2019, année européenne pour le droit

Publié le 06/02/2019

D’ici quelques mois les citoyens européens seront appelés aux urnes pour élire leurs représentants au Parlement européen. Une élection riche en enjeux qui annonce une année particulièrement chargée pour le droit européen.

Le 26 mai prochain se tiendront les neuvièmes élections de l’histoire de l’Union européenne. Elles permettront d’élire pour les cinq prochaines années les 705 eurodéputés qui siégeront au Parlement européen. Un chiffre dans lequel il ne faudra désormais plus compter les eurodéputés britanniques puisque le Royaume-Uni a entamé sa procédure de retrait de l’Union européenne. Véritable imbroglio politique, le Brexit est un séisme pour la construction européenne dont les répliques continuent de se faire sentir. Pour les juristes, l’événement est également de nature à créer des opportunités et des défis : il s’agit désormais d’imaginer à quoi ressemblera le droit européen une fois que le principal pays appliquant la common law l’aura quitté. Le retrait du Royaume-Uni provoque un nécessaire rééquilibrage entre les places de droit européennes. On peut également mentionner les innombrables conséquences que cela aura pour le droit international privé ou celui régissant les contrats. Outre le Brexit, la progression des courants d’extrême droite et les mouvements populistes ainsi que la montée des tensions sociales dans une majorité des pays membres représentent une source d’inquiétudes. Des sujets tels que la crise migratoire en Méditerranée provoque des crispations qui aboutissent parfois à un repli identitaire et à des sentiments europhobes. Pour discuter de cette année européenne, l’ancien bâtonnier Frédéric Sicard a accepté de répondre à nos questions.

Les Petites Affiches

2019 sera l’année des élections européennes. Quels enjeux représentent-elles pour le droit européen ?

Frédéric Sicard

J’ai pu continuer à voyager en Europe afin de mieux comprendre ce qui se passe, la première évidence que j’en tire est qu’il faut que nos dirigeants fassent des propositions concrètes en matière d’immigration. Nous avons besoin d’autre chose que des accords de Schengen. Il faut redonner à l’Europe un élan, une vision… Pour moi, cela ne peut être fait que par le biais d’une harmonisation par le droit. Et en la matière, les juristes français qui connaissent bien ce sujet reviennent au premier plan. En ce qui concerne notre profession, des discussions concernant une convention européenne du statut de l’avocat sont actuellement en cours au niveau européen. Cette convention devrait naturellement peser sur le statut de l’avocat en France, dont nos gouvernements refusent de reconnaître la valeur normative. Dans d’autres États membres, on voit aussi comment les droits et le sort des avocats est mis en danger. Il va donc falloir protéger les droits de la défense et définir ce qu’est un avocat. La première des choses dont on peut être certain est qu’un avocat reconnaît les valeurs du droit et celle de la Charte européenne des droits de l’Homme.

LPA

On entend de plus en plus régulièrement parler de la nécessité d’améliorer l’influence du droit français. Quel est votre point de vue sur cette question ?

F. S.

Je suis plus nuancé que d’autres sur cette question de l’influence du droit français. Contrairement au Premier ministre qui l’affirmait lors du dernier Grenelle du droit, je ne pense pas que cette influence passe par sa singularité, mais plutôt par l’adaptabilité du travail des juristes français. Sa vision est ambitieuse certes, mais pas assez ouverte et c’est justement l’ouverture d’esprit de nos juristes qui est la force de notre droit. La question devient d’autant plus pertinente lorsqu’on s’aperçoit que sur les 27 États membres qui resteront dans l’Union européenne dès mars 2019, le français sera la deuxième langue la plus parlée en Europe après l’allemand. Je ne crois pas qu’il faille à cette occasion imposer la suprématie du français, il sera en revanche politiquement important que l’on demande à utiliser toutes les langues de l’Europe, y compris le français et l’anglais, pour faire du droit. Et à partir du moment où on utilise la langue, il faut aussi utiliser le mode de pensée et il se trouve que la langue française est bien plus précise que la langue anglaise, certes pragmatique et synthétique, mais moins rigoureuse en droit.

LPA

Du côté britannique justement, l’imbroglio politique autour du Brexit rend la signature d’un traité plus incertain que jamais. Peut-on malgré tout anticiper quelques-unes des conséquences que la sortie du Royaume-Uni aurait pour le droit français  ?

F. S.

Le traité est effectivement encore loin d’être acquis. Dans tous les cas, il s’agira nécessairement d’un rééquilibrage politique de l’Europe, qui va devoir retrouver ses racines franco-rhénanes. Mais elle ne peut réussir qu’à une condition : en n’étant pas exclusive et en associant les autres à notre jugement. D’où ma réserve sur la promotion de l’influence du droit français. L’Europe ne doit pas servir au droit français, mais c’est au contraire celui-ci qui doit servir à l’influence d’un droit européen ouvert. Sinon on arrivera à ce que l’on reproche au droit anglo-saxon et qui entraîne son rejet, c’est-à-dire d’être exclusif des autres. Pour revenir au Brexit, même si une union douanière est signée, cela sera de toute façon un retrait de nos amis britanniques de la construction européenne. Et il se trouve que celle-ci est actuellement très empreinte de droit britannique. Il nous appartient d’aller de l’avant pour imaginer autre chose qu’un système de droit continental ou de Common Law, c’est-à-dire un système hybride, ouvert. Et contrairement au raisonnement suivi jusqu’à maintenant, ouvert au-delà de l’Europe. C’est le meilleur moyen de faire de Paris une place de droit forte qui rayonne à travers le monde.

LPA

L’œuvre européenne que vous aviez menée au barreau a-t-elle été poursuivie  ?

F. S.

Nous avons en effet eu l’occasion de recevoir au cours des deux années de mon mandat dix grands dirigeants européens, chef d’État ou de gouvernement, en profitant du fait que les pouvoirs publics avaient délaissé la question européenne. Le raisonnement européen n’était pas pris en main et notre démarche visait à combler ce vide. Je fais valoir que pour certains chefs d’État que nous recevions, ils n’étaient reçus que par le barreau et aucun officiel ou représentant de l’État français ne les recevaient. Ce n’est plus le cas avec le gouvernement et le chef d’État actuel qui est très investi au niveau européen, cette démarche est donc devenue moins nécessaire. En revanche, l’action européenne du barreau se poursuit puisque nous avions aussi créé une commission Europe qui reste dans l’organigramme. Elle continue son travail sur les deux axes principaux qui avaient été fixés : la création d’un Code des affaires européen et faire de Paris une place européenne et un barreau d’accueil.

LPA

En novembre dernier, les négociations autour de la directive européenne sur le droit d’auteur, notamment son article 13, ont vu un lobbying massif et particulièrement agressif de la part de Google pour empêcher son adoption. Qu’est-ce que cela traduit  ?

F. S.

L’intérêt ici est que l’on voit poindre le début d’un droit extraterritorial européen. C’est un phénomène juridique récent que l’on observait jusqu’à maintenant principalement dans le droit américain, avec des mesures prises aux États-Unis qui s’imposent en dehors du territoire. Le phénomène est très intéressant, parce qu’il nous rappelle que le droit s’applique uniquement parce qu’il a l’accord des citoyens. Ce qui fait qu’une mesure extraterritoriale puisse être appliquée, ce n’est pas qu’elle ait été décidée par un pouvoir économiquement fort, mais le fait qu’elle soit juste. Sinon elle ne sera que provisoire et ne pourra devenir pérenne et acceptée par tous. C’est à mon avis là où Google se trompe de combat : ce n’est pas en critiquant le pouvoir européen qu’ils auront gain de cause, mais en se justifiant par rapport à la justesse de la mesure. Et le droit d’auteur est une grande liberté acquise en France au temps du siècle des Lumières parce qu’il s’agit d’une évidence intellectuelle… Pour faire un autre parallèle : les mesures de répression passées par les États-Unis, même si financièrement excessives, ont été largement acceptées. C’est parce qu’elles mettaient le doigt sur des problèmes de trafic d’influence ou de corruption, c’est la lutte contre ces délits qui les a justifiés dans l’opinion.

LPA

Le droit extraterritorial européen reste néanmoins embryonnaire…

F. S.

Oui et pour plusieurs raisons. Le droit international a pris un grand coup au moral avec la présidence de Donald Trump. Il est difficile au vu de ses sorties de croire encore à l’application dans la durée d’une convention internationale. C’est très grave, car cela signifie qu’il ne reste plus que le rapport de force entre les États puisque la parole donnée et la continuité de l’État semblent compromises. Tout cela remet en cause le droit international.

Et pourtant on se rend compte que des mesures s’appliquent dans le même temps au-delà des frontières. Il y a une nouvelle forme de projection du droit international que l’on observe. Moins conflictuelle, moins immédiate, et dont on va essayer de trouver la source. Et je suggère qu’une de ces sources soit dans ce que l’on appelle les valeurs communes de l’humanité. Elles sont évidemment complexes à définir, car l’on n’a pas la même vision entre un Chinois, un Européen et un Américain du Sud, mais c’est une belle chose à construire.

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