Saint-Étienne-du-Rouvray : « Non, Messieurs, vous n’aurez pas ma haine »

Publié le 18/02/2022

Jeudi 17 février, au quatrième jour du procès, Roseline Hamel, la sœur du prêtre assassiné à Saint-Etienne-du-Rouvray, est venue raconter à la barre la terrible journée du 26 juillet 2016. Son « vous n’aurez pas ma haine » lancé aux accusés a bouleversé l’assistance.

Saint-Étienne-du-Rouvray : "Non, Messieurs, vous n'aurez pas ma haine"
Entrée de la salle des Assises (Photo : ©O. Dufour)

Lorsque la petite femme aux cheveux blancs bouclés s’approche de la barre, chacun pressent qu’il va vivre un grand moment d’assises. On est frappé par la force qui émane d’elle malgré son grand âge. Roseline Hamel, 82 ans, en pantalon et veste noire, chemisier noir et blanc, commence par raconter qui était son grand frère « on le disait taiseux mais de grande écoute, il écoutait à la fois avec son regard et ses oreilles, il était toujours très réconfortant, réconciliant, patient ». Le père Hamel avait une passion : l’orgue. Hélas pour lui, il n’y en avait pas dans son église. Quand sa famille a voulu lui offrir un synthétiseur à la place, il s’est fâché, comment pouvait-on comparer les deux instruments ! Elle explique encore l’investissement profond de son frère « plus il vieillissait plus il vibrait quand il célébrait la passion du Christ », c’était toute sa vie ; « j’exercerai jusqu’à mon dernier souffle, si Dieu le permet » lui avait-il confié à son retour de la guerre d’Algérie. Et l’on songe que Dieu l’a permis d’une bien cruelle manière…

Nous sommes le 25 juillet 2016, soit la veille de l’attentat. La famille a décidé de partir en vacances en Auvergne parce que Jacques Hamel aime cette région. La joyeuse tribu arrive au presbytère  en fin de journée « je me souviens de la fenêtre ouverte sur le rosier qu’il préférait, il nous a étonné parce que d’habitude il lui fallait deux jours pour s’habituer à notre présence envahissante dans sa maison, ce soir-là, il a posé son couvert et nous a dit  « je suis tellement heureux de vous avoir à ma table » Cela m’a fait penser au dernier repas du Christ… ».  Les attentats de Nice, survenus 12 jours plus tôt, sont dans tous les esprits. « Comment est-il possible que des humains fassent une telle chose à d’autres humains ? » l’interroge sa soeur. « Ces gens là sont comme des marionnettes, on a manipulé leur esprit, ils ne sont plus capables de penser par eux-mêmes ni d’aimer, ni de pleurer, ni de rire » répond le prêtre. « Qu’est ce qu’on peut faire nous, on doit attendre d’être agressé ? » s’indigne sa soeur.  « Tu sais Roselyne nous ne pouvons que prier ; par contre les politiciens devraient se mettre au travail parce que ce n’est pas fini » répond Jacques Hamel, en une terrible prémonition. « Il ne savait pas que le lendemain ce serait son tour » commente sa soeur, la voix éraillée par le chagrin.

« J’ai hurlé à m’en déchirer les poumons « 

Le 26 juillet, Jacques Hamel se lève tôt, prépare le petit déjeuner pour tous les siens puis part à l’Eglise  dire sa messe. «Comme les apôtres qui se sont endormis au jardin des oliviers, nous sommes restés sous la couette, insouciants, pendant qu’il se faisait martyriser au point d’y laisser sa vie, confesse Roseline Hamel, étreinte par la culpabilité. Ses petites filles qui ont allumé la télévision sur une chaine d’information l’alertent :  il faut répondre au téléphone, il se passe quelque chose. « Je suis bien à la paroisse, pouvez vous me certifier la prise d’otage ? » interroge une voix inconnue à l’autre bout du fil quand elle se décide à décrocher. « Si c’est une blague, elle est de mauvais goût, dans une demi-heure mon frère vous répondra » réplique Roselyne. « Je pense qu’il était déjà mort » explique-t-elle à la Cour. La suite est un long cauchemar, elle s’habille à la va-vite, enfile ses chaussures « comme des savates » et s’élance vers l’église située à 300 mètres. La rue est déjà noire de policiers, qu’à cela ne tienne, personne ne l’empêchera d’aller chercher Jacques, elle fonce.  Un soldat avec une mitraillette s’interpose.

« — Vous ne pouvez pas aller plus loin.

—  Si ! je vais chercher mon frère !

— Vous rentrez là, vous vous enfermez, et vous ne bougez plus » intime le militaire. Roseline cède. « Oh, il n’aurait évidemment pas tiré, mais il faisait peur » explique-t-elle aux magistrats. « On était dans la cour des pompes funèbres, c’était un mauvais présage ». Elle y reste enfermée durant deux heures, avale café sur café pour tromper l’attente « j’étais confiante, vraiment très confiante, ils vont ressortir indemnes avec toute cette police. Qui peut vouloir du mal  à ces personnes âgées et des religieux en plus ? ». Enfin on l’autorise à sortir. Deux pompiers secouristes viennent vers elle, puis un médecin et une infirmière, mais la dynamique vieille dame ne veut pas de soins, « je vais bien, j’attends mon frère, ils ne bougeaient pas, je leur dis bougez-vous, allez le chercher ». C’est finalement une employée des pompes funèbres qui lui annonce la terrible nouvelle : « deux personnes sont atteintes, l’une est à l’hôpital, l’autre est morte, c’est votre frère ».  « J’ai hurlé à m’en déchirer les poumons » raconte Roselyne.

« La souffrance est tellement immense qu’il n’y a pas de place pour la haine »

A cet instant, Roseline Hamel se tourne vers le box des accusés situé à sa droite et lance d’une voix forte. « Ils n’auront pas ma haine, non messieurs vous n’aurez pas ma haine, l’amour, la liberté, la fraternité, non messieurs même avec ma grande souffrance, vous n’aurez pas ma haine ». Les accusés la regardent en silence, on dirait trois adolescents grondés par leur grand-mère. La salle suspend son souffle. Et voici que cette femme donne soudain l’une de ces magnifiques leçons de vie qui sont l’étrange caractéristique des procès terroristes. Lorsque l’archevêque de Rouen est venu pour préparer les obsèques, ils étaient 15 membres de la famille serrés dans le petit appartement. Monseigneur Lebrun leur demande s’ils ressentent de la haine. « Ce fut un grand silence et soudain la voix d’une de mes filles s’élève « écoutez mon père, la souffrance est tellement immense qu’il n’y a pas de place pour la haine ». Roseline Hamel poursuit, «  si c’était arrivé à un autre prêtre, j’aurais immédiatement pensé, si je croise l’assassin de mon frère je lui tords le cou, or cela ne nous a jamais effleuré l’esprit. C’est tellement étrange de ne pas avoir de haine, c’est à l’évidence une grâce que dieu m’a offerte en cadeau après le martyre de mon frère ».

De retour chez elle, Roseline Hamel se rend dans son église et s’adresse à la statue de la Vierge Marie « Bonne mère donne-moi ta force que je puisse marcher sur les pas de mon frère comme tu as marché sur les pas de ton fils, pour semer la paix, la fraternité, la liberté entre les hommes, j’ai tellement mal, en serai-je capable ? Est-ce que quelqu’un souffre plus que moi ? ». La réponse s’impose alors à elle, oui, il y a quelqu’un qui souffre plus, c’est la mère d’Adel Kermiche, l’un des assassins de son frère.  Les deux femmes commencent par échanger au téléphone, puis vient le jour de la rencontre. Accompagnée de Monseigneur Lebrun, elle se rend chez elle. « Elle nous a ouvert la porte en nous disant pardon, je lui ai répondu que je ne venais pas chercher les excuses, mais lui apporter mon aide de maman, Ce dieu que nous adorons nous a conduit l’une et l’autre sur ce chemin, même si c’est un chemin de sacrifice.  J’ai trouvé le sens de mon chemin de vie ». Le fait que leurs deux familles multiplient les ressemblances n’est pas le moins étrange. Les pères sont chauffeurs routier, le nombre d’enfants est le même…Ce qu’elle attend de ce procès ?  « S’il y a eu une défaillance qu’elle soit résolue afin que plus jamais nous ne connaissions cette horreur, cette barbarie, ce massacre ». Un peu plus tard elle explique au président qui l’interroge « si vous saviez la souffrance que ça peut procurer, vous essaieriez de toute vos forces que ça ne se reproduise plus. Soyez des artisans d’amour, des semeurs de grains de paix, disait souvent mon frère à la fin de ses homélies ».

« Je vous demande pardon de cette négligence criminelle »

Comme il l’avait fait le matin à la suite du témoignage de Guy Coponet, le paroissien poignardé dans l’église, l’accusé  Farid Khelil, se lève dans le box et fait signe au président qu’il veut s’exprimer. Celui-ci consent, Mme Hamel qui était allée se rasseoir revient, s’approche du box et fait face à l’accusé. Tous deux pourraient presque se toucher si Farid Khelil n’était séparé de la salle par la paroi de verre du box. « Je veux vous dire que jamais je n’aurais imaginé que mon cousin puisse attaquer votre frère, déclare celui-ci, je pense beaucoup à votre frère, sachez que vous avez mon amour, je vous le dis du fond du coeur, je vous demande pardon de cette négligence criminelle ». Roselyne Hamel le fixe, si elle n’a pas de haine, on sent une colère contenue, l’amour n’est pas une faiblesse chez elle, c’est une arme de combat.  « Monsieur Khelil, j’émets un doute sur votre sincérité, mais les paroles que vous avez adressées ce matin et celles que vous venez de dire me font beaucoup de bien ». Farid Khelil lui répond : « je comprends votre réserve et je l’accepte ».

Plus tard dans la journée, c’est au tour de l’archevêque de Rouen de venir témoigner en tant que partie civile. Il était à Cracovie le jour de l’attentat. S’il est partie au procès, c’est parce que le père Hamel faisait partie de son diocèse, c’est lui qui a soutenu la famille, organisé les obsèques à la cathédrale de Rouen. Jusqu’ici la religion dans les procès de terrorisme n’était assise que sur le bancs des accusés, voici qu’avec l’attentat du 26 juillet 2016 elle a aussi les traits de la victime.

Dominique Lebrun, 65 ans, costume gris, col romain, pieds nus dans ses sandales s’avance à la barre. Il peine à maitriser son émotion. De sa serviette, il  sort l’étole du père Hamel qu’il pose sur le pupitre. « J’avais appris dans les livres que « le sang du martyre est semence de chrétienté » c’était beau, mais il y a deux choses que j’ai du mal à supporter maintenant quand on parle de martyre ». La première c’est que « j’ai du mal à entendre que le martyr c’est beau. Jacques Hamel a souffert. C’est un acte d’amour, il n’a pas renié sa foi, il n’a pas dit on va s’arranger. Il a été au bout ». La deuxième chose qu’il  ne supporte pas bien, c’est qu’on parle de martyr pour ceux qui se font exploser, « le martyr c’est choisir la vie, c’est renoncer à répondre à la violence par la violence, arrêter cette chaine ». Comme l’a expliqué un peu plus tôt un autre prêtre venu témoigner, c’est ainsi qu’il faut comprendre le « arrière Satan » qu’a crié le père Hamel avant de mourir : il a distingué l’homme du mal qui l’habitait.

« Comment penser que dieu puisse être content que l’on tue en son nom ? »

Comme Roselyne Hamel, Dominique Lebrun n’a pas de haine. S’estimant lié aux deux assassins, mais aussi aux accusés, il prie pour eux depuis le début du procès. « Je prie pour qu’ils puissent sortir de prison sans dommage et qu’ils gardent la liberté intérieure, la liberté d’aimer quoiqu’il arrive, de ne pas être enchainé par le mal ». En revanche, il a des questions qu’il appelle des nœuds. « J’ai vécu 40 ans en Seine-St-Denis, on peut avoir des théories sur la pauvreté, l’injustice, la perte de sens, la cohabitation de religions qui peuvent avoir des projets de société différents, mais comment penser que dieu puisse être content que l’on tue en son nom ? ». La réponse au « mystère du mal », c’est le père Hamel qui finalement la lui donne « il continuait à faire ce qu’il avait à faire chaque jour, à essayer d’aimer ». C’est aussi la si émouvante rencontre entre Roselyne Hamel et la mère d’Adel Kermiche. Il se tourne vers la vieille dame assise au premier rang. « Vous êtes tombées dans les bras l’une de l’autre en silence, ce silence a duré une éternité. Et vous avez dit, Roseline « J’ai perdu mon frère dans des circonstances atroces, c’était mon frère, il était âgé, mais vous avez perdu votre fils et il était jeune ». C’est une expérience étrange que de voir ce dignitaire de l’Eglise catholique confier en public avec autant d’humilité la leçon spirituelle qu’il a reçu de ces deux femmes. « Cela a été la rencontre de deux humanités, une leçon profonde, c’est là que nous sommes attendus. Je comprends que ce lien va me renouveler ».  Aller vers l’autre, dialoguer, tel est l’enseignement de cette épreuve, à ses yeux car il se dit convaincu que Dieu est dialogue. « Je suis lié aussi à ceux qui ont klaxonné le soir de l’attentat à Saint-Étienne-du-Rouvray, je les rencontre peut-être en ville, qu’est-ce que je comprends d’eux ? » s’interroge l’archevêque. Le dialogue n’est pas toujours facile.  Lorsqu’après l’attentat les musulmans sont venus dans les églises avec des pancartes « je les ai accueillis, mais pas bien, j’avais envie qu’ils fassent profil bas, c’est plus tard que j’ai su qu’il y avait marqué « mosquée en deuil », alors je dois aussi demander pardon ».

 

Au président qui lui demande s’il comprend les raisons de ce qu’il s’est passé, le prêtre répond en rappelant ce qu’il avait proposé le 28 juillet 2016 à propos de la perte de sens. « Et si notre société reprenait le socle des 10 commandements ? Bien sûr cela commence par « tu honoreras ton dieu », mais cela signifie que les êtres humains doivent se rendre compte qu’ils ne sont pas dieu, et ça un non-croyant peut le comprendre ». Ce qu’il attend du procès ? Après avoir pris soin de souligner qu’il ne voulait pas être mal compris, autrement dit avoir l’air de donner une leçon aux magistrats, il répond : « J’ai dans le coeur cette phrase de Jésus « Si votre justice ne dépasse pas la justice des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux », Dieu compte sur la justice humaine, j’attends que la justice soit rendue pour les victimes, les accusés, la société ».

 

« J’aurais pu frapper à la porte de Madame Kermich »

Appelé à témoigner à la barre,  Hubert Wulfranc l’ancien maire PCF de Saint-Etienne-du-Rouvray a confirmé qu’il savait qu’Adel Kermiche était radicalisé, fiché S, et qu’il voulait partir en Syrie. En revanche, on ne l’avait pas informé qu’il était sous contrôle judiciaire. Il ne disposait par ailleurs d’aucun élément signalant qu’il pouvait concrètement représenter une menace.  « Nous aurions sans doute dû disposer d’une information beaucoup plus précise sur le risque que potentiellement pouvait constituer ce jeune homme ». S’agissant d’une éventuelle menace pesant sur les églises à l’époque il explique que bien sûr tout le monde était conscient du danger terroriste,  mais que celui-ci était surveillé comme le lait sur le feu, « l’Etat était là, et nous avions confiance ». On apprend qu’après l’attentat, quand il a rencontré la famille d’Adel Kermiche, « sa grande soeur était très incisive, elle m’a reproché de n’avoir rien fait pour sauver son frère, peut-être là il y a quelque chose, j’aurais pu frapper à la porte de Mme Kermiche, mais elle n’a pas non plus frappé à la mienne ». Plus tard dans la journée, un responsable musulman de St Etienne-du-Rouvray a affirmé que contrairement aux allégations d’Adel Kermiche sur les réseau sociaux, il était absolument impossible que celui-ci ait pu organiser des conférences ou des prières à la mosquée.

 

 

 

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