Tribunal judiciaire de Niort : « notre juridiction est en déshérence ! »

Publié le 19/07/2021

A Niort on manque de magistrats, de greffiers et de fonctionnaires de greffe, et l’on sait déjà qu’à la rentrée ce sera pire. Plongée au cœur d’un tribunal à bout de forces.

Tribunal judiciaire de Niort : « notre juridiction est en déshérence ! »
La ville de Niort avec au fond l’Eglise Saint André  (Photo : AdobeStock)

« Notre juridiction est malade, elle est en déshérence » se désole l’ex-bâtonnière du barreau des Deux-Sèvres, Anne-Laure Blouin. En cause ? Le manque de personnel au Tribunal judiciaire de Niort. Magistrats bien sûr, mais surtout greffiers et fonctionnaires de greffe. Dans une petite structure  comme celle-ci (une vingtaine de magistrats), la moindre absence compte double. Depuis quelques temps, le TJ cumule les difficultés et détient même un triste record :  pendant cinq ans il n’a plus eu d’audience de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC).  « C’est la seule juridiction de France ! », tient à souligner Anne-Laure Blouin.  A Niort, on a aussi été privé de juge d’instruction durant des mois.

Les avocats en première ligne face aux justiciables en colère

Le 8 juillet dernier, le barreau a organisé une conférence de presse pour alerter les médias. Les avocats n’en peuvent plus de devoir expliquer toute la journée à leurs clients pourquoi il faut attendre des mois, voire des années, pour obtenir une audience, puis une décision, puis attendre encore parce que finalement tout est reporté, parfois sine die.  « Nous sommes en première ligne face aux clients, et tout ce qu’on peut faire c’est leur recommander d’engager une action en responsabilité contre l’Etat » soupire le bâtonnier Jean-Aurélien Liauzun. En tant qu’auxiliaires de justice, c’est notre devoir d’alerter sur la situation ». Les 93 avocats du barreau des Deux-Sèvres n’ont quasiment plus accès au greffe, ni physiquement ni au téléphone. La juridiction éreintée s’est changée en bunker. « Ils sont obligés, confirme Natacha Aubeneau, vice-présidente du tribunal. S’ils répondent à tous les justiciables, ils ne peuvent plus travailler. Et ils prennent encore plus de retard. Mais nous sommes conscients que ce silence accroit la colère et l’incompréhension chez les justiciables, c’est un cercle vicieux d’où l’on ne peut pas sortir ». Impuissants, les conseils subissent la colère et l’incompréhension de leurs clients. Le manque de personnel a également un impact direct sur eux car faute de greffiers en nombre suffisant, les avocats peinent à obtenir leur attestation de fin de mission, ce précieux sésame qui leur permet de réclamer leur indemnisation à l’Etat quand ils travaillent à l’aide juridictionnelle. Certains à Niort attendent jusqu’à 2 ans pour toucher leur misérable tribut.

Sauvé par la grève des avocats !

Certes, la crise sanitaire a aggravé la situation, mais bien avant elle, le tribunal était déjà en grave difficulté. En décembre 2019, la juridiction elle-même avait tiré la sonnette d’alarme en votant une motion. « Autrement dit avant la grève des avocats, souligne le bâtonnier. La précision est importante : certains magistrats accusent en effet les avocats d’avoir aggravé les difficultés en faisant grève contre la réforme de retraites en janvier 2020. Les intéressés rétorquent que les problèmes de moyens sont anciens et profonds et qu’on ne saurait les en tenir pour responsables. A Niort, d’une certaine manière, cette grève a permis au tribunal de sauver la face. « En janvier 2020, le tribunal n’arrivait plus à tenir l’ensemble de ses audiences correctionnelles et s’apprêtait à annuler des audiences du juges des affaires familiales, la grève a résolu le problème puisque faute d’avocat les audiences ne pouvaient de toute façon pas se tenir » explique Anne-Laure Blouin.  Quand on l’interroge sur la situation de la juridiction, l’avocate multiplie les anecdotes plus affligeantes les unes que les autres : « j’ai un dossier dans lequel des parents qui ont adopté un enfant accouché sous X dans le cadre d’une adoption plénière, attendent depuis 2 ans la retranscription à l’état civil. Pour l’instant cet enfant n’a aucune existence légale et notamment il n’a pas d’assurance maladie ». Même si magistrats, greffiers et avocats se dévouent jusqu’à l’épuisement, le justiciable finit toujours par trinquer. « Cet hiver, faute de place dans le palais en raison d’une session d’assises, nous avons dû faire « un appel des causes » pour les audiences du juge aux affaires familiales à trois reprises dehors, dans la cour intérieure du palais à des températures négatives parfois ! se souvient Anne-Laure Blouin. Les justiciables étaient perdus et nous, nous avions tout simplement honte. Le greffier avait un rebord de fenêtre pour poser ses dossiers, nous grelottions de froid, le juge devait « hurler » pour se faire entendre… ».

« Ma cliente est désespérée, l’image de la justice est catastrophique »

Parfois, le jugement parvient si tard aux parties qu’il n’a plus de sens. Quand il n’aggrave pas la situation des justiciables. C’est la triste expérience que relate une avocate de ce barreau. En novembre 2020, elle dépose une requête pour statuer sur le sort d’un bébé de dix mois dont les parents, pas mariés, ont décidé de se séparer.  L’affaire est fixée au 6 mai. Dans l’attente de l’audience, une médiation est organisée et les parents s’entendent sur un droit de visite du père à la journée, une fois par semaine (sans nuitées). Il s’agit de ne pas priver le père de son enfant tout en permettant à celui-ci, en raison de son jeune âge, de rester avec sa mère. A l’audience du 6 mai, le juge annonce qu’il rendra sa décision le 10 juin 2021. Ce qui fut le cas, mais le jugement ne sera déposé dans la case palais de l’avocate que le 24 juin, récupérée par celle-ci le 25 et reçue par le confrère extérieur le lundi 28 juin. « Le jugement prévoyait d’habituer l’enfant progressivement à quitter sa mère en accordant au mois de juin deux nuitées, une semaine sur deux, au père en fin de semaine. La remise tardive de la décision a empêché la mise en place de cette organisation et le père a immédiatement fait valoir la seconde partie du dispositif. L’enfant âgé de 18 mois va donc passer une semaine chez son père alors que depuis sa naissance il n’a jamais été séparé une nuit de la mère depuis la naissance » déplore l’avocate. « A cela s’ajoute bien entendu les tensions dans le couple créées par le retard du jugement.  Ma cliente est désespérée, l’image de la justice est catastrophique ».

 « La caravane publicitaire de la justice de proximité »

Côté Chancellerie on objecte que l’augmentation cette année du budget est historique : plus 8%. Et pour que celle-ci soit sensible sans attendre le temps nécessaire à la formation de nouveaux magistrats et greffiers (plusieurs années), on a même embauché de assistants de justice pour offrir un renfort immédiat.  Ce sont les fameux « sucres rapides » pour reprendre l’expression du ministre. A Niort, les avocats se souviennent avec amertume de ce qu’ils appellent la « caravane publicitaire de la justice de proximité ».Traduction : la visite d’Eric Dupond-Moretti venu leur présenter ses fameux sucres rapides. « C’est du mercurochrome sur une jambe de bois » tacle Anne-Laure Blouin. D’abord, aussi diplômés soient-ils, ces assistants doivent être formés. Or les greffiers, débordés, n’ont pas la disponibilité nécessaire. Ensuite, comme ce sont des contrats à durée déterminée, ils ont à peine le temps de connaitre suffisamment le métier pour aider que déjà ils s’en vont. « On ne s’improvise pas greffier, c’est un métier. Je suis postulante dans un dossier pour un confrère parisien, raconte Me Blouin, un assistant de justice nous a transmis un jugement si cousu d’erreurs matérielles que nous avons été obligés de faire une requête en rectification La deuxième décision était pire ! Je suis donc en train de présenter une nouvelle requête en rectification de rectification d’erreur matérielle ! ». L’une des conséquences du manque de moyen est en effet la dégradation flagrante de la qualité de rédaction des jugements, dénoncée récemment dans nos colonnes par Me Michèle Bauer avocate au barreau de Bordeaux.

Des magistrats contraints d’être polyvalents

Excessifs les avocats ? Natacha Aubeneau, vice-présidente du tribunal, également membre du conseil national de l’Union syndicale des magistrats (USM) confirme l’état catastrophique de la juridiction. Le tribunal compte théoriquement 17 postes de magistrats du siège et 5 postes de magistrats du parquet, (tous pourvus, en théorie aussi). « La circulaire de localisation des emplois n’a pas évolué depuis des années, donc le nombre de postes est insuffisant. Par ailleurs, nous ne sommes pas 17 au siège puisque deux collègues sont en congé maternité,  deux postes sont occupés par des collègues à temps partiel, et deux par des  juges placés (NDLR : sorte d’intérimaires envoyés en renfort) depuis l’an dernier, en attendant de nouveaux arrivants en septembre ». Les deux juges placés sont respectivement le juge d’instruction et le  juge des libertés et de la détention ; avant qu’ils n’arrivent, ces postes sont demeurés vacants plusieurs mois, contraignant les autres magistrats à assumer ces fonctions en plus des leurs. « Dans une petite juridiction, les magistrats sont très polyvalents, or on n’est pas aussi efficace quand on gère plusieurs fonctions différentes que lorsqu’on se concentre sur une seule. Avant que le juge d’instruction placé n’arrive, c’est une juge d’application des peines (JAP) et un juge des enfants qui ont traité les dossiers. Or, non seulement c’est une charge de travail supplémentaire mais c’est très insécurisant de devoir suivre des procédures de nature différentes, il y a toujours un risque juridique » confie la magistrate.

Au menu : perte de temps, stress, souffrance

Et encore, la situation des magistrats est-elle presque enviable comparée à celle des greffiers. La circulaire prévoit 65 postes, mais l’outil statistique Outilgreffe estime que 59 suffisent, et le ministère compte parmi ces 59 les 8 assistants de justice. Au ministère l’allocation des ressources humaines a souvent ainsi des allures de partie de bonneteau. Noyés sous les dossiers, ils s’emploient à tenter de remettre la juridiction à flots. Ceux qui parviennent à peu près à tenir leur service hors de l’eau sont alors sollicités en urgence dans un autre service « On demande aux gens d’être polyvalents, de mutualiser les efforts, mais c’est une source potentielle d’erreurs.  Un greffier de JAF qui va aider le greffe correctionnel ne maitrise  ni la procédure ni les logiciels, résultat :  perte de temps, stress, souffrance ». Sans oublier la tension entre services ou bien encore entre greffiers et magistrats.  « Celui qui arrive à se mettre à jour se demande pourquoi il doit aller aider les autres » confie la vice-présidente. Ces efforts, il est possible de les faire durant quelques mois mais au bout de plusieurs années les hommes s’effondrent et le système avec. « Au service civil, Nous avons eu une greffière en arrêt maladie, une deuxième a pris en charge son travail pendant un an avant de s’effondrer en burn out » se désole la magistrate.

« On fait de l’abattage »

La pression est telle que le tribunal se transforme en usine à jugements. Au grand désespoir des professionnels qui n’ont pas choisi leur métier pour faire ça. « Quand aux affaires familiales,  on convoque 15 couples en une matinée, cela veut dire qu’on va leur accorder dix minutes à chacun. Dix minutes pour traiter la fin d’une vie commune, le sort des enfants, les querelles d’argent. On leur pose trois questions et c’est tout. C’est extrêmement violent, pour les justiciables comme pour nous, on devient des robots. En correctionnelle c’est pareil, on fait de l’abattage » dénonce Natacha Aubeneau. Formatés pour produire le plus vite possible, les magistrats se surprennent à tenir des raisonnements que ne renierait pas un industriel concevant une chaine de production. Ils traquent la moindre source de perte de temps, depuis l’implantation géographique jusqu’au temps de trajet pour accéder à l’imprimante. L’éclatement du tribunal sur deux sites (ex-TGI et ex-TI) bien qu’ils ne soient distants que de quelques centaines de mètres est pointé du doigt. Sans compter Bressuire, qui se situe à une heure de route. La juridiction serait selon les professionnels de justice « une victime emblématique » de la réforme de la carte judiciaire menée par Rachida Dati qui a conduit le TGI de Niort à absorber celui de Bressuire.  Or, selon les avocats, ce-dernier  fonctionnait très bien, son palais venait même d’être refait entièrement à grands frais.  Désormais on se serre à Niort dans des locaux trop étriqués. Par ailleurs, le justiciable du nord du département est contraint de faire 100 kilomètres sur des routes peu confortables.

Faire toujours plus avec moins

Les imprimantes individuelles ont été remplacées par des imprimantes mutualisées, ça aussi engendre une perte de temps. Il faut  sortir de son bureau, éventuellement attendre derrière un collègue, voire, si on n’a pas récupéré immédiatement son document, fouiller parmi les impressions réalisées par d’autres.  Accessoirement, cela soulève un problème de confidentialité. Voire de sécurité, quand le juge d’application des peines doit laisser un condamné seul dans son bureau pour aller chercher son document imprimé. Une magistrate a calculé que cela lui prenait 5 heures par mois. Autant de temps perdu pour la rédaction des jugements…. « Est-ce vraiment le rôle du magistrat d’imprimer ? Nous finissons par tout faire nous-mêmes, au prix où nous sommes payés, je ne suis pas sûre que ce soit rentable, analyse Natacha Aubeneau. Quant à la fameuse équipe autour du juge censée lui permettre de se recentrer sur le cœur de son métier, d’abord tout le monde n’en bénéficie pas, ensuite il faut prendre le temps de les former». Malgré tout, ils continuent à tenir le système à bout de bras, à parer sans cesse aux urgences, poussés par le devoir moral de continuer de faire avancer la machine, envers et contre tout. « On s’habitue, à faire toujours plus avec moins. Parfois je me dis qu’on ressemble à cette grenouille qui ne s’aperçoit pas que l’eau chauffe de plus en plus et qui finit par cuire ».

« On est assommé par les réformes »

A la rentrée prochaine ? Ce sera pire….Trois directeurs de greffe s’en vont, l’un change de juridiction, un autre prend sa retraite, le troisième part…en préfecture. C’est la nouvelle voie de reconversion pour les greffiers qui n’en peuvent plus. Cette administration les paie mieux et ils ont l’espoir d’y trouver des conditions de travail décentes. Ce qui choque le plus les professionnels de justice, ce n’est même pas leurs conditions de travail, en effet ils s’habituent à l’insupportable et continuent jour après jour de tenir le système à bout de bras. Ce qui ne passe pas c’est quand on les accuse dans les médias à l’occasion d’un fait divers de mal faire leur travail. « Les gens ne se rendent pas compte que le fait que la justice tourne encore relève du miracle vu la situation catastrophique dans laquelle elle se trouve, explique Natacha Aubeneau. Non seulement on manque de plus en plus de moyens mais on est assommé par les réformes. On n’a même pas fini d’absorber la loi pour la justice et le bloc peine qu’on nous promet déjà une nouvelle loi confiance ».

La situation à Niort est loin d’être isolée. Le 22  juin dernier, les gens de justice se sont allongés dans la salle des pas perdus du tribunal de Nantes pour protester contre le manque de moyens. Quelques jours plus tard, une journée Justice Portes Ouvertes dans toute la France était organisée pour dénoncer l’état des juridictions.  Avant cela, le bâtonnier de Soissons avait alerté la presse sur l’état de son tribunal. A Bordeaux, plusieurs avocats du SAF ont mené avec succès des actions en responsabilité contre l’état pour des retards inacceptables dans des dossiers aux prud’hommes. Pour une juridiction, la médiatisation de ses difficultés est toujours à double tranchant. Cela peut lui permettre d’obtenir du secours de la Place Vendôme, mais elle court le risque d’effrayer d’éventuels candidats. C’est pourquoi certains chefs de juridiction s’y refusent. Il en est aussi qui répugnent à donner l’alerte simplement par crainte de déplaire en haut lieu. A Niort visiblement, la situation est si grave qu’on ne se pose plus ce genre de question sur la pertinence ou non d’appeler au secours. « On va forcément toucher le fond et remonter, mais quand, et à quel prix ? » s’interroge Natacha Aubeneau.