TJ de Bobigny : « Le retard pourrait être comblé plus vite que prévu »
Renaud Le Breton de Vannoise, président du tribunal judiciaire de Bobigny, avec la procureure de la République et la directrice de greffe, a vécu la période de confinement en ne cessant d’adapter l’activité de sa juridiction aux besoins prioritaires. Face à une crise d’ampleur encore jamais vue, les urgences ont été définies, tous les services juridictionnels ont continué de les traiter. Comme ailleurs, le recours au numérique et au télétravail a chamboulé les dynamiques de travail. Mais, confiant, il pense que le retard pris à cause de « cette année sans précédent », sera comblé plus vite que prévu. Entretien.
Les Petites Affiches : Comment avez-vous vu la crise se profiler ?
Renaud Le Breton de Vannoise : Nous nous étions tenus prêts à faire face à une crise. Avant l’annonce de la fermeture des tribunaux, nous avions vu venir les choses : nous avons dû remettre à jour les données du plan de crise, les personnes à contacter, les numéros de téléphone, etc. Pour autant, les événements se sont précipités. Nous avons appris au cours du week-end la décision du gouvernement de déclencher l’état d’urgence sanitaire et pris connaissance dans la foulée des directives ministérielles. Je me souviens avoir rédigé le dimanche après-midi un projet d’ordonnance mettant en œuvre notre plan de continuité d’activité (PCA) en prévision de la première réunion de notre cellule de crise. J’ai pu signer l’ordonnance en fin de matinée, tandis que les personnels de la juridiction attendaient des instructions. Nos collaborateurs ont pu très rapidement élaborer des tableaux de roulement des personnels. Le soir même, la plupart des magistrats et des greffiers savaient ce qu’ils devaient faire.
Mais dans nos prévisions, nous avions plutôt envisagé une crise de courte durée, de l’ordre d’une dizaine de jours. Nous n’avions pas vraiment envisagé qu’une crise majeure puisse s’installer dans la durée. Pourtant, c’est bien ce scénario qui s’est produit.
Nous nous sommes rendus compte par la suite que nous avons été capables de replier le fonctionnement de la juridiction sur ses missions essentielles. Pour autant, s’il fallait de nouveau gérer une telle crise, sachant sa possible durée, nous ne fermerions pas autant de services indispensables à la chaîne de traitement des affaires.
LPA : Sur quoi basez-vous cette réflexion ?
R.L.D.V. : Dans le cadre d’une gestion de crise de dix jours, nous avions fermé des services en amont et en aval, comme le service des scellés. Or nous tenions deux audiences collégiales correctionnelles par jour, dans le cadre des comparutions immédiates et des affaires que nous ne pouvions pas renvoyer (sauf à entraîner des remises en libertés qui n’auraient pas été opportunes). Les policiers nous déposaient des scellés, alors que le service des scellés était fermé. À la fin de la première semaine, nous n’avions déjà plus de place et les scellés n’étaient pas sécurisés. Sur deux ou trois mois, cela n’aurait pas été possible. C’est pourquoi nous avons dû rouvrir ce service comme d’autres pour assurer correctement les missions du tribunal.
LPA : Comment avez-vous géré la situation au quotidien ?
R.L.D.V. : Nous tenions tous les jours une réunion de notre cellule de crise, sous ma présidence et celle de la procureure de la République, de nos secrétaires générales, de la directrice de greffe et de ses adjoints pour mettre en œuvre les activités, aborder les problèmes qui apparaissaient au jour le jour, et notamment les questions d’organisation sanitaire.
Au bout de 15 jours, j’ai été obligé de reprendre une note de service pour augmenter la voilure et remettre en marche certains services nécessaires, à l’instar du courrier (il pouvait y avoir des courriers urgents comme des demandes de mise en liberté), en somme les services logistiques, afin que le reste puisse fonctionner. Mais à chaque fois que nous avons dû modifier le plan d’activités, nous l’avons fait par le biais de notre instance de dialogue social comprenant tous les élus de toutes nos commissions. Ce type de concertation prenait environ une semaine, mais nous semblait indispensable.
Après l’adoption de notre deuxième PCA, davantage de monde était présent au sein de la juridiction. Tous les jours, environ 30 magistrats étaient présents (sur 190, siège et parquet confondus), et entre 50 et 70 fonctionnaires de justice (greffiers) sur un effectif de 400. Mais tous les services, certes de façon dégradée, ont fonctionné.
LPA : Comment les différentes priorités ont-elles été fixées ?
R.L.D.V. : Concernant le volet correctionnel, nous tenions deux audiences par jour (trois au début, surtout pour assurer les renvois), mais ce ne fut pas simple car il fallait faire rentrer les personnes au compte-gouttes alors que le tribunal n’était pas ouvert au public.
S’agissant de l’activité civile, nous avons poursuivi tous les jours les affaires familiales (urgences et ordonnances de protection), mais nous n’avons pas constaté d’augmentation particulière des violences intrafamiliales, contrairement aux services de police, qui ont été davantage sollicités en ce domaine. Cependant, au sein des audiences correctionnelles, nous avons eu des comparutions immédiates pour des faits de violences conjugales.
Les demandes de remise en liberté ont, elles, véritablement explosé ! Nous avons été très surpris : en une semaine nous avons dû statuer sur 300 demandes, contre deux ou trois par jour habituellement. Pour faire face à ce flux, nous avons dû faire appel à des volontaires dont ce n’était pas le service habituel. Ces demandes émanaient soit des personnes en détention provisoire, soit étaient effectuées par le truchement de leur avocat, pour des motifs de risques liés à la crise sanitaire. Les juges d’instruction se sont mobilisés. Certains travaillaient à domicile et adressaient leurs travaux à un collègue effectivement présent. Très peu de demandes de mise en liberté ont été accordées car spontanément, les juges d’instruction avaient fait sortir toutes les personnes qu’ils pensaient raisonnablement pouvoir libérer dans un tel contexte.
Quotidiennement, s’est tenue une permanence pour les urgences civiles (référés, requêtes), à l’appréciation du juge présent.
En ce qui concerne les services spécialisés, les juges d’instruction ont fonctionné avec une présence quotidienne, par rotation, de deux ou trois d’entre eux, de même que les greffiers.
Les juges des enfants ont statué sur toutes les mesures d’assistance éducative (placement ou action éducative en milieu ouvert) venant à échéance.
Le service d’application des peines a fonctionné également en rotation. Les juges ont énormément travaillé à faire sortir un maximum de personnes au regard, là encore, du contexte exceptionnel de crise. Étaient éligibles à ce type de mesure les personnes en fin de peine, en mettant en balance les risques sanitaires et les risques de récidive. Conséquence : les juges ont fait baisser énormément la surpopulation carcérale de la maison d’arrêt de Villepinte, dans l’optique de favoriser le plus possible l’encellulement individuel.
LPA : Quid du retard pris par le confinement ?
R.L.D.V. : Je distingue le civil et le pénal. Sur l’activité civile, y compris concernant les juges du contentieux de la protection, je ne suis pas sûr qu’on accuse un si gros déficit que prévu. Car les juges civilistes (qui ont pour mission de rédiger un jugement après une audience) ont pu paradoxalement se mettre à jour pendant le confinement de leur stock de jugements à rédiger.
Pour la reprise, et afin de fluidifier les choses, nous avons proposé, en procédure écrite, aux avocats de déposer leur dossier dès lors qu’il aurait dû être plaidé pendant le confinement. Mais cela n’a pas vraiment fonctionné avant le 11 mai dernier.
Après cette date, les présidents d’audience ont lancé la procédure sans audience par le réseau privé virtuel des avocats (RPVA). Là, l’engouement a été massif. C’est la raison pour laquelle une grande partie du retard est susceptible d’être comblé. Les magistrats ayant reconstitué leur plan de charge tout en tenant les audiences par ailleurs programmées en présentiel par simple dépôt de dossier pour éviter de retenir trop longtemps les avocats au sein de la juridiction.
Les jugements devraient être rendus dans le courant de l’année. Ces procédures très souples, je les appelle des « amortisseurs » et les avocats ont globalement joué le jeu.
Au pénal, le comblement du retard va être plus compliqué. Nous avons accumulé les trois mois de grève des avocats, où beaucoup d’affaires ont été renvoyées, par conséquent le stock global a été augmenté de 25 à 30 %. Il faudra du temps pour mettre les choses à jour, malgré l’existence de deux « amortisseurs » :
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Tout d’abord, la réorientation des procédures par le parquet : au lieu de tenir une audience, on peut rendre des ordonnances pénales, qui sont portées à la connaissance du prévenu. En l’absence d’opposition, il exécute sa condamnation. S’il s’y oppose, l’affaire revient en audience de jugement.
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Ensuite, la réorientation de certains dossiers – les moins graves –, vers une autre réponse que des poursuites pénales.
Ce qui est dommage, c’est que nous avions redressé la juridiction en l’assainissant et ces efforts ont été réduits à néant. La grève des transports, lors de laquelle le travail du greffe a pris du retard, avec environ 100 absents quotidiens sur un effectif de 400, puis la grève des avocats, qui a abouti à beaucoup de renvois en matière pénale, et enfin la crise sanitaire… C’est clairement une année sans précédent.
Parallèlement, certaines choses se sont améliorées : nous avons eu très peu d’ouvertures d’informations judiciaires, donc les juges d’instruction ont pu clore leurs informations après réception des réquisitoires définitifs sur la rédaction desquels les magistrats du parquet se sont fortement mobilisés. Beaucoup de dossiers vont pouvoir sortir plus tôt que prévu, ce qui créé néanmoins une tension sur l’audiencement. Afin que l’activité économique puisse reprendre, nous renforçons le service des référés (procédures urgentes portant sur des mesures provisoires ou conservatoires, ou encore sur des provisions à valoir sur des créances lorsque celles-ci sont non sérieusement contestables).
LPA : Quelle est la situation actuelle ?
R.L.D.V. : À partir du 11 mai dernier, nous avons commencé à penser l’activité par séquences de trois semaines, ce qui nous amène aux vacations estivales. À chaque étape, l’effectif des présents augmente. La problématique de Bobigny est que beaucoup de services qui occupent des locaux avec des concentrations fortes de personnel, dans des bureaux collectifs, où les règles de distanciation sociale sont difficilement applicables, malgré les mesures prises comme l’installation de plexiglas, des mesures internes ou encore l’obligation de mettre un masque pour tout déplacement dans la juridiction. Cependant, les gens réapprennent à travailler sur leur lieu de travail en respectant les règles sanitaires. En septembre, la reprise devrait être complète avec un retour à la normale.
LPA : Quel a été l’impact du numérique ?
R.L.D.V. : Pour certains actes d’instruction, comme la confrontation, beaucoup de monde se déplace : les personnes concernées, les avocats, une escorte, etc. Vu les conditions actuelles, il est impossible de simplement se retrouver dans un bureau. D’où une mise à disposition de salles d’audience. Les juges d’instruction ont développé la visioconférence avec la maison d’arrêt, un système qui fonctionne plutôt bien. Pour certains actes de notification, comme la désignation d’un expert, cela ne vaut pas le coup d’organiser une audience en physique, il faut mobiliser une escorte, etc. Dans ces cas-là, les juges d’instruction utilisent davantage la visioconférence qu’avant. Mais pour la confrontation, si le dispositif est possible, c’est compliqué. En cas d’interrogatoire, nous préférons voir la personne, mais la visioconférence est envisageable pour les interrogatoires secondaires. En revanche, nous n’utilisons pas et ne souhaitons pas utiliser la visioconférence pour le jugement des personnes.
À titre personnel, j’ai suivi une formation en visioconférence, en matière de management avec un applicatif d’animation de réunion à distance. Je dois dire qu’elle a été dispensée de façon remarquable. Moi qui craignais une dégradation de la qualité de la formation, j’ai réalisé que la visioconférence offrait au contraire de multiples possibilités, notamment les séances de travail organisées en binôme, en salle virtuelle.
Pour les greffiers, l’usage du numérique est très prometteur. Les magistrats en ont davantage l’habitude puisque les juges civilistes rédigent chez eux. Mais ce n’est pas du tout dans la culture des greffiers qui ne sont pas dotés de matériel nomade, ni de possibilité d’accès à certains logiciels à distance. Or les quelques tentatives faites ont montré que cela fonctionne et que nos greffiers pouvaient même gagner en concentration et en efficacité, même si cela ne doit pas valoir pour tous les jours de la semaine en raison de leur nécessaire présence aux audiences. En revanche, dans une problématique de rattrapage de travail combinée à une meilleure qualité de vie, cela est une piste très intéressante. Autant dire que c’est une véritable révolution. Notre problème étant notre impossibilité à occuper nos locaux à 100 % des effectifs compte tenu de la distanciation sociale, le télétravail est une solution à encourager. Avant la crise, c’était un tabou…
LPA : À Bobigny, vous mettez en avant les opportunités suscitées par la procédure participative. Pouvez-vous nous en dire plus ?
R.L.D.V. : À Bobigny, nous voudrions encourager la procédure participative, entrée dans la loi en 2011. Il s’agit d’un contrat passé par les parties, assistées par leur avocat, qui consiste à se donner un délai pour résoudre amiablement un litige. Cette procédure bénéficie désormais pleinement d’un formidable outil appelé « acte de procédure contresigné par avocats » introduits par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle de 2016 et développé par le décret de procédure civile du 11 décembre dernier. Cela permet aux avocats d’administrer amiablement la preuve (ce qui était auparavant le monopole du juge). C’est une prérogative très puissante. Sur les lieux, les avocats peuvent procéder à des constatations, des auditions et à l’établissement d’actes. D’accord en accord, on en arrive à une dynamique favorisant la résolution amiable du litige.
Comme les tribunaux ont aggravé leur engorgement, les avocats ont là une opportunité à saisir, d’autant qu’ils en ont pour le moment le monopole. À Bobigny, nous avons créé un groupe de travail très fructueux avec le barreau de Bobigny et le décret du 8 décembre 2019 déjà évoqué a facilité les choses. Nous avons réalisé un vade-mecum et une bibliothèque d’actes-types. Ce dispositif est en un levier puissant de renouvellement de la culture de la profession. C’est un nouveau métier. Il ne s’agit pas de prendre la place du juge qui se borne à dire le droit, mais de favoriser des accords « gagnant-gagnant », élaborés méthodiquement par le concours des avocats. Rappelons que l’application de la loi est une problématique binaire. Elle s’applique ou ne s’applique pas. Le domaine de l’accord lui est infini. Une fois dégagé, leur rôle est de traduire cet accord en droit. C’est un outil formidable et une véritable révolution pour les avocats, mais peu en ont conscience, par méconnaissance ou parce qu’ils sont captifs d’une culture conflictuelle. Cela implique de réfléchir à la notion d’intérêt du client et de se poser des questions déontologiques et de savoir-faire professionnel. En tout cas, à Bobigny, nous sommes prêts !