Procès des attentats du 13 novembre : Journal d’une avocate (3)
Notre chroniqueuse, Me Julia Courvoisier, défend un jeune couple qui a survécu à la tuerie du Bataclan. Elle évoque dans cette chronique les « invisibles », ces proches de survivants dont la vie a été bouleversée par les attentats mais qui demeurent dans l’ombre.
Depuis maintenant un peu plus de deux semaines, les parties civiles défilent tous les jours à la barre de la cour d’assises de Paris pour raconter ce qu’elles ont vécu : l’horreur du 13 novembre 2015 mais aussi leur difficile reconstruction.
J’ai ainsi découvert les « invisibles ».
Les victimes de l’ombre
Les « invisibles », ce sont principalement les proches qui se sont occupés des survivants. Je repense ainsi à cette maman qui a mis sa vie de côté pendant des mois pour venir s’installer dans le tout petit studio parisien de sa fille, rescapée de l’une des terrasses. Une miraculée dont les attentats ont non seulement fait basculer la vie mais aussi celle de ses parents. Je me souviens, en écrivant ces lignes, à quel point elle était merveilleuse cette maman lorsqu’elle racontait ces longs mois difficiles devant des accusés bien silencieux.
Si le procès pénal a pour vocation première de juger les 20 accusés, dont 14 sont présents, il a aussi le mérite de donner la parole à ces invisibles-là. Ces victimes dont on n’a jamais parlé et qui n’ont d’ailleurs jamais osé se plaindre, ni hurler ou pleurer. Ce procès nous dévoile en effet combien sont nombreux ceux qui ont honte d’être encore en vie, mais aussi ceux qui culpabilisent d’avoir retrouvé leurs enfants ou leurs proches, quand tant d’autres les ont perdus. Alors ils se sont tus, et sont devenus, aux yeux des pouvoirs publics, les invisibles.
C’est dur de se dire « invisible » quand on a soi-même souffert de la souffrance de son enfant, qu’on l’a assisté jours et nuits durant des mois, partageant sa peine, espérant sa guérison.
Je ne sais pas si cette maman lira un jour ces quelques lignes mais elle laissera un souvenir indélébile dans mon coeur d’avocate et ne sera plus jamais invisible à mes yeux.
Cela étant dit, et je devais le dire, cinq semaines d’audition de nos victimes, c’est du jamais vu. Alors bien entendu, encore une fois, le débat sur leur place dans le procès pénal ressurgit.
Le procès est-il un lieu de thérapie ?
Quelle place doit avoir chacun dans un procès aussi atypique mais dont le modèle, hélas, est appelé à se développer à cause du terrorisme, mais pas uniquement ? Impossible de trier les victimes et de décider que certaines pourront s’exprimer et pas d’autres. Mais alors pouvons-nous limiter leur temps de parole ? Et qu’en sera-t-il de leurs avocats autorisés à poser des questions à toute personne interrogée par la cour d’assises ?
Juste avant de devenir garde des sceaux, Eric Dupond-Moretti avait déclaré que « pendant des années, les victimes ont été totalement négligées. Aujourd’hui, elles ne sont plus négligées, mais on rend parfois des décisions de justice sous ce qu’on a appelé la dictature de l’émotion. La victime prend toute la place dans le procès pénal alors qu’il est d’abord fait pour qu’un accusé soit jugé et puisse se défendre. Le contradictoire qu’apporte la défense d’un accusé est plus important que la défense de la victime. Elle n’a pas à être défendue puisqu’elle n’est accusée de rien » (https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/droit-et-justice/les-victimes-vues-par-eric-dupond-moretti-le-nouveau-ministre-de-la-justice_4037753.html).
Peut-on accepter des portraits des victimes grandeur nature dans les salles d’audience, installés sur le banc des parties civiles, comme nous l’avons vu dans certains procès très médiatiques ?
Ou bien encore la diffusion d’un clip vidéo et musical d’hommage aux victimes, comme cela a été le cas il y a quelques jours ? Il a, évidemment, fait réagir certains avocats de la défense sur le thème précisément du sens et du rôle de l’audience. Entre-t-il dans la fonction du procès d’offrir un lieu de thérapie aux victimes, et si oui, où se situe la limite de l’exercice ?
Ces situations nouvelles liées à l’évolution de la société mais aussi au développement des procès de masse sont susceptibles d’engendrer des transformations plus ou moins profondes de la procédure.
Rappelons que le procès pénal est d’abord celui de l’accusé qui doit se défendre face à la société et être condamné s’il est coupable, ou acquitté s’il est innocent. De là découle un certain nombre de règles et usages.
S’agissant de l’ordre de parole à l’audience, l’article 332 du code de procédure pénale prévoit « qu’après chaque déposition, le président peut poser des questions aux témoins. Le ministère public, ainsi que les conseils de l’accusé et de la partie civile, l’accusé et la partie civile ont la même faculté, dans les conditions déterminées à l’article 312 ». Dans tous les cas, l’accusé ou son avocat doivent toujours avoir la parole en dernier (article 346). En pratique, le président de la cour d’assises ainsi que les assesseurs posent leurs questions. Puis c’est au tour de la partie civile (la victime) et de son avocat, ensuite du ministère public. La parole est enfin donnée à l’accusé et son avocat (la défense). La règle d’or étant que l’accusé ait la parole après le ministère public puisque c’est celui-ci qui est en charge des poursuites contre lui.
Une modification exceptionnelle de l’ordre des prises de parole
Dès la préparation de l’audience au printemps dernier, ces questions ont suscité la réflexion. Une réflexion commune, cela va de soi.
Cette masse de parties civiles et leurs avocats ne risquent-ils pas de prendre toute la place en parlant et en interrogeant les témoins et accusés avant les avocats généraux qui représentent la Société ? Comment rétablir l’équilibre de l’exercice judiciaire quand il n’y a pas une victime mais des centaines ? Que faire pour que les parties civiles, qui doivent obligatoirement avoir leur place, ne prennent pas toute la place ? Quelle solution inventer pour que chacun des acteurs judiciaires demeure dans les limites de son périmètre et que, par exemple, les avocats des parties civiles n’empiètent pas sur le rôle du ministère public ?
Doit-on faire une exception de procédure pour ces accusés-là ?
Précisément dans ce procès, à titre exceptionnel, l’ensemble des intervenants du procès V13 a accepté de modifier ce tour de parole en raison du nombre inédit de parties civiles qui déstabilisait l’équilibre traditionnel de l’audience. Lors de ces audiences, le ministère public parle avant les parties civiles. La défense conserve la parole en dernier. Celle-ci a d’ailleurs fait des réserves estimant que ce procès ne devait pas devenir un procès de l’exception de la procédure. Ces accusés doivent être jugés selon nos règles de droit, celles qui s’appliquent à tous, partout, dans toutes les cours d’assises.
L’état de droit tel qu’il est et surtout, notre procédure pénale, ne doivent pas plier sous le poids de ce procès.
Référence : AJU249081