Loi sur l’usage social des biens confisqués aux criminels : la France suit l’exemple de l’Italie

Publié le 10/08/2021
Protection logement
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Après son adoption à l’Assemblée nationale et au Sénat, la loi améliorant l’efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale a été promulguée le 8 avril. Cette loi prévoit notamment que les immeubles confisqués aux criminels puissent être mis gracieusement à la disposition des associations d’intérêt général, des fondations d’utilité publique et des sociétés foncières agissant dans l’intérêt général. Pour l’association de lutte contre toute la criminalité organisée, Crim’HALT, cette promulgation sonne comme une victoire après onze ans de lutte acharnée. Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques, spécialiste de la grande criminalité, ainsi que fondateur et président de l’association, revient sur les impacts attendus de cette loi et s’interroge sur les pistes d’amélioration à l’avenir sous réserve de son décret d’application, attendu de pied ferme.

Actu-juridique : Comment avez-vous accueilli cette loi, inspirée de l’exemple de notre voisin italien doté d’un tel arsenal législatif sur l’usage social des biens confisqués depuis 1996 ?

Fabrice Rizzoli : Ce combat dure depuis onze ans maintenant. Quand j’ai fini ma thèse sur les mafias italiennes en 2009, j’ai compris qu’il fallait vraiment être fou pour ne pas voir en l’Italie un pays « anti-mafia » – même si certains arrivent à ne percevoir que le côté « mafia ». Là-bas, tout a changé quand le « cartel d’associations » Libera a obtenu un million de signatures à sa pétition en 1996. Ce soutien populaire a été à l’initiative de la loi sur les biens confisqués à la mafia. Cette ONG a obtenu un financement européen et a mis en place un projet qui s’appelait Freedom Legality and rights in Europe (FLARE). Ses membres étaient très actifs en Italie. Ils ont estimé qu’il serait intéressant d’examiner la possibilité d’implanter des dispositifs similaires ailleurs en Europe, puisque la criminalité est de plus en plus globalisée et dépasse les frontières. Le projet FLARE a duré 5 ans. Quand les subventions européennes sont arrivés à terme, il a naturellement fallu créer l’association qui prendrait le relais sur le territoire français. C’est ainsi qu’est née Crim’HALT. En Italie, il existait déjà des dispositifs comme la confiscation et le statut de coopérateur de justice, mais le mécanisme italien me semblait important et plus efficace pour changer les mentalités.

AJ : En quoi réutiliser les biens confisqués dans un but social change-t-il davantage les mentalités justement ?

F.R. : Parce que le dispositif n’est pas seulement répressif. Quand on confisque, on retire, on punit. C’est bien. Mais quand on confisque, on punit et que l’État revend, finalement, pour vous et moi, cela ne change rien. Très bien, la villa du trafiquant de drogue a été saisie, très bien, les voitures du fils du dictateur de la Guinée Équatoriale ont été confisquées. Mais pour vous et moi, c’est le statu quo. On ne le voit pas donc cela ne peut pas vraiment influer sur nous. Ce qu’on a compris c’est qu’en Italie, quand on prend la villa du trafiquant, située au milieu de la ville et qu’on en fait un lieu utile socialement, les gens voient la différence. Quand ils ont des décisions à prendre, ils peuvent véritablement choisir : « est-ce que je choisis la loi du silence, de magouiller avec la mafia ou avec les impôts, puisque la mafia ne les paie pas ? » ou alors avoir des impacts concrets et améliorer la vie quotidienne. Si des jeunes sont susceptibles de décrocher un contrat de travail, de pouvoir souscrire à un prêt, obtenir un crédit, bénéficier de droits sociaux, ils seront mieux lotis que lorsqu’ils travaillaient auparavant dans l’agriculture aux mains de la mafia au sein de laquelle ils sont plus démunis. Ce qu’on a mesuré empiriquement — ce sont des données de science sociale, bien sûr — c’est que, de nos jours, les jeunes qui trouvent un travail dans l’agriculture saisonnière dans l’arrière pays de Palerme demandent un contrat de travail. Ils ne veulent plus travailler au noir sur un territoire confisqué. Cela produit un cercle vertueux. Il devient évident de faire du bio : on ne peut pas lutter contre la mafia et repartir sur du Monsanto.

Alors, toutes les arrestations qu’on veut peuvent être exécutées, et tous les mafieux peuvent être écroués, on peut utiliser les coopérateurs de justice, mais ce qui impacte réellement le citoyen, c’est de mettre à disposition ces biens.

AJ : La loi a enfin été adoptée en France. Mais je crois savoir que ce fut un vrai combat législatif…

F.R. : En 2014, Marcel Hipzsman, figure de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, a pris en charge le lobbying en faveur d’une loi sur l’usage social des biens confisqués. Après sept ans de sensibilisation et d’intense plaidoyer, nous avons obtenu en 2016 un amendement dans le cadre la loi Égalité et Citoyenneté, prévoyant de mettre à disposition des structures de l’ESS les biens confisqués aux criminels en France. Le problème, c’est que le Conseil constitutionnel a censuré notre amendement, considérant qu’il s’agissait d’un cavalier législatif et que la loi Égalité et Citoyenneté ne pouvait pas modifier le Code pénal. Ce fut une douche froide.

Finalement, la XVe législature, par le biais de la députée Sarah El Haïry, met au point sa loi de financement des associations, qui reprend textuellement notre amendement. Le vote se fait à l’unanimité à l’Assemblée nationale, puis au Sénat. Mais une modification du texte — qui inclut aussi comme bénéficiaires les sociétés foncières d’intérêt général — implique un nouvel examen à l’Assemblée nationale. De nouveau, le vote se fait à l’unanimité, mais comme il a fait la navette, il doit repasser par un vote conforme au Sénat. Et là, le Covid nous tombe dessus ! Fin puis frein de l’activité législative. On comprend alors que dans un contexte qui fait suite aux attentats terroristes, à l’insurrection des Gilet jaunes et ayant pour fond un débat public sur les violences policières, cette loi n’est pas du tout prioritaire pour le gouvernement. De plus, comme ce projet de loi a été porté par les centristes et que les niches de parlementaires sont extrêmement rares, aucun autre groupe ne peut le déposer. En janvier 2021, la loi sur la préservation des bruits ruraux est votée… mais toujours pas de vote conforme. Pleinement conscient de l’utilité du dispositif, le législateur a finalement inséré l’article dans la loi améliorant l’efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale. Vous comprenez maintenant la difficulté de faire voter une loi, alors que tout le monde est pour, puisqu’à chaque fois, elle a été votée à l’unanimité !

AJ : Si le vote conforme de la loi El Hairy n’a pas lieu, cela aura-t-il un impact ?

F.R. : Si le vote conforme n’est pas adopté, cela ne change rien pour nous. La loi promulguée depuis le 8 avril contient les dispositions satisfaisantes relatives à l’usage social des biens confisqués aux criminels. En revanche, nous attendons avec impatience le décret d’application, dont nous n’avons aucune idée de l’échéance. Mais le positif est que l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) est aujourd’hui favorable à cette loi. Cela n’a pas toujours été une priorité pour elle. Il faut dire que le budget de la magistrature française est très pauvre, donc je comprends les contraintes et les obligations de l’Agence et de ses magistrats. Aujourd’hui, l’AGRASC adhère à notre projet, son directeur — qui est d’origine italienne et qui a été le procureur en Corse — connaît bien le crime organisé. Il fait tout ce qu’il peut. Même Éric Dupond-Moretti y était favorable dans l’élaboration du projet de loi Justice de proximité.

Par ailleurs, Crim’HALT n’est plus du tout seule. Aujourd’hui, des fondations comme Terre de liens, des sociétés foncières d’intérêt général comme Solidarité nouvelle pour le logement, l’organisme de conseil des associations France générosité demandent ce dispositif.

AJ : Sait-on quelle est la quantité de biens concernés par la loi en France?

F.R. : On ne sait pas du tout. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre le rapport de l‘AGRASC — mis à disposition du public, je le salue — pour comprendre le fonctionnement des confiscations en France. Même s’il ne faut pas tirer sur l’ambulance, j’ai été assez déçu. L’AGRASC dit avoir confisqué et vendu pour 350 millions de biens en 10 ans. Cela me paraît peu, et en même temps, comme la confiscation en France est compliquée, cela signifie qu’ils ont peut-être un milliard d’euros en caisse. Mais comme il s’agit de saisie provisoire, cet argent est sur le compte de la Caisse des dépôts. Là-dessus, il faut encore faire la différence entre les biens meubles et les biens immeubles. Les biens meubles, la plupart du temps, sont revendus. Ce qui compte, ce sont les biens immeubles. La loi étant facultative, l’AGRASC peut désormais, le cas échéant, mettre à disposition à titre gratuit un bien. Il faudra donc qu’elle rende un arbitrage pour déterminer ce qu’elle va vouloir mettre à disposition. D’autres questionnements se poseront : car a contrario, quelle association pourra réaliser des travaux d’ampleur dans un local dont elle n’est pas propriétaire ? C’est tout l’enjeu. Vous imaginez l’ingénierie nécessaire de la part de l’AGRASC…

AJ : Qu’apportera le décret d’application ?

F.R. : La loi est facultative. Elle est également restrictive : elle ne concerne que des associations, fondations ou sociétés foncières d’intérêt général, elle ne concerne pas les collectivités territoriales, contrairement à l’Italie, où le patrimoine mafieux est reversé aux collectivités qui ne peuvent pas vendre mais lancer des appels à projets.

Faisons avec ce que l’on a. Faisons du symbolique. Le petit appartement de l’escroc à Paris, mettons les locaux d’Anticor dedans ! Communiquons dessus, pour montrer que c’est possible. De toutes façons, il faudra améliorer cette loi en l’ouvrant aux collectivités territoriales, en l’ouvrant aux coopératives. Mais attention aux critères de sélection des bénéficiaires cependant. Certaines banques coopératives peuvent aussi placer leur argent dans les paradis fiscaux.

Je pense qu’au final nous allons tirer notre épingle du jeu, avec la présence de groupes qui sont compétents, comme Terres de lien ou Solidarité nouvelle du logement, Aurore, ou le Secours catholique qui sont intéressés par la loi. Je pense qu’ils sauront faire des projets de plus grande envergure. Enfin, le Haut comité au logement des personnes défavorisées (HCLPD), qui dépend du Premier ministre, et qui mérite d’être mieux connu, nous y encourage. Il a amorcé un lien entre politique publique du logement et biens confisqués. Mais le mieux, c’est encore que le décret ne soit pas trop précis pour laisser le champ libre aux initiatives.

AJ : Que dire d’une loi facultative : est-ce qu’elle est rendue inutile ou n’est-ce qu’un frein à son effectivité ?

F.R. : Je ne dirais pas que c’est un plus. Disons qu’on ne l’a pas voulu, mais on l’a accepté. Dit autrement, si on avait voulu une loi obligatoire, on ne l’aurait jamais eue ! C’est le ministère des Finances qui commande, et comme les lois confiscatoires sont récentes (2010), il n’était pas question pour lui de se séparer de l’argent issu des biens confisqués. Mais le ministère a évolué sur ces questions. Notamment parce que l’Europe lui a recommandé de le faire. En effet, la directive 2014/42/UE oblige les États à « avoir des mesures confiscatoires et incite les États à faire le maximum pour lancer des projets sociaux dans les biens confisqués ». Après, nous avons œuvré pour montrer que ce dispositif fonctionne, que grâce à lui, les gens travaillent et paient des cotisations sociales, donc que l’argent finit par revenir dans le cercle de l’économie.

AJ : En Italie, la loi sur les confiscations et l’usage social des biens appartenant à des criminels a-t-elle encore des détracteurs ?

F.R. : Plus personne ne remet en cause cette loi. En réalité, personne ne l’a vraiment remise en cause, il y avait juste des gens qui n’y croyaient pas, ce qui n’est pas pareil. Mais, en revanche, vous avez toujours les Cassandre, les « négativistes », les « alertistes », notamment parmi les experts de la mafia, qui ne se satisfont jamais de ce qui se fait. Par exemple, ils déplorent qu’on ne saisisse que 10 % du patrimoine mafieux. Mais les confiscations, il n’est pas possible de les faire partout. En Bulgarie, par exemple, ils pensent directement au communisme. Comme les Bulgares ont des problèmes de cadastre, des magistrats locaux m’ont confié qu’ils avaient peur de confisquer des biens n’appartenant pas à des gangsters. Vous avez aussi ceux qui disent : « Sur 100 biens confisqués, il n’y en a que 40 qui sont utilisés ». Cela crée des scandales : certaines collectivités ne savent pas qu’elles ont des biens confisqués sur leur commune, ou quand le mafieux reste, cela nargue les habitants et montre que l’État est impuissant. Il y a aussi le trou noir des entreprises qui faisaient affaire avec des mafieux et dont les employés perdent leur emploi. Alors si les trois quarts des entreprises ferment, pour la moitié des gains engendrés, il s’agissait de fausses factures. Puis, il y a des initiatives qui marchent : par exemple, le plus grand hôtel de Palerme, l’hôtel San Paolo, sur le front de mer, a été confisqué en 2001 à la mafia. C’est un très bel hôtel quatre étoiles. Mais je pense que pour que les choses marchent encore mieux, il faut que de l’argent liquide soit mis à disposition des associations pour leur permettre de survivre. Jusqu’ici, le montant des saisies sur deux ans en Italie atteint 12 milliards d’euros, sans oublier un milliard tous les deux ans d’argent liquide. L’Italie conserve ce capital en alimentant un fonds justice et victimes, ce qui est très bien, mais ces petites associations continuent d’avoir du mal à trouver un crédit car elles ne sont pas propriétaires.

AJ : Les changements de mentalités sont-ils palpables ?

F.R. : À Polistena, en Calabre, dans l’une des régions les plus mafieuses du monde, on voit des mamans dont le mari a été condamné à la prison à vie ou est mort, dont le fils est mort ou en cavale, et qui amènent leur deuxième fils au centre aéré, un bien confisqué, en disant : « Je ne veux pas qu’il finisse comme son père » ! Elles amènent leurs enfants pour rompre le cycle. Avant dans ce bâtiment, on torturait des gens pour qu’ils paient le racket, et aujourd’hui s’y tient un centre aéré, ainsi qu’une grande auberge, un centre de soins pour les migrants exploités dans les terrains par la mafia. Mais les associations continuent de nous faire part de leurs difficultés. Quand les mafieux mettent du sucre dans les tracteurs, cela leur coûte 50 000 euros à chaque fois… En France, il y aura aussi des difficultés, notamment des problèmes bureaucratiques.

AJ : Les résistances seront-elles de même nature en France ?

F.R. : Je pense que cela peut arriver dans certains territoires et des quartiers populaires : si l’on prend l’exemple d’un ancien chef de réseau de trafic de cannabis, on peut imaginer que quelqu’un de sa famille se venge et mette le feu à sa villa confisquée. Lorsqu’on réutilisera les kebabs qui permettaient de blanchir l’argent des trafics, il y aura peut-être des menaces. Mais évidemment cela ne prendra pas la dimension italienne. Ce qui va être important, c’est de médiatiser les initiatives, qui risquent sinon de rester dans l’oubli. Les grosses associations vont être mobilisés lorsque seront en jeu des baux emphytéotiques et des financements européens. Mais nous, nous serons sera là, surtout s’il s’agit d’une petite association, une épicerie solidaire, pour les soutenir et relayer leur action.

AJ : La couverture médiatique protège-t-elle les biens ?

F.R. : C’est certain, parce que les gangsters, qui sont des spécialistes du rapport de force savent qu’il y a un prix à payer quand vous endommagez un type de bien. Souvent, après un coup de projecteur médiatique, ils arrêtent ou changent de stratégie.

AJ : La lenteur de la justice peut-elle desservir la cause ?

F.R. : Cela peut jouer nettement en défaveur de la loi, notamment quand on parle d’affaires de corruption internationale. Selon la proposition de loi du sénateur, Jean-Pierre Sueur, soutenue par Transparency International, adoptée par le Sénat le 2 mai 2019, quand on saisit des biens à une personne condamnée pour corromption qui a pris l’argent dans son pays, les avoirs issus du pays doivent être restitués là-bas.

Les associations ne voulaient pas que les biens soient vendus par la France et qu’elle récupère l’argent dans un contexte post-colonial et même néo-colonial. Le problème, c’est qu’on ne pouvait pas rendre l’argent à la Guinée Équatoriale, car ce sont le père et le fils qui achetaient les biens en France avec l’argent dérobé à leur peuple, donc cela revenait à leur redonner l’argent qu’ils avaient eux-mêmes volé à leur population ! Lors d’une réunion avec Transparency International, j’avais justement proposé l’idée de créer un projet social avec le bien confisqué, mais en lien avec le pays d’origine. Par exemple, un CROUS pour étudiants africains. C’est une piste. Un autre exemple est ce bel hôtel particulier appartenant à Théodore Obiang, qui a été transformé par l’État de la Guinée équatoriale en seconde ambassade, non officielle. Ainsi, ils ont gelé diplomatiquement le bien. On est dans le symbole, c’est compliqué.

D’où les mesures conservatoires : depuis l’affaire Obiang en France, les biens provisoirement saisis, l’État peut les revendre, mais si le propriétaire est innocenté, l’État devra le rembourser. Ce risque existe. Dans ce cas-là, grâce à la loi améliorant l’efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale, on pourrait générer du logement intercalaire en créant des logements sociaux dans des bâtiments temporairement vacants.

AJ : Que faire en attendant le décret d’application ?

F.R. : Il y a du travail médiatique à faire pour que ce dispositif ne tombe dans l’oubli. Pour rappel, en 2004, les lois Perben abordaient la modernisation de la lutte contre le crime organisé. Dix ans après, le décret d’application n’était pas sorti ! FLARE a œuvré pour qu’il sorte, notamment après les assassinats en Corse (comme celui de l’ancien bâtonnier corse Antoine Sollacaro). Il ne faudrait pas que l’on attende dix ans pour le décret relatif aux dispositifs sur l’usage social des biens confisqués aux criminels, et si possible, il serait bien qu’il tombe avant les présidentielles…

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