Réforme de la police judiciaire : chronique d’une mort redoutée

Publié le 30/11/2022

Portée par Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, et Frédéric Veaux, Directeur général de la police nationale, la réforme de la PJ continue de mobiliser contre elle. Les enquêteurs craignent d’être contraints de faire « du chiffre » au détriment du traitement des dossiers criminels. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Thierry Renault, vice-président de l’Association nationale de la police judiciaire, explique en quoi cette réforme est une « hérésie absolue ». 

Réforme de la police judiciaire : chronique d’une mort redoutée
Photo : ©AdobeStock/Florence Piot

 

Tout a commencé à bas bruit, il y a exactement deux ans, avec un « Livre blanc » de la sécurité intérieure. Plus de 300 pages de propositions pour la plupart consensuelles, et une autre, structurelle, passée presque inaperçue sauf dans les services concernés : le projet de réunir sous une autorité à la fois départementale et préfectorale les services de police, les décloisonner pour gagner en efficacité, selon l’hôte de la Place Beauvau. Autrement dit, placer la police judiciaire, la sécurité publique, le renseignement territorial et la police aux frontières sous la coupe d’un chef unique lui-même soumis au bon vouloir d’un énarque installé par l’exécutif. Qu’en sera-t-il lorsqu’une affaire « sensible » fuitera opportunément auprès du préfet ?

La rumeur raconte que, lors d’un voyage présidentiel, Emmanuel Macron aurait été étonné de saluer quatre patrons de police (des services précités) quand, à ses yeux, un seul suffirait pour gérer tout ce petit monde. Depuis, son ministre Gérald Darmanin s’est empressé de réorganiser l’armée mexicaine – il assure s’inscrire dans le droit fil de ses prédécesseurs, remontant jusqu’à Pierre Joxe (1988-1991) qui, paraît-il, en rêvait.

 Avocats et magistrats vent debout

L’artisan de cette réforme, le très estimé Frédéric Veaux, n’imaginait pas, en plongeant les mains dans le cambouis, que 23 mois plus tard il verrait sa maison se révolter contre lui. Avant d’être nommé DGPN (glossaire en bas de page), ce policier a effectué l’essentiel de sa carrière en PJ. Puis, le 6 octobre 2022, en déplacement à Marseille pour présenter « son bébé », il est tombé sous les coups de boutoir de « PJistes », comme on les surnomme, ces enquêteurs rompus au terrorisme, au crime organisé, à la grande délinquance financière et aux assassins les plus retors. Les PJistes marseillais l’ont boudé. Considéré comme l’organisateur de la manifestation, leur directeur zonal, l’excellent Éric Arella, a été limogé le 7. Il s’en est allé dignement au milieu d’une haie d’honneur.

Pour l’Association nationale de la police judiciaire (ANPJ, voir notre interview), déjà soutenue par des avocats et magistrats vent debout contre la réforme – et parmi ces derniers les plus hauts dans l’ordre judiciaire –, cet épisode des Bouches-du-Rhône a été l’étincelle inattendue. À coups de manifestations et communiqués, ils sont sortis du bois et sont parvenus à faire connaître au plus grand nombre les missions capitales dont ils risquent d’être privés à compter du second semestre 2023.

La PJ résout depuis 115 ans les plus grandes affaires criminelles

 Car enfin, de quoi parle-t-on ? D’un corps de policiers très spécialisés qui, depuis 1907, a mené les investigations les plus essentielles de l’histoire du crime. Sans la DCPJ, sa section antiterroriste, ses PJistes, ses unités, offices centraux, ses BRI (à l’exception de celle de Paris), combien de dossiers tous placés sous l’autorité de magistrats seraient aujourd’hui aux oubliettes ?

Il faudrait un dictionnaire de la taille du Littré pour les répertorier. Citons deux exemples : qui continue à chercher Xavier Dupont de Ligonnès, père de famille, principal suspect de l’assassinat de ses quatre enfants et de son épouse ? La PJ de Nantes, sans relâche, assistée des Directions zonales (les DZPJ ont succédé en 2020 aux DIPJ, Direction interrégionale de PJ).

Qui a résolu « l’affaire Troadec », du nom de cette famille, parents et deux enfants, tuée le 16 février 2017 à Orvault au nord de Nantes ? La même PJ et sa BRI, avec le renfort des PJ de Rennes, Brest, Angers, des scientifiques d’Écully (Rhône), de l’Office central pour la répression contre les violences aux personnes de Nanterre (Hauts-de-Seine).

Deux cas parmi d’autres qui illustrent le travail interrégional de la police judiciaire. L’an prochain, sous l’égide d’un directeur départemental à qui le ministre demandera de vider les rues des petits voyous, des dealers, des terreurs qui se livrent aux rodéos urbains dans les cités, les PJistes, les BRI et consorts seront lancés à leurs trousses, participeront à l’effort de guerre pour gonfler les statistiques du ministère de l’Intérieur. Qu’importe si une part des procédures n’aboutit pas, tant les services atteignent la saturation.

Les brigades mobiles de la PAF échapperont finalement à la réforme

Gérald Darmanin, pris de court par la fronde de l’ANPJ, a lancé plusieurs chantiers de réflexion in extremis, à marche forcée. Le 3 novembre, l’ANPJ a été reçue au Sénat, le 24 novembre à l’Assemblée nationale. Toutes les PJ étaient représentées par le président Yann Bauzin et cinq vice-présidents, dont Thierry Renault (notre interview). Très écoutés, ils ont présenté des exposés détaillés (lire sur leur site*). Ils ont révélé les retours d’expérience dans les huit départements où la réforme est testée depuis 2021. Frédéric Veaux juge « les résultats satisfaisants, malgré des difficultés ». Il « ne les mésestime pas » mais « enregistre des progrès opérationnels ». Soit.

Pourtant, les remontées de « terrains tests » fleurent le désastre : dans l’Oise, la PJ a été cosaisie avec la sûreté départementale « pour garantir le travail dans un délai raisonnable que n’assurait plus la sécurité publique saturée et exsangue », selon le parquet. En Savoie, le préfigurateur de la DDPN « a refusé d’appliquer l’orientation pénale du procureur sur les affaires de blanchiment et la PJ de Chambéry est désormais saisie des violences intrafamiliales qui lui sont systématiquement adressées ». En Guyane, la PJ est mise à contribution pour des missions parfois éloignées de son périmètre habituel. Liste non exhaustive.

D’autres concertations seront menées jusqu’aux élections professionnelles prévues du 1er au 8 décembre. En espérant des amendements pour que les Français ne paient pas la fin du bouclier PJ, et ne se retrouvent sous la coupe de mafias comme en Belgique, aux Pays-Bas où elles menacent des juges, des journalistes, des avocats.

En attendant, les brigades mobiles de la PAF échapperont à la réforme. La chance leur a souri : leur nouveau directeur, Frédéric Gardon, qui a aidé à concocter la réforme, a été récompensé de ses loyaux services en prenant la Direction centrale de la PAF. Une fois à sa tête, il a sorti ses services en charge d’investigation de l’autorité de la DDPN. Explication : « Ils sont de vrais techniciens d’enquête ». Comme la PJ, non ?

* https://www.asso-anpj.fr/l-association et @ANPJ_ASSO sur Twitter.

Réforme de la police judiciaire : chronique d’une mort redoutée
De gauche à droite, Yann Bauzin, président de l’ANPJ, Thierry Renault, vice-président, et Nathalie Galabert, trésorière, au Sénat le 3 novembre (Photo : DR)

« Telle qu’annoncée, cette réforme est une hérésie absolue » estime Thierry Renault, vice-président de l’Association nationale de la police judiciaire

L’association nationale de la police judiciaire (ANPJ) est une structure indépendante des syndicats, née du découragement de certains effectifs et de l’opposition à une réforme mal conçue.

Son vice-président, Thierry Renault, en service à la PJ zonale de l’ouest, peut enquêter de la Seine-Maritime à la Vendée. En 2023, il sera sous l’autorité d’un seul directeur départemental, lui-même aux ordres du préfet. La justice va-t-elle perdre ses enquêteurs spécialisés ?

 Actu-Juridique. L’ANPJ a-t-elle été créée en raison du silence des syndicats ?

Thierry Renault : Il y a une conjonction d’événements. À la base, il y a les rapports d’une quarantaine de collègues de la PJ de Toulon, sur la hausse de risques psychosociaux dans leur antenne. C’était à la fin du printemps. En juillet, 250 rapports relaient leur appel. Aujourd’hui, il y en a 1 600. Les auteurs attendent toujours une réponse de l’administration. Cela concourt à l’incompréhension. Puisque rien ne bougeait durant l’été, des collègues ont pris plusieurs initiatives contre cette réforme, par exemple j’ai envoyé un courrier aux parlementaires. Le mouvement a pris de l’ampleur, et on a créé l’association dont le siège est à Versailles (Yvelines), où fut fondée en 1907 la première brigade mobile, ancêtre de la PJ, par le ministre Georges Clémenceau (et surtout son préfet de police Célestin Hennion, Ndlr). Organisations généralistes, les syndicats voient les aspects positifs de la Lopmi (1). Il y en a effectivement. La PJ, qui représente 5 600 personnes, 3 900 enquêteurs plus les scientifiques et administratifs, ne les intéressait pas. Nous sommes un petit groupe parmi 180 000 policiers. Nous avons eu beaucoup d’échanges avec eux, ils se sont ralliés à nos revendications. Leur soutien nous est acquis à l’approche des élections professionnelles.

 Actu-Juridique : Combien y a-t-il d’adhérents ?

TR : Environ 2 200. Parmi eux, une majorité de policiers en activité, mais aussi des magistrats, avocats, retraités et sympathisants. On a enregistré un pic d’adhésion après le limogeage, le 7 octobre, d’Éric Arella, patron de la PJ de la zone sud à Marseille. Il y a également des personnels administratifs, formés à l’exigence de nos missions, à la procédure complexe, au secret de l’instruction. Très attachés à la PJ, ils seront impactés par la mutualisation des moyens.

Actu-Juridique. Toute la chaîne pénale s’oppose à la réforme, jusqu’au Conseil supérieur de la magistrature qui se dit « profondément préoccupé ». C’est exceptionnel…

TR : Les magistrats, qui doivent pouvoir choisir leur service de police, y voient un affaiblissement de l’autorité et de l’efficacité de la justice. Avec pour corollaire une atteinte grave au principe de séparation des pouvoirs et le risque de dérives clientélistes. Une réforme de la PJ doit être conduite avec les magistrats, autorité de direction et de contrôle des enquêteurs. Les avocats aussi la redoutent et nous soutiennent.

Actu-Juridique : Qu’entendez-vous par « dérives clientélistes » ?

TR : Certains DDPN (3) comprennent l’intérêt de la PJ et ne nous empêcheront pas de travailler. Mais ils sont notés par des magistrats et des élus. Si la PJ place en garde à vue une personnalité qui évalue les DDPN, ces derniers craindront pour leur note. Il faut une direction indépendante à disposition des procureurs et des juges. Même le patron qui aura de bonnes intentions envers la PJ la ponctionnera pour gérer la moindre crise et satisfaire le préfet. Cette réforme est en œuvre en Belgique et aux Pays-Bas. Avec le résultat que l’on connaît : les réseaux de drogue et de criminalité organisée se sont développés (la Mocro Maffia sème la terreur dans les deux pays, Ndlr).

Actu-Juridique : En caricaturant, vous courserez les délinquants avec la BAC (3) ?

TR : Possible. Bien sûr, ce n’est pas inutile mais requiert-on un chirurgien pour poser des plâtres ? On ne réduit pas ainsi les flux aux urgences. Prenons l’exemple du plan anti-rodéos du ministre : le DDPN pourra prendre les effectifs PJ, ses moyens, drones et sous-marins notamment, afin d’arrêter les auteurs. Lors de l’expérimentation menée dans huit départements, la BRI (3) des Pyrénées-Orientales a été affectée à des patrouilles anticriminalité. La BRI ! Une unité spécialisée pour interpeller des voyous dangereux qui fait la chasse aux voleurs de sacs à main ! Pareil à la PJ en Savoie, chargée de violences intrafamiliales… Pendant ce temps, les narcotrafiquants, les braqueurs et assassins profitent de l’avance qu’on leur laisse.

La PJ de Montpellier a élucidé en cinq jours le meurtre d’Éric Masson, ce policier de 36 ans tué dans la rue à Avignon le 5 mai 2021 alors qu’il voulait arrêter des dealers. Elle y a mis tous ses moyens, avec le renfort de la BRI de Marseille, des PJistes de tout le sud de la France. Le 10 mai, les suspects étaient stoppés alors qu’ils fuyaient en Espagne. Sans la PJ, on ne les aurait pas retrouvés.

Actu-Juridique : Que pensent de la réforme vos collègues de la sûreté départementale ?

TR : Beaucoup sont résignés. Certains la voient d’un bon œil, imaginant que 20 « PJistes » les soulageront de procédures. Lorsqu’on se noie, il est humain de vouloir sortir la tête de l’eau. La qualité de leur travail n’est pas remise en cause, on n’est pas meilleurs qu’eux. Ce qui est impossible pour eux le sera pour nous.

La réforme Salanova (2), qui visait à mettre un maximum de « bleus » dans la rue, a augmenté le nombre de délits constatés et de procédures pour les sûretés départementales (SD). Sans compter qu’un PV de garde à vue de deux pages il y a vingt ans en compte désormais six. Tous les dossiers sont chronophages. Les services sont engorgés par la multitude de saisines, les manifestations notamment. Des stocks de procédures partent à la poubelle – un drame pour les victimes. Et un enfer pour les SD qui gèrent 140 à 200 procédures, soit une par journée de travail effectif. Comment y parvenir ? Par conséquent, leur taux d’élucidation s’effondre.

Actu-Juridique : La PJ est considérée comme l’élite. En quoi se différencie-t-elle des autres services ?

TR : Il existe trois niveaux d’investigation. Le premier concerne les infractions quotidiennes qui pourrissent la vie. Elles sont sérieuses pour les victimes mais ne nécessitent aucune technique d’enquête spécifique. Face à un délit plus grave, par exemple des violences intrafamiliales, les plaignants sont orientés vers le niveau 2, la SD, débordée pour de multiples raisons : une hyperjudiciarisation, le traitement de meurtres avec auteur identifié, etc. Si ce dernier s’enfuit, on nous confie l’affaire. La PJ, le niveau 3, s’occupe de terrorisme, de criminalité organisée, complexe, de grande délinquance financière, de tueurs qui ont élaboré un schéma pour fuir, entre autres.

Actu-Juridique : Malgré le fait que vous soyez en sous-effectif, vous atteignez pourtant un taux d’élucidation record…

Le Code de procédure pénale  nous autorise à utiliser des « techniques spéciales d’enquête », inappropriées à la petite et moyenne délinquance. Et la DCPJ (3) a toujours su devancer et s’adapter aux nouvelles technologies, prisées par les malfaiteurs. Moyens que n’ont pas les collègues de sécurité publique. Donc, notre taux d’élucidation atteint 86 %, un des meilleurs au monde dans la spécialité. Pour un politique, il est tentant de créer un tronc commun, où on sera tous asphyxiés dans un an. Comment continuerons-nous à stopper les criminels ? Où trouver le temps ? Nous sommes déjà si nombreux à rapporter du travail à la maison, le soir…

Le métier est dur et la filière investigation manque de personnel (5). Telle qu’annoncée, cette réforme est une hérésie absolue : on ne demande pas de hausse de salaire, ni d’effectifs alors qu’on en a besoin. Même épuisés, parce qu’on refuse de disparaître, on est prêts à supporter nos conditions de travail actuelles. On en est là…

Actu-Juridique : Que suggérez-vous au ministre Gérald Darmanin ?

TR : Contrairement à ce qu’il dit, on ne fait pas un caprice de diva, on n’est pas des seigneurs campés sur notre pré carré. Il faut réformer, créer une filière investigation en intégrant des effectifs de sûreté départementale avec la PJ à sa tête. Une filière indépendante, comme la DGSI (3), avec un budget à part. Il faut aussi réformer le code de procédure, trier les plaintes, ne pas ouvrir un dossier pour le gamin qui pique au supermarché quand le produit n’en est même pas sorti. Donner plus de responsabilités à la police municipale, aux services territoriaux, ne plus encombrer les niveaux 1 et 2 de la police nationale.

Actu-Juridique : La PJPP (3), qui dépend du préfet de police de Paris, avec ses compétences en Île-de-France, est épargnée. Une partie de la PAF (3) aussi, pourquoi ?

TR : Ce qui fonctionne bien dans la capitale peut être satisfaisant partout, selon le ministre. Mais dans les départements, la DDPN n’est pas sous les ordres d’un préfet de police, lequel, comparable au DGPN (3), exerce en silo avec un état-major, les directeurs et leurs propres moyens. Là, nous serons sous les ordres d’une préfecture dite « classique ».

Quant aux brigades mobiles de la PAF, elles échappent à la réforme grâce au nouveau directeur. Il a sorti les brigades d’investigation de la réforme car, dit-il, ce sont « des techniciens de l’enquête ». Exactement ce que nous sommes à la PJ…

(1) Loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur. Le projet a été examiné et adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 22 novembre 2022.

(2) Du nom de l’inspecteur général Jean-Marie Salanova, directeur central de la sécurité publique jusqu’en septembre 2021.

(3) Glossaire :

*DDPN : Directeur départemental de la police nationale

*BAC : Brigade anticriminalité

*BRI : Brigade de recherche et d’intervention

*DCPJ : Direction centrale de la police judiciaire

*DGSI : Direction générale de la sécurité intérieure

*DGPN : Direction générale de la police nationale

*PAF : Police aux frontières

*PJPP : Police judiciaire de la préfecture de police de Paris

(5) Lire les articles du commissaire divisionnaire honoraire Julien Sapori ici et ici.

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