La colère monte contre la réforme de la police judiciaire

Publié le 11/10/2022

Alors que le Sénat commencera à examiner le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur en séance publique le 11 octobre prochain, Julien Sapori, commissaire divisionnaire honoraire, analyse le mouvement de révolte qui traverse la police judiciaire (PJ) à la perspective d’une réforme de son organisation. Policiers, mais aussi avocats et magistrats considèrent que la départementalisation envisagée risque de signer la mort de la PJ.

La colère monte contre la réforme de la police judiciaire
Entrée du ministère de l’intérieur place Beauvau (Photo : ©AdobeStock/kovalenkovpetr)

L’actualité est parfois étrange. Novembre, de Cédric Jimenez, ce film magnifique, sobre, d’un rythme haletant, ce film tout à la gloire de la Police Judiciaire, sort au moment où on est en train de l’enterrer… Certes, la SDAT (Sous-Direction Antiterroriste), dont Cédric Jimenez relate l’enquête faisant suite aux attentats du 13 novembre 2015, ne sera pas concernée par la restructuration programmée pour 2023 qui ne concernera « que » les services territoriaux : mais ces derniers représentent malgré tout les 3/4 des effectifs de la Police Judiciaire, et ont joué un rôle d’appui incontournable dans cette enquête gigantesque, qui a duré cinq ans et a mobilisé l’ensemble de la DCPJ (Direction Centrale de la Police Judiciaire, comprenant à la fois la SDAT et les services territoriaux).

Cette formidable « force de frappe » que tout le monde envie à la France, ainsi que son formidable savoir-faire, sera bientôt perdue, confondue avec les effectifs de la Sécurité Publique chargés du traitement de la petite et moyenne délinquance.

La « haie du déshonneur » de Marseille : un tournant ?

Je rappelle que cette réforme, portée par M. Gérald Darmanin, Ministre de l’Intérieur, et M. Frédéric Veaux, Directeur Général de la Police Nationale (DGPN), prévoit de placer tous les services de police d’un département (renseignement, sécurité publique, police aux frontières et police judiciaire) sous l’autorité d’un seul directeur départemental de la police nationale (DDPN), dépendant du préfet (lire notre article du 19 juillet). En dépit des critiques et contestations qui se sont levées ces derniers temps, le Ministre de l’Intérieur a annoncé sa détermination à poursuivre coûte que coûte cette réforme, si nécessaire en passant « en force ».

Trois directeurs régionaux de la Police Judiciaire ont ainsi été mutés en Afrique ou en Irak, mais c’est l’éviction de M. Éric Arella, le directeur zonal de la Police Judiciaire de Marseille, qui a véritablement mis le feu aux poudres. On a vu la vidéo impressionnante de l’accueil réservé à M. Veaux, le 6 octobre dernier, par les enquêteurs marseillais, formant sur des dizaines de mètres une « haie du déshonneur », les bras croisés, dans un silence impressionnant. M. Arella avait pourtant prévenu avec franchise le DGPN : « il y aura un comité d’accueil… ».

La sanction n’a pas tardé : M. Arella, a été limogé et mis au placard. Commentaire d’un policier marseillais : « Notre directeur zonal nous a soutenus tout en étant loyal. Il a fait ce qu’il fallait et il est tenu responsable de la fronde. Ce sont des heures que je ne pensais pas vivre ». Dans la foulée, M. Veaux a annulé la visite qu’il avait programmée dans les locaux de la Police Judiciaire de Versailles, où un accueil semblable lui aurait sans aucun doute été réservé.

Le silence des syndicats de police et des élus

Après cette éviction, les protestations des « Pi-jistes » se sont intensifiées, sur tout le territoire national, notamment par la voix de l’Association Nationale de la Police Judiciaire. Créée le 17 août 2022, l’ANPJ a publié un communiqué le 25 août dans lequel elle met en garde : « La conséquence la plus immédiate de la réforme sera la disparition de la DCPJ, héritière desBrigades du Tigre’et avec elle, l’expérience et la spécialisation de tous ses enquêteurs (…). Les effectifs de la PJ, ainsi fondus dans ceux de la sécurité publique, n’auront plus, ni le temps, ni les moyens, de combattre la criminalité organisée et les crimes graves et complexes. »

 L’ANPJ tente ainsi de pallier le silence assourdissant dont les syndicats de police ont fait preuve dans ce dossier jusqu’à il y a très peu de temps. Comment l’expliquer ? Il faut d’abord comprendre que les services territoriaux de la Police Judiciaire concernés par cette restructuration ne comptent que 4000 fonctionnaires, sur un total de 140.000 policiers : or, les syndicats défendent les « gros bataillons », particulièrement nombreux dans la Sécurité Publique qui sera, à court terme, la bénéficiaire de cette réforme. Mais il y a aussi autre chose : les syndicats policiers ont développé au cours du temps une culture fondée sur le bras de fer avec leur hiérarchie (lire : les commissaires de police), et ce avec la bienveillance du ministère de l’Intérieur, trop heureux d’avoir sous la main des « fusibles » toujours prêts à sauter en cas de problème. Cette culture n’existe pas dans la Police Judiciaire, dont la culture est fondée sur la discrétion mais, aussi, sur la conscience de faire partie d’une petite élite qui fonde sa force sur l’esprit de corps. À cet égard, il est intéressant de lire le communiqué rédigé le 8 octobre par l’ANPJ : « L’ANPJ s’inquiète de l’état d’esprit du promoteur de cette réforme, prêt à sacrifier les chefs les plus expérimentés dans la lutte contre la délinquance et la criminalité organisée (…) M. Éric Arella, l’ANPJ vous apporte son soutien total et vous témoigne de son plus grand respect ». Ce langage n’est pas dans l’air du temps, il ne fait pas très « syndical ».

De bien timides demandes d’apaisement

Toutefois, les protestations prennent trop d’importance, et les syndicats de police commencent à comprendre qu’ils risquent d’être dépassés par le mouvement de grogne. Ils ont donc commencé à réagir : le 8 octobre, Alliance et UNSA (les deux principaux syndicats) ont demandé conjointement au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin des « mesures d’apaisement » face à la contestation suscitée par la réforme de la police judiciaire : « cette réforme suscite le rejet ; il faut donc stopper cette spirale qui risque de creuser un fossé inquiétant et déstructurant au sein de notre maison police ». Le communiqué commun ajoute que la « réforme suscite trop de questions sans réponse et son bien-fondé n’est pas établi ». Toutefois, les deux organisations syndicales confirment leur extrême timidité, car elles ne demandent pas le retrait du projet, mais de simples mesures « d’apaisement » : on pourrait vraiment dire « qu’ils chevauchent le Tigre » (de Clémenceau !). Position analogue de la part du syndicat des officiers (Synergie-Officiers), qui demande aussi « l’apaisement » (et donc pas le retrait), mais qui rappelle, aussi, que le niveau « zonal » semble plus pertinent pour la Police Judiciaire que celui départemental, ce qui est incompatible avec un simple « apaisement », puisque toute l’architecture de la réforme repose justement sur la départementalisation des services de police : si on y renonce, la réforme n’existe plus.

Côté politique, même timidité que du côté syndical. Toutefois, dans le Journal du Dimanche du 8 octobre, les groupes de députés et sénateurs socialistes ont dénoncé une réforme « dangereuse », menée dans un souci de « pure rationalisation budgétaire ».

Pour les magistrats, c’est un « véritable gâchis des compétences »

Par contre, les réactions ont été d’emblée très vives de la part de toutes les instances des magistrats qui, à l’unanimité, condamnent la réforme. Le 15 juillet 2022, la Conférence Nationale des Procureurs de la République avait déjà adressé un courrier au Garde des Sceaux dans lequel on lit : « Nous tenons à vous faire part de nos plus vives inquiétudes relatives à la réorganisation de la Police Nationale (…). Nous ne savons pas comment seront préservées les missions de police judiciaire, alors même que les missions d’ordre public seront, nous ne l’ignorons pas, largement priorisées dans les mois et les années à venir ». Une interrogation qui porte en elle la réponse…

Le même jour, l’AFMI (Association Française des Magistrats Instructeurs) diffusait un communiqué de presse intitulé : « Réforme territoriale de la Police Nationale : la fin annoncée de la Police Judiciaire », particulièrement critique. On y lit qu’ « il y a un risque évident que les moyens du judiciaire soient orientés par le DDPN en fonction de critères non liés à l’efficacité judiciaire, mais liés par exemple à l’actualité médiatico-politique du moment ».

Pour sa part, le procureur général de la cour d’appel de Versailles Marc Cimamonti a qualifié cette réforme de « quatre fois mauvaise » lors d’un discours officiel tenu à l’audience solennelle de rentrée le mercredi 7 septembre. « La réforme en cours de la police nationale avec l’abaissement programmé de la police judiciaire () se résume en un mot décliné quatre fois : mauvaise », a-t-il déclaré, précisant :

1) qu’elle « signe la disparition de la police judiciaire déconcentrée et autonome à la disposition des autorités judiciaires » ;

2) qu’elle est « mauvaise dans sa gestation avec une généralisation décidée sans expérimentation véritable » ;

3) qu’elle est « mauvaise dans ses modalités » car elle sera réalisée avec « des moyens d’enquêteurs constants » ;

4) qu’elle est « mauvaise () en ce qu’elle conduira à délaisser et à une moindre expertise dans le traitement des formes organisées, professionnelles et complexes de délinquance qui se situent souvent à un niveau ultra-départemental », a conclu le procureur général.

Suppression du « bras armé » de la Justice

Après l’éviction de M. Arella, le secrétaire général de l’AFMI (Association Française des Magistrats Instructeurs), Frédéric Macé, a précisé que « c’est la totale consternation et la stupeur du côté des magistrats », dénonçant « l’éviction brutale » d’un homme « parfaitement loyal » qui rendait « un service de qualité ». Sur le fond, M. Macé a confirmé l’inquiétude des juges concernant l’avenir de la filière judiciaire, expliquant que, quoiqu’on en dise, la réforme entraînera, in fine, la suppression de fait des services judiciaires, « ce bras armé » des magistrats instructeurs et des procureurs sur le terrain. « C’est la PJ qui mène les investigations, les enquêtes dans les dossiers les plus sensibles, en matière de criminalité organisée, de trafics de stupéfiant, de trafics d’êtres humains, de règlements de compte dans les quartiers et en matière d’infractions et délits économiques et financiers », rappelle-t-il, avant de poursuivre : « La PJ, depuis 115 ans, a développé un véritable savoir-faire, inédit, inégalé, reconnu en France et en Europe, notre inquiétude c’est la suppression de cette police judiciaire », déplorant le « gâchis des compétences » qui s’en suivra car,  une fois regroupée dans une direction beaucoup plus large, la Police Judiciaire  risque d’être « réorientée sur d’autres priorités plus’court-termistes’ou sur d’autres missions ». Le magistrat craint que les effectifs de l’ex police judiciaire soient mobilisés pour des missions de maintien de l’ordre ou de sécurité publique. C’est, selon lui, ce qu’ont prouvé les expérimentations en cours dans cinq départements métropolitains, dont la Savoie, et dans les territoires ultramarins. « Les retours que l’on a ne sont pas satisfaisants », insiste M. Macé qui s’interroge sur la nécessité d’une telle généralisation, « avant même d’avoir le retour des expérimentations ».

Le 10 octobre 2022, la Procureure de la République de Paris, Laure Beccuau, est sortie de sa réserve avec un communiqué de presse très prudent sur la forme, mais très clair sur le fond. « La juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO), avec le Parquet de Paris pour ministère public, est le moyen judiciaire de combattre la grande criminalité. Sa capacité à faire aboutir des enquêtes judiciaires et faire condamner les acteurs principaux de ces organisations criminelles ainsi qu’à saisir leurs avoirs, repose principalement sur les services centraux, régionaux et locaux de la police judiciaire [ainsi définie en tant que mission, pas d’organisation] de la Police Nationale et de la Gendarmerie Nationale. Leur organisation, leurs moyens et leur engagement dans les investigations constituent une des pierres angulaires du succès de la lutte contre la grande criminalité organisée. L’efficacité de ce combat judiciaire contre les organisations criminelles est une exigence pour nos concitoyens. L’ensemble des autorités doit à ce titre y dédier les moyens adaptés ».

Condamnation unanime de la réforme par les syndicats des magistrats

Le 13 juillet 2022, l’USM (Union Syndicale des Magistrats) avait adressé un courrier très explicite au Garde des Sceaux : « Sans qu’il soit nécessaire de remonter à Clémenceau et aux brigades mobiles, l’instauration en France d’une police judiciaire (PJ) bénéficiant d’une tutelle et d’une chaîne de commandement distincte de celle de la sécurité publique (SP) a été la garantie d’enquêtes judiciaires plus indépendantes et de moyens, certes insuffisants, mais dédiés et sanctuarisés ». Le texte poursuit par une remarque extrêmement pertinente, que seuls peuvent apprécier par à juste valeur ceux qui ont été personnellement confrontés à cette problématique : j’en ai fait partie, et je mesure parfaitement la difficulté évoquée… « Cette organisation policière ne faisant pas dépendre la PJ du préfet présente aussi l’avantage de ne pas placer les enquêteurs dans un conflit de loyauté dont ils ne peuvent sortir qu’au profit de l’autorité administrative ».

La conclusion est, selon les esprits, très lucide ou très pessimiste : « C’est donc la fin du libre choix du service d’enquête par les magistrats qui est inscrite dans cette réforme, ce qui constitue une régression historique sans précédents ».

La présidente du Syndicat de la magistrature, Mme Kim Reuflet, s’est inquiétée à son tour des conséquences de cette réforme : « C’est une réforme de mutualisation de moyens, en espérant que les officiers de PJ vont réussir à soulager les enquêteurs de la sécurité publique qui sont sous l’eau, noyés par les affaires courantes. La vérité, c’est que c’est complètement illusoire ». Cette réforme a été déployée en phase d’expérimentation dans certains départements, mais, regrette Mme Reuflet, « nous n’avons pas de vrais retours des tests qui ont été menés, on n’a pas la preuve de l’efficacité de la mesure ». Au contraire, selon la magistrate, « Nous, quand on a des retours, ils sont négatifs… Dans le Pays basque, des enquêteurs de la police judiciaire se sont retrouvés à assurer la sécurité des fêtes de Bayonne ! Cette réforme, si elle va à son terme, aura surtout pour effet de priver l’autorité judiciaire, les juges d’instruction, de leur bras armé, de forces capables d’enquêter sur des dossiers complexes, au long cours. » (Ouest-France du 5 octobre).

Les avocats montent au créneau

Dans une motion votée le 9 septembre en assemblée générale, le CNB (Conseil National des Barreaux) demande au gouvernement de retirer son projet de réforme de la police judiciaire. Mme Laurence Roques, présidente de la commission Libertés et Droits de l’Homme du CNB, à l’origine de la motion, s’explique : « D’abord cela nous pose un problème de principe. On étend le périmètre du ministère de l’Intérieur au détriment de celui de la Justice, je m’étonne que le garde des Sceaux ne s’en soit pas mêlé ! ». Le périmètre répartissant les compétences entre police et justice est en effet extrêmement sensible pour tout ce qui concerne les garanties effectives des droits et libertés des citoyens. Or, poursuit l’avocate, « depuis la loi renseignement de 2015 et la loi dite sécurité globale votée le 15 avril 2021 on assiste à une montée en puissance d’un édifice sécuritaire (surveillance de masse, privatisation de la sécurité) sans contrôle du juge garant de l’État de droit, alors même qu’à l’occasion de la commission Sauvé la suppression du juge d’instruction a de nouveau été évoquée renforçant encore les pouvoirs du parquet ; Gérald Darmanin a par ailleurs annoncé une loi sur l’immigration dont on se doute qu’elle ne va pas s’employer à renforcer le rôle du juge, si en plus la police judiciaire passe sous l’entier contrôle du ministre de l’Intérieur, ça fait beaucoup ». Le CNB s’inquiète, aussi, de l’indépendance des enquêtes dans les affaires sensibles mettant en cause des personnalités du monde politique ou financier. « Nous pensons que cela va remettre en cause l’indépendance des enquêtes, notamment dans les affaires politiques. Pour empêcher qu’elles ne sortent, il suffira de refuser des moyens policiers aux magistrats » prévient l’avocate (voir notre article du 14 septembre).

Un coup peut-être fatal porté à la lutte contre la criminalité organisée

Le 31 août dernier, Le Monde publiait une tribune co-signée par une association et un syndicat de policiers, mais aussi par les deux principaux syndicats de magistrats, l’USM (Union des Syndicats de Magistrats), classé à droite, et le Syndicat de la Magistrature (classé à gauche). On y lisait que, faire absorber la Police Judiciaire par la Sécurité Publique, « c’est privilégier l’arrestation du petit trafiquant, vite remplacé, plutôt que le démantèlement des réseaux, ou du vendeur à la sauvette plutôt que de ceux qui l’exploitent. C’est le choix de la lutte contre le sentiment d’insécurité, et non contre l’insécurité elle-même. C’est surtout un coup fatal à la lutte contre la délinquance économique et financière, déjà si mal en point ».

Un « coup fatal à la lutte contre la délinquance économique et financière », donc, mais aussi à la lutte contre le terrorisme, le grand banditisme et le narcotrafic, domaines dans lesquels, depuis 115 ans, la Police Judiciaire déployait son savoir-faire exceptionnel ; il nous en restera des films…

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