TJ de Créteil : « Le système mis en place a bien fonctionné »
Le 16 mars dernier, les tribunaux fermaient sur décision de la garde des Sceaux, Nicole Belloubet. Seule leur activité essentielle devait perdurer. Alors que presque trois mois se sont écoulés, quel bilan en tirer concernant l’activité du tribunal judiciaire de Créteil ? Son président, Éric Bienko Vel Bienek, est revenu sur la capacité d’adaptation de sa juridiction, a souligné l’engagement sans faille de ses collaborateurs, magistrats comme fonctionnaires, sans qui la continuité de l’activité aurait été impossible, et mis en lumière ce que la crise a impliqué en termes d’affaires traitées. À ses yeux, l’avenir sera durablement marqué par les nouvelles habitudes – télétravail, visioconférence – qui ont été prises pendant le confinement.
Les Petites Affiches : Dans quelle ambiance avez-vous évolué dans les semaines qui ont précédé la décision du 16 mars dernier ? Comment avez-vous réagi aux annonces de la ministre de la Justice ?
Éric Bienko Vel Bienek : Nous l’avons senti venir avec les annonces émises au fur et à mesure, notamment en provenance du ministère, où l’on a commencé assez tôt à nous sensibiliser à ces questions, aux impacts du coronavirus. Nous avions eu une réunion avec l’ensemble des chefs de service quelques jours avant l’annonce du confinement généralisé pour indiquer qu’un plan de continuité de l’activité allait être mis en place. Nous avons expliqué quelles seraient les priorités. Ensuite, c’est durant le week-end où nous avons reçu la note de la ministre, le dimanche 15 mars, que j’ai contacté l’ensemble des vice-présidents, des chefs de service, afin de les avertir qu’on mettrait en place dès le lendemain le plan de continuité de l’activité, selon les termes fixés par la ministre. Avec pour l’essentiel, sur le pénal, tout ce qui touche à la détention, aux contraintes, donc bien sûr les audiences correctionnelles, l’activité des JLD (juge des libertés et de la détention), celle des juges de l’application des peines, de l’instruction… Tout cela a été maintenu. Et de la même façon, au civil, nous avons maintenu tout ce qui était urgent, les référés, notamment les requêtes à jour fixe et en matière familiale, les ordonnances de protection, par rapport aux violences conjugales. Parallèlement, concernant le tribunal pour enfants, nous avons également maintenu une priorité pour les présentations de mineurs devant le juge des enfants ou certaines situations urgentes. De manière générale, nous avons limité le nombre de collègues et de fonctionnaires, une décision prise de concert avec la procureure et le directeur de greffe, et nous avons limité l’accès à la juridiction uniquement aux magistrats et fonctionnaires qui intervenaient au cœur de cette activité très limitée.
À tous les autres, j’ai demandé à ce qu’ils restent chez eux, j’ai demandé à ceux qui le pouvaient de télétravailler, notamment ceux qui avaient des ordinateurs portables. Cela c’est fait très rapidement. Le système que nous avons mis en place sur Créteil a fonctionné semaine par semaine, et cela, grâce à la constitution d’équipes. Nous avons donc constitué des équipes, pour les magistrats du siège, 13 à 14 étaient présents chaque semaine, pour remplir l’ensemble de ces obligations, et nous avions une deuxième équipe en renfort si jamais quelqu’un ne pouvait pas venir ou avait été touché par le Covid-19. Si quelqu’un était contaminé, nous laissions un délai de 15 jours avant d’envisager un retour du magistrat en question. C’est un système qui a quand même bien fonctionné.
Je souligne que la juridiction est restée ouverte. L’accueil au public ne se faisait certes pas normalement, mais certaines personnes convoquées pour les audiences pouvaient venir. Un accueil minimal était donc assuré. La mise en place a été très rapide, grâce à la réactivité des magistrats, des fonctionnaires et des avocats, puisque le bâtonnier a également été associé. Pendant cette période nous avons eu des échanges constructifs, tout s’est très bien passé. Ce qui est étonnant, c’est que Créteil, machine importante, tribunal d’une certaine taille, a très rapidement pu voir son activité réduite à l’essentiel, aux contentieux vitaux.
LPA : Quid des violences conjugales dont les médias ont beaucoup parlé ? Comment la délinquance s’est-elle finalement adaptée au confinement ?
E.B.V.B. : Sur l’activité pénale, nous avons en effet vu des évolutions rapides, avec certaines infractions, puisqu’on a pu avoir des vols de respirateurs, des cambriolages de pharmacies – pour voler masques et gels – se produire. La délinquance s’est adaptée à cette situation nouvelle. Le parquet a porté une intention particulière aux violences conjugales, qui ont pu donner lieu à des comparutions immédiates. Les ordonnances de protection ont également continué de fonctionner. Nous avons dû rendre une cinquantaine de décisions, moins qu’en période habituelle, donc nous ne sommes pas sur une augmentation importante.
Ce qui est notable, c’est qu’à travers les infractions qui ont été commises, nous avons également senti un sentiment de solidarité, comme cela a été le cas dans le reste de la société, envers certaines professions. Je l’ai vécu aussi au sein de la juridiction, quand il fallait remplacer les gens, pour continuer à travailler, à rendre la justice. Ensuite, bien sûr, sur le caractère exceptionnel et soudain, nous l’avons vécu de plein fouet, avec le ralentissement brutal de la juridiction.
LPA : Comment expliquez-vous que les violences conjugales n’aient pas explosé dans votre juridiction ?
E.B.V.B. : Je l’attribue, sans doute, à la difficulté, dans le cadre d’un confinement, de pouvoir sortir de chez soi quand on est une victime, de pouvoir se rendre au commissariat, malgré les dispositifs mis en place et la mobilisation des associations d’aide aux victimes, ainsi que des services de police et gendarmerie. En tout cas, nous n’avons pas vu d’explosion au niveau des ordonnances de protection.
LPA : Notez-vous d’autres faits notables liés à l’adaptation de la délinquance ?
E.B.V.B. : Je remarque qu’il y a eu des outrages et des violences contre les forces de l’ordre, dans le cadre de contrôles des attestations, avec des crachats, des insultes, ce type de réaction de la part des personnes contrôlées.
LPA : Quid des outils technologiques ? Alors que la justice se numérise de plus en plus, que peut-on dire de l’augmentation des échanges dématérialisés pendant le confinement ?
E.B.V.B. : Effectivement, cela a permis de télétravailler. Cette notion n’était pas très développée et concrète [dans le milieu de la justice], mais s’est avérée possible du côté des magistrats qui disposaient tous d’ultraportables, que l’on peut connecter pour travailler en réseau, avec une connexion VPN. Cela a montré que nous devrions peut-être développer ce télétravail du côté des fonctionnaires, ce qui était plus compliqué car ils n’avaient pas autant d’ultraportables, sans compter certains applicatifs qui ne pouvaient pas être utilisés chez eux, notamment tout ce qui concerne la chaîne civile. Cela a constitué un frein au télétravail. Mais le ministère a travaillé rapidement sur les commandes d’ultraportables, l’amélioration des connexions, puisqu’au début, le VPN ne fonctionnait pas très bien, d’où le développement d’une seconde version pendant le confinement. Ensuite, nous avons eu recours encore davantage à la visioconférence, que nous utilisons d’habitude. Mais cette période propice a accéléré le dispositif, de façon à pouvoir continuer d’avoir des audiences de façon sécurisée. C’est un dispositif qui continuera à se développer, cela me paraît évident. De la même façon, les réunions se faisaient, avant le confinement, en présentiel, et comme dans beaucoup d’administrations ou de sociétés privées, nous sommes passés à ce système de visioconférence.
LPA : Pour les audiences, qu’est-ce que cela change dans l’appréhension et le rendu de la justice ?
E.B.V.B. : Concernant la visioconférence, il y a toute une organisation à mettre en place. Il faut se connecter préalablement avec la maison d’arrêt lorsqu’il s’agit d’une audience pénale, afin que le détenu puisse être transporté jusque dans la salle de visioconférence. Ensuite, il y a la question de l’avocat qui peut être à l’audience et à côté de son client. Ces choses-là évoluent. Mais même si le système est de plus en plus performant, sur certains dossiers, nous n’avons pas le même ressenti. Avec une seule personne, on arrive à peu près à correspondre, il existe une certaine interactivité, moindre certes, que lors des audiences physiques, bien sûr, mais lorsqu’il y a plusieurs personnes, c’est déjà plus difficile. Depuis toujours, nous avons l’habitude d’avoir des audiences physiques, c’est une vraie évolution.
LPA : Constatez-vous des réfractaires à la visioconférence ?
E.B.V.B. : Non, mais l’audience physique est quelque chose à laquelle nous sommes très attachés. Je pense que cela continuera à être la norme, simplement cela peut être utile, dans certaines situations particulières, comme dans le cas d’une audience de prolongation d’une détention. Mais il existe la crainte des problèmes techniques : car de temps en temps on est coupé, cela casse la dynamique des échanges.
LPA : Avez-vous prévu de faire le bilan de ces deux mois et de le faire remonter au ministère de la Justice ?
E.B.V.B. : Nous sommes en train de le faire. Nous avons travaillé notamment sur l’activité pendant la période de confinement. Nous avons dénombré près de 2 000 dossiers de tribunaux de proximité qui ont été renvoyés. Environ 400 dossiers au civil et 400 dossiers aux affaires familiales n’ont pas pu être rendus pendant cette période de confinement, donc cela va avoir un impact sur l’activité. Nous n’avons pas encore affiné sur la question des nouvelles technologies, mais nous sommes en train de nous y atteler en ce qui concerne le bilan de l’activité. Nous sommes obligés de le faire pour la reprise d’activités, progressive depuis le 11 mai dernier, mais là encore grâce à une mobilisation très importante depuis le 11 mai. Beaucoup de mes collègues auraient aimé venir, compte tenu de la fermeture des juridictions. Dès que cela a été possible, les magistrats du siège ont répondu présent pour leur quasi-totalité, et concernant les fonctionnaires, nous sommes passés de 60 % à 80 % de présence en deux semaines, avec un taux de reprise qui est très positif. Les gens aiment ce qu’ils font, et font la preuve d’un vrai sens du service public.
LPA : Vous semblez sortir « confiant » de ce confinement… En quoi ?
E.B.V.B. : Je sors confiant et optimiste. La mobilisation de tous a été évidente. Sur le travail, les échanges avec le bâtonnier de Créteil, le président de la chambre des huissiers, ont été productifs. Ensemble, nous avons pu mettre en place les conditions de la reprise et je sens que les choses repartent bien, progressivement certes, parallèlement à l’évolution de l’état sanitaire, mais je vois une vraie motivation, et une implication de tous les acteurs.
LPA : Quelles précautions avez-vous mises en place pendant le confinement ?
E.B.V.B. : Nous avons respecté les gestes barrières. Nous avons imposé le port du masque pour l’accès à la juridiction, nous avons fermé l’immeuble de grande hauteur au public, nous avons limité le nombre de places assises dans la salle des pas perdus, nous avons mis en place un groupe de vacataires régulateurs, qui accueillent et dirigent les gens, qui font sortir et entrer les personnes dans les audiences. Cela a permis de fluidifier l’accès à la juridiction et que la reprise se fasse dans les meilleures conditions pour rassurer les personnes ayant accès à la juridiction, autant celles qui y travaillent que celles qui s’y rendent. Dans ce contexte, l’anxiété était importante le 11 mai, mais au fur et à mesure du retour des gens, dans l’ensemble on sent l’évolution positive. Malheureusement, Créteil a été marqué par le décès d’une greffière et cette triste nouvelle a marqué la juridiction. Je crois que c’est la première juridiction française qui a perdu l’une de ses membres à cause du Covid-19… La reprise ne s’est pas faite sans associer au dispositif le CHSCT, et après avoir discuté avec les organes de concertation, les organisations syndicales. Cela a été fait dans la transparence maximale.
LPA : Envisagez-vous de gros embouteillages dans les tuyaux de la justice ? Si oui, comment comptez-vous les juguler ?
E.B.V.B. : Tout d’abord, les vacations sont diminuées d’une semaine, c’est déjà un petit report. Et pour l’essentiel, tout a été reprogrammé, certaines affaires avant l’été, d’autres le sont déjà à partir du mois de septembre. Alors oui, cela aura un effet sur les délais de traitement, mais je ne peux pas vous en donner une idée précise, c’est trop prématuré. Pour autant, je suis là aussi plutôt optimiste, je crois que nous allons réussir à juguler ces difficultés assez rapidement, plus rapidement que ce que l’on avait envisagé.
LPA : De quelle manière ?
E.B.V.B. : Déjà, en reprenant les audiences. Par ailleurs, certaines audiences ont été créées notamment dans les tribunaux de proximité, et il y a également des audiences supplémentaires, pas sur le pénal, mais sur le JAF.
LPA : Même si c’est prématuré, quel bilan pouvez-vous tirer de cette année judiciaire 2020 ?
E.B.V.B. : C’est effectivement une année exceptionnelle, au sens littéral du terme. Nous avons fait face à la fois à la grève des retraites, notamment des avocats, dès janvier et quasiment jusqu’à la crise du Covid-19 puis nous avons fait face à la crise sanitaire. C’est dire si je n’ai pas encore vu la juridiction fonctionner à plein régime. Pendant le Covid-19, on a dû fonctionner à 10-15 % de notre capacité. Toutefois, je suis ravi d’arriver dans cette juridiction (Éric Bienko Vel Bienek a pris la tête du tribunal en janvier 2020, ndlr), cela n’entame en rien mon enthousiasme. L’impact des deux phénomènes conjugués se poursuivra sans doute jusqu’après l’été.