« Personne n’a pris la mesure du danger »

Publié le 28/05/2020

Le 4 août 2014, Isabelle Thomas était assassinée par son ex-compagnon Patrick Lemoine en plein cœur de la ville de Grande Synthe. Elle avait sollicité la protection de la police à plusieurs reprises, en vain. Le tribunal de grande instance vient de condamner l’État pour faute lourde. Une victoire mitigée, pour Isabelle Steyer, avocate de la sœur de la victime, engagée de longue date pour les femmes victimes de violences conjugales. Pour les Petites Affiches, elle a accepté de revenir sur cette affaire hors-norme, emblématique des difficultés qu’ont les femmes victimes de violence à se faire entendre et protéger par la justice.

Les Petites Affiches : À la mi-mars, le tribunal judiciaire de Paris a rendu sa décision et a condamné l’État pour n’avoir pas protégé Isabelle Thomas. Comment régissez-vous à cette décision ?

Isabelle Steyer : Je suis ravie de cette condamnation. La justice a prouvé son indépendance et sa capacité à se remettre en question. Cette décision fait suite à une situation très grave de triple assassinat. On parle dans la presse de féminicide, ce qui pourrait faire oublier qu’il y a en réalité trois morts dans cette affaire ! Trois personnes d’une même famille, Isabelle Thomas et ses deux parents, ont été assassinés sur la place du village après une course-poursuite. Ce sont des faits très rares. Il est très peu commun que trois personnes adultes soient assassinées. Les conditions du passage à l’acte sont elles aussi très particulières : il n’a pas eu lieu à huis clos, comme c’est généralement le cas, mais sur la place du marché de Grande Synthe.

LPA : Pouvez-vous nous rappeler les faits de cette affaire ?

I. S. : Isabelle Thomas dépose plainte 28 juin 2014 pour tentative de meurtre, sur les conseils de l’infirmière du lycée dans lequel elle enseignait les mathématiques. Patrick Lemoine, son compagnon, a essayé de l’étrangler la veille. Elle a réussi à lui échapper en lui disant des paroles rassurantes, en lui assurant qu’elle ne le quitterait pas. C’est une stratégie de défense classique des victimes pour calmer leur agresseur et lui laisser croire qu’il est tout-puissant. Patrick Lemoine a été déféré au procureur qui l’a présenté au juge des libertés et de la détention. Il a été placé sous contrôle judiciaire immédiatement avec interdiction de rencontrer Isabelle et de se rendre à leur ancien domicile commun. Cet homme devait comparaître au mois d’août devant le tribunal correctionnel de Valenciennes. Le triple assassinat a eu lieu quelques jours avant. Entre la plainte d’Isabelle Thomas et sa mort, Patrick Lemoine n’aura eu de cesse de violer le contrôle judiciaire et sa victime, d’alerter la police, en vain. Il avait pourtant violé ce contrôle judiciaire à de multiples reprises, au vu et au su de tout le monde, y compris en suivant Isabelle jusque chez son avocate où il les avait menacées toutes les deux. Elle avait déposé plainte suite à cette violation gravissime du contrôle judiciaire. Aucune réponse judiciaire n’avait eu lieu.

LPA : Comment vous êtes vous retrouvée dans cette affaire ?

I. S. : Patrick Lemoine s’est suicidé dans sa cellule en septembre 2014. Cathy Thomas, la sœur d’Isabelle, est venue me trouver à la fin du mois de novembre. Elle savait qu’il n’y aurait pas de procès, mais voulait se battre pour sa sœur et ses parents. Elle m’a dit que personne n’avait jamais écouté ses parents ni sa sœur, bien qu’ils aient les uns et les autres appelé au secours. Elle-même a appris l’assassinat de sa sœur et de ses parents au journal de 20 heures ! Personne n’a jugé bon de la convoquer : ni le juge d’instruction, ni le procureur, qui a pourtant fait des déclarations dans les journaux. Elle voulait réagir à cela.

LPA : Pourquoi avez-vous décidé d’assigner l’État ?

I. S. : L’action en responsabilité de l’État est adaptée quand il y a eu une perte de chance donnée à la protection de la victime. Cathy avait l’idée de mener une action mais ne savait pas laquelle. Nous avons constaté des manquements et avons décidé ensemble d’assigner l’État sur le fondement de l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire, qui dispose que l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice engagé par une faute lourde ou un déni de justice. Les actions en responsabilité de l’État sont extrêmement rares et les critères de la faute grave et inexcusable rarement remplis. Beaucoup ont essayé de nous décourager : les proches de Cathy, mes confrères et consœurs. On m’a mise en garde : cette procédure ne nous emmenait vers rien. Pourtant, dans cette histoire, c’est bien plus que de la négligence, quasiment une faute volontaire. Pour avoir traité pendant 25 années de violences conjugales et intrafamiliales, j’étais certaine que la responsabilité de l’État pouvait être engagée en dépit des critères restrictifs. Je suis spécialisée dans la défense des victimes de violences conjugales et intrafamiliales. Les familles viennent me trouver quand le fonctionnement normal de la justice ne permet pas une défense normale, qu’il faut convoquer plus de force, plus d’expérience, plus de jurisprudence, plus d’histoire judiciaire, plus de savoir. Je n’ai par définition que l’expérience de dossiers qui dysfonctionnent. Je savais qu’on était, dans cette histoire, complètement hors des clous judiciaires, et ce dès le début.

LPA : Qu’est-ce qui a dysfonctionné ?

I. S. : Il y a eu, comme souvent, toute une série de dysfonctionnements. Le premier d’entre eux intervient dès la prise de la plainte d’Isabelle Thomas, au lendemain de la tentative de strangulation. Elle arrive au commissariat avec des traces sur le cou, des bleus sur le dos, les fesses et les jambes, car son agresseur l’a traînée dans l’escalier sur deux étages en la tirant par les cheveux. Une fois à terre, il l’a rouée de coups. Le médecin note qu’elle a des bleus d’âge différents, montrant qu’elle est régulièrement victime de violences. Tout cela aurait dû alerter, mais non. Ce qu’elle décrit est une tentative d’homicide. Patrick Lemoine aurait dû être mis en examen pour tentative de meurtre avec saisie d’un juge d’instruction et placé en détention pour éviter qu’il ne passe à l’acte. Ou alors, être mis en examen pour violences habituelles et placé sous bracelet électronique avec un téléphone grand danger pour Isabelle. Il est mis en examen sous le chef de violence par conjoint ayant entraîné une ITT de 8 jours. Il est placé à 1 minute en voiture de chez elle. C’est très problématique. Il y a eu un problème de qualification dès l’origine, au dépôt de plainte. La qualification utilisée par le parquet n’était pas criminelle alors qu’il a tenté d’attenter à la vie.

LPA : Vous dites que les services judiciaires sont passés à côté de la gravité…

I. S. : Oui, depuis l’absence de prise en considération de la parole d’Isabelle Thomas lors du dépôt de cette première plainte. La dangerosité de son agresseur était manifeste, même pour des professionnels de formation classique. Elle n’a été prise en compte ni par les policiers, ni par le procureur, ni par le JLD. Il y a eu une absence d’appréciation du risque. La première phrase d’Isabelle aux policiers était que Lemoine lui avait dit qu’il se suiciderait après l’avoir tuée ainsi que ceux qu’elle aimait. C’est exactement ce qu’il a fait. Dès la première plainte, l’histoire était écrite. Il y a un défaut d’appréciation juridique, c’est imparable.

LPA : Ils ne l’ont pas crue ?

I. S. : Ils n’ont en tout cas pas accordé un crédit suffisant à son récit, pourtant formulé de manière construite et cohérente. Patrick Lemoine, lorsqu’il est entendu, revendique ses actes. Il prétend qu’Isabelle sort, voit d’autres hommes. Des propos caractéristiques des hommes violents pour qui toute forme de liberté – aller venir, travailler, faire des courses, voir des amis – est impossible sans qu’il en ait le contrôle. Sa manière d’assumer son comportement est extrêmement grave. Il a également indiqué qu’il était sous antidépresseur, un critère éventuel de passage à l’acte, qui colle avec le fait qu’il veuille se suicider. C’est un homme qui a une fragilité. On est dans une situation où les voyants sont au rouge. Il est pourtant simplement placé sous contrôle judiciaire, avec pour seule mesure : ne pas aller chez Isabelle. Alors qu’il s’est fait domicilier chez sa mère, à proximité immédiate du domicile d’Isabelle !

LPA : Patrick Lemoine a néanmoins été placé sous contrôle judiciaire.

I. S. : Ce contrôle judiciaire n’était pas suffisant, et cet homme va en outre constamment le violer. Il envoie à Isabelle des textos avec des messages comme : « Je t’aime, je te laisse te reposer mais n’oublie pas que je ne te lâcherai jamais ». Isabelle se rend au commissariat de la commune de Vieux-Condé, dans le Nord où elle réside, pour déposer plainte. Elle montre aux policiers ces textos, mais aussi des lettres, leur fait entendre des messages vocaux. Il ne se passe rien. Il est pourtant extrêmement rare qu’un homme viole le contrôle judiciaire aussi souvent, aussi fréquemment, au su et au vu de tout le monde. Patrick Lemoine allait pointer au commissariat, les policiers savaient qu’il continuer à harceler Isabelle puisqu’elle était revenue porter plainte. Ils n’ont pourtant rien fait. Isabelle part donc se réfugier chez ses parents, qui vivent à Grande Synthe, dans un autre département, à 130 kilomètres de son domicile. Lemoine continue de la suivre. Il fait 130 kilomètres tous les jours et il ne se passe rien. Cathy et ses parents vont aller porter plainte au commissariat de Grande Synthe. Ces policiers ne vont pas les prendre davantage au sérieux. Leurs plaintes seront transformées en main courante et pas suivies d’effets. Même après qu’Isabelle a été suivie par Lemoine chez son avocate. Le policier lui dit : « Je prends la main courante et s’il y a un problème vous faites le 17 ». On connaît la suite : le 17 n’est jamais venu !

LPA : Que se passe-t-il quand les victimes appellent les secours ?

I. S. : Isabelle appelle au secours au sens premier du terme. Elle fait le 17 et répète plusieurs fois qu’ils se trouvent sur la place du marché de Grande Synthe. Les témoins de la scène appellent eux aussi. Il y a eu une vingtaine d’appels au 17 à ce moment précis. Au téléphone, tout ce que le policier répond à la victime ; c’est : « Exprimez-vous correctement ». Pendant ce temps, Lemoine a le temps de tirer plusieurs fois. Il y a aura beaucoup de balles perdues. Il a le temps de remonter dans sa voiture, de se rendre dans un parking où il a laissé des munitions pour recharger son arme, de revenir tirer sur les trois victimes. Les secours ont tellement tardé à arriver qu’il a même pu prendre la fuite en Belgique…

LPA : Quels sont les motifs de votre assignation ?

I. S. : J’ai formulé trois griefs à l’État. Le premier est la disqualification de tentative de meurtre en violence lors de la prise de la première plainte d’Isabelle. Le second est la violation du contrôle judiciaire. Enfin, le dernier est le manque de réactivité des services de police lors de l’appel au 17. Seul le deuxième critère a été retenu. Les juges disent que dans la mesure où il y a plusieurs plaintes auxquelles il n’est pas donné suite, il y a perte de chances de révoquer le contrôle judiciaire et donc de la protéger. En revanche, concernant le premier grief – l’absence de qualification –, les juges du TGI de Paris ont rappelé que Patrick Lemoine était délinquant primaire. Cela n’a rien à voir avec l’acte. Cela ne veut pas dire qu’il n’a jamais tenté de tuer. Les hommes ont très peu souvent de casiers judiciaires dans ce type de situation. Concernant le troisième grief, les juges ont estimé normal le temps d’intervention des services de police. Je pense que les trois auraient pu être retenus. C’est pourtant une succession de fautes qui a mené à ce désastre.

LPA : Que peut changer la décision que vous avez obtenue ?

I. S. : Nous espérons qu’elle conduise à une meilleure prise en compte de la parole des victimes. L’État a été condamné pour ne pas avoir pris en considération les plaintes de la famille. Les juges du TGI de Paris envoient un message très clair : lorsqu’une femme rentre dans un commissariat, la plaine doit être prise et suivie d’effet. Ils considèrent qu’en ne prenant pas les plaintes déposées par Isabelle, les policiers ont fait manquer une chance de révoquer le contrôle judiciaire de Patrick Lemoine, ce qui aurait permis de le placer en détention, et, peut-être, de sauver la vie d’Isabelle.

LPA : Pensez-vous que la justice soit en train de changer d’attitude vis-à-vis des femmes victimes de violences ?

I. S. : Il est indéniable que la situation de ces femmes est devenue une préoccupation sociale majeure. Mais on part de loin, cette affaire le montre bien. Ce qui m’interpelle c’est que personne n’ait pris la mesure de la gravité de la situation : ni les policiers de Grande Synthe et du village où elle vivait, ni le procureur, ni le JLD, ni le 17. C’est gravissime. Ces policiers sont toujours en poste.

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