Le sort des pièces de la procédure pénale devant le juge civil

Publié le 07/12/2018

Que deviennent les pièces d’une procédure pénale quand elles sont produites devant le juge civil ? Peuvent-elles être produites sans être écartées des débats ? Dans l’affirmative, à quelles conditions ?

À l’occasion d’un procès civil, peut-on utilement produire des pièces issues des dossiers d’enquête et d’instruction ? Comme souvent, la question est simple, la réponse loin d’être évidente1

Selon l’article 11 du Code de procédure pénale : « Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète. Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du Code pénal. Toutefois, afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public, le procureur de la République peut, d’office et à la demande de la juridiction d’instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ».

Ce texte fait l’objet de deux interprétations.

La plupart des auteurs2 lient ensemble les deux premiers alinéas : sont uniquement tenues au secret les personnes qui concourent à la procédure pénale, à savoir celles chargées de rechercher les éléments de l’infraction et de fournir à la juridiction de jugement les renseignements nécessaires à la décision (ex. : juge d’instruction, greffier, experts, interprètes, officiers et agents de police judiciaire) ; à l’inverse, ne sont pas tenues au secret, les personnes ne concourant pas à la procédure pénale et notamment celles qui ne participent pas à la constitution des dossiers d’enquête et d’instruction : la personne poursuivie, la partie civile et les témoins.

Au contraire, si l’on s’en tient à une lecture stricto sensu de cet article3, le principe du secret de la procédure pénale au cours de l’enquête et de l’instruction concerne n’importe quelle personne (alinéa 1er). Cela dit, son non-respect n’est pas sanctionné pénalement et, par conséquent, l’efficacité de ce principe est douteuse. En revanche, les personnes concourant à la procédure pénale sont, en plus, tenues au secret professionnel, lequel est bel et bien sanctionné (alinéa 2).

Ainsi, quelle que soit l’interprétation, la doctrine retient généralement que les personnes ne concourant pas à la procédure pénale sont en droit de produire, à l’occasion d’un procès civil, une pièce émanant du dossier d’enquête ou d’instruction.

Pendant longtemps, la Cour de cassation s’est prononcée en ce sens (adoptant, au passage, la première interprétation). Ainsi, au visa de l’article précité, la deuxième chambre civile a affirmé que « la partie civile n’est pas soumise au secret de l’instruction » et a reproché aux juges du fond d’avoir exclu des débats des pièces produites par celle-ci (dont un rapport de police)4. Quelques années auparavant, la chambre commerciale avait déjà admis la production d’un rapport dressé par un commissaire de police alors même que les parties au procès civil n’étaient pas les mêmes que celles au procès pénal5. Par la suite, cette solution fut également retenue par la chambre sociale qui affirma qu’aucun texte n’interdit à une partie civile de produire dans un procès civil les procès-verbaux qui lui ont été délivrés en cette qualité et qui sont présumés avoir été obtenus régulièrement6.

Cette solution ne poserait aujourd’hui aucune difficulté si le législateur n’avait pas, par la loi n° 96-1235 du 30 décembre 1996, modifié l’article 114 du Code de procédure pénale en lui ajoutant notamment un sixième alinéa rédigé en ces termes : « Seules les copies des rapports d’expertise peuvent être communiquées par les parties ou leurs avocats à des tiers pour les besoins de la défense » ; et s’il n’avait pas, par la même occasion, créé l’article 114-1 : « Sous réserve des dispositions du sixième alinéa de l’article 114, le fait, pour une partie à qui une reproduction des pièces ou actes d’une procédure d’instruction a été remise en application de cet article, de la diffuser auprès d’un tiers est puni de 25 000 F [aujourd’hui : 10 000 €] d’amende ».

Bien évidemment, le problème est de déterminer le champ d’application de cet article 114.

D’abord, il est délimité materiae, par la nature des pièces pouvant être communiquées : seules les copies des rapports d’expertise peuvent être communiquées. Mais qu’est-ce qui justifie cette délimitation ? Pourquoi les parties ne pourraient-elles pas produire des copies des procès-verbaux ou des rapports de police ? Certains auteurs s’interrogent, à raison, sur cette délimitation7. Et quid des annexes des rapports d’expertise (qui peuvent notamment contenir des procès-verbaux) ? Probablement, ils seront considérés comme faisant partie du rapport d’expertise, mais tout doute ne peut être exclu.

Ensuite, le champ d’application de cet article est délimité personae. D’une part, seules certaines personnes peuvent communiquer les copies des rapports d’expertise : les parties (personne poursuivie et partie civile) et leurs avocats, à l’exclusion donc des témoins. Mais n’y a-t-il pas alors un risque qu’une personne se constitue partie civile afin de pouvoir produire une copie des rapports d’expertise ? Certes, la constitution de partie civile est soumise à des conditions de recevabilité et peut notamment être « contestée par le procureur de la République ou par une partie »8. Le risque pourtant subsiste. D’autre part, seuls les tiers sont concernés par la prohibition posée par cet article : les parties au procès pénal devraient donc pouvoir se transmettre n’importe quelle pièce pénale à l’occasion d’un procès civil, le juge n’étant pas, à proprement parler, un tiers9.

Enfin, le champ d’application de cet article est délimité rationae, par la finalité de la communication : les copies des rapports d’expertise peuvent être communiquées pour « les besoins de la défense ». Mais la défense de qui ? De la personne poursuivie ou également de la partie civile ? Et quelle défense ? Celle à l’occasion du procès pénal ou également celle à l’occasion de tout autre procès ?

À la suite de cette loi de 1996, la Cour de cassation a fondé, sur cet article 114, le droit pour la partie civile de produire, dans une instance civile, la copie d’un rapport d’expertise ordonnée par le juge d’instruction, tout en rappelant que celle-ci « n’est pas soumise au secret de l’instruction »10. Mais est-ce à dire qu’elle peut également produire des pièces d’une autre nature ?

C’est toute la difficulté. En effet, plus récemment, la haute juridiction a considéré « que le secret de l’instruction n’est opposable ni aux parties civiles ni au ministère public » et a approuvé les juges du fond d’avoir retenu que le ministère public pouvait « verser aux débats, pour être soumis à la discussion contradictoire des parties, tous documents ou renseignements de nature à contribuer à la solution du litige » et autoriser les parties civiles « à communiquer des pièces extraites du dossier de l’information judiciaire »11. Une partie civile peut donc produire n’importe quelle pièce du dossier d’enquête et d’instruction… à condition, semble-t-il, d’avoir été autorisée à le faire par le ministère public. Cependant, aucun texte n’habilite le ministère public à donner cette autorisation… Quant au juge de la mise en état, au regard de l’article 771 du Code de procédure civile, il est incompétent pour donner une telle autorisation, d’où le souhait exprimé par certains auteurs d’un élargissement de ses compétences12.

Voilà pourquoi, au regard de la jurisprudence actuelle, la nécessité de cette autorisation est loin d’être évidente. Certes, la cour d’appel de Versailles a écarté des pièces pénales aux motifs que certaines sociétés en cause n’étaient pas « parties à l’instance pénale, que l’autorisation donnée par le juge d’instruction à Arnaud X de se faire remettre la copie du dossier d’instruction n’emport[ait] aucunement la possibilité de communiquer des pièces pénales à la société B. qui [était] tiers à la procédure pénale, dès lors que ces pièces [étaient] principalement constituées de procès-verbaux d’audition, d’interrogatoires et non pas de rapports d’expertise »13. Surtout, cet arrêt a été maintenu par la Cour de cassation aux motifs que « la personne mise en examen qui a régulièrement bénéficié de la remise d’une copie des pièces de l’instruction préparatoire menée à son encontre [en l’espèce, des procès-verbaux d’interrogatoire et d’audition] ne peut les communiquer à des tiers pour les besoins de sa défense dans une autre instance, sauf s’il s’agit de copies de rapports d’expertise »14. Toutefois, dans cette affaire, comme l’a souligné la haute juridiction, certaines parties n’étaient pas parties à l’instance pénale.

Si toutes les parties à l’instance civile étaient parties à l’instance pénale, pourquoi la personne mise en examen ou la partie civile ne pourrait-elle pas, sans l’autorisation du ministère public, produire des pièces du dossier pénal ? L’article 114 du Code de procédure pénale qui ne concerne que les communications faites aux tiers ne devrait pas y faire obstacle. De plus, le secret de l’enquête et de l’instruction ne serait violé ni ne risquerait d’être violé puisque la personne à qui la pièce est communiquée en a déjà connaissance. Si une telle solution est probable et même souhaitable, sans doute, seule une décision de la Cour de cassation mettra fin à l’incertitude.

En attendant, les avocats – tenus au secret professionnel – doivent faire usage de prudence dans la communication des pièces pénales, s’ils ne veulent pas tomber sous le coup de l’article 226-13 du Code pénal : « La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende »15.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Déjà sur ce sujet : Moreau B. et Nioré V., « Plaidoyer pour la libre communication par l’avocat des éléments d’un dossier pénal d’instruction en cours devant une juridiction étatique ou arbitrale », Gaz. Pal. 5 août 2003, n° F1689, p. 2 ; Nioré V., « Nouveau plaidoyer pour la libre communication par l’avocat des éléments d’un dossier pénal », Gaz. Pal. 31 août 2013, n° 143u6 ; Lorrain R. et Bonan C., « Versement de pièces pénales issues d’une instruction dans une instance civile », Gaz. Pal. 1er mars 2016, n° 257q5, p. 18 ; Nioré V., « Requiem pour le droit à la communication par l’avocat des pièces d’un dossier pénal en cours d’enquête ou d’instruction aux débats civils », Gaz. Pal. 3 oct. 2017, n° 302y0, p. 17. Pour des études plus anciennes : Hucher G., De l’utilisation devant la juridiction civile d’un dossier pénal, thèse, 1941, Caen ; Giraud M., La preuve civile par pièces de procédure pénale, thèse, 1941, Alger ; Desvimes R., De la production et de la force probante des pièces d’une procédure pénale devant les juridictions civiles et commerciales, thèse, 1943, Paris ; Garraud P., « L’utilisation, à titre de preuve, dans un procès civil, de pièces et documents tirés d’une information pénale », JCP G 1943, I 317.
  • 2.
    Rassat M.-L., Traité de procédure pénale, 2001, PUF, n° 372 : « doctrine et jurisprudence sont unanimes pour considérer que ne concourent pas à l’instruction, le mis en examen, la partie civile, les témoins et les avocats sauf pour ces derniers à respecter le secret professionnel direct que leur impose leur état » (cependant, l’auteur critique cette solution) ; Moussa T. (dir.), Droit de l’expertise, 2016, Dalloz action, n° 212.131 (par Vigneau V.) ; Bouloc B., Procédure pénale, 26e éd., 2017, Dalloz, n° 800 ; Guéry C. et Chambon P., Droit et pratique de l’instruction préparatoire, 2017, Dalloz action, n° 131.43 : « La partie civile, qui ne concourt pas à l’instruction, n’est pas tenue au secret de celle-ci. Elle peut produire des pièces d’instruction dans un procès civil ».
  • 3.
    Pradel J., Procédure pénale, 19e éd., 2017, Cujas, nos 581 et 584.
  • 4.
    Cass. 2e civ., 21 janv. 1981, n° 79-15686 : Bull. civ. II, n° 13.
  • 5.
    Cass. com., 7 janv. 1976, n° 72-14029 : Bull. civ. IV, n° 6.
  • 6.
    Cass. soc., 6 juill. 1994, n° 90-43640 : Bull. civ. V, n° 227.
  • 7.
    JCl. Procédure pénale, Art. 11, Fasc. 20, 2018, « Secret de l’instruction », Inchauspé D., n° 109.
  • 8.
    CPP, art. 87.
  • 9.
    Nioré V., « Requiem pour le droit à la communication par l’avocat des pièces d’un dossier pénal en cours d’enquête ou d’instruction aux débats civils », Gaz. Pal. 3 oct. 2017, n° 302y0, p. 17 (mentionnant un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 19 décembre 2013). V. égal. CPC, art. 11, al. 2 ; Chainais C., Ferrand Fr. et Guinchard S., Procédure civile, droit interne et européen du procès civil, 33e éd., 2016, Dalloz, n° 431.
  • 10.
    Cass. 2e civ., 23 nov. 2006, n° 03-20490, D.
  • 11.
    Cass. 1re civ., 30 juin 2016, nos 15-13755, 15-13904, 15-14145, D.
  • 12.
    Nioré V., Gaz. Pal., 3 oct. 2017, n° 302y0, p. 17.
  • 13.
    CA Versailles, 12e ch., 12 avr. 2016, n° 14/01616.
  • 14.
    Cass. com., 20 déc. 2017, n° 16-18856, D.
  • 15.
    Cass. crim., 28 sept. 2004, n° 03-84003, D.
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