très régulièrement condamnée pour ses délais excessifs.

Mais revenons à ce fameux 20 juillet au tribunal correctionnel de Nanterre.

Tous convoqués à 13h30

Nous étions TOUS convoqués à 13 heures 30. Les treize prévenus en audience de fixation et les huit affaires en état d’être jugées ! Si je suis arrivée vers 13 heures, mon client, lui, a été amené au petit matin par les escortes policières, en même temps que tous les autres détenus de sa prison devant être jugés ce jour-là à Nanterre. Il avait mis son réveil à 5 heures, m’a-t-il dit.

Les trois magistrats du tribunal correctionnel ont mis près de sept heures à évoquer ces deux premières audiences de fixation. Tous les prévenus ont été maintenus en détention : « monsieur, vous serez jugé en novembre, ce n’est plus bien loin ».

Je suis toujours sidérée quand j’entends que quatre mois de prison supplémentaires ce n’est pas bien long. Comme si être privé de sa liberté et vivre à deux, voire plus, dans une cellule de 9m2 avec des rats et des cafards était une partie de plaisir. Il faut rappeler que la France a été plusieurs fois condamnée pour ses conditions indignes de détention !

Sans compter les erreurs judiciaires.  On estime à environ 500 par an le nombre de recours contre l’Etat d’anciens détenus qui ont été innocentés après avoir été injustement incarcérés. Cinq cent vies d’innocents brisées ….

Ce n’est qu’à 20 heures ce 20 juillet 2021, que le tribunal a commencé à juger les affaires du jour !

On juge de nuit, on défend de nuit, on condamne de nuit !

C’est long de juger, car cela comporte plusieurs phases obligatoires et incompressibles. D’abord le tribunal lit le compte-rendu du dossier, puis procède à l’interrogatoire du prévenu et des parties civiles si elles sont présentes (ce qui n’était pas le cas dans mon affaire). Ensuite, le parquet procède aux réquisitions, la défense plaide, et enfin le prévenu a la possibilité de s’exprimer en dernier.  Et puis il y a le temps du délibéré.

Le tribunal a condamné mon client aux alentours de ….22 heures 30.

L’autre dossier dont le prévenu était détenu a été jugé après le mien.

Quant aux six autres dossiers dans lesquels les prévenus comparaissaient libres, ils ont été renvoyés d’office, le tribunal estimant qu’il ne pouvait pas les examiner. Parmi l’un d’eux, une sale affaire : il s’agissait d’un homme qui était prévenu d’agression sexuelle sur sa belle-fille (mineure ). Il était accompagné …. de la mère de la jeune fille, refusant de se constituer partie civile et soutenant visiblement son compagnon dans cette procédure pénale. Après avoir attendu des heures pour rien,  dans des conditions sanitaires discutables en raison de l’exiguïté de la salle,  les prévenus sont rentrés chez eux. Ils seront re-convoqués dans six à huit mois.

Et l’on veut nous faire croire que la justice est sauvée grâce à ce budget « historique » ?

Les avocats, comme les magistrats et les greffiers, ont régulièrement des audiences qui durent plus de 10 heures. Ils terminent tard dans la nuit et ce, plusieurs fois par semaine. Pendant des heures, ils écoutent, s’interrogent, débattent, questionnent. Ils essayent de maintenir leurs esprits éveillés pour comprendre, expliquer, défendre. Parfois sans manger ni boire pendant de longues heures.

Parce que dans tous les cas, la vie des justiciables est en jeu. Que ce soit du côté des victimes ou de celui des prévenus.

La justice de nuit était jusqu’ici le lot des comparutions immédiates, elle se généralise à toute la matière correctionnelle. On juge de nuit, on défend de nuit et on condamne de nuit. Les peines peuvent aller jusqu’à 20 ans de prison.

C’est ça, la justice du quotidien en France aujourd’hui.

Peut-être que, de temps en temps, avant de se jeter des fleurs, le Ministre de la Justice pourrait remettre les pieds en audience.

 

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